LETTRE A MAURICE REGNAUT

de Claude ADELEN

 

Quel est donc ce poème d'Aragon qui dit quelque part "Le mot n'a pas franchi les lèvres" ? Je n'ai jamais prononcé le mot. Et cependant Maurice Regnaut, du plus loin que je me souvienne, un mot pour moi le désigne en secret. Le premier poème que j'ai lu de lui - il doit être dans une malle oubliée dans un grenier du côté d'Elancourt ou de Maurepas, avec les premières lettres et les vieux manuscrits -, le premier poème qui me bouleverse et qui se grave en moi s'appelle Légende, et j'ai cherché par la suite comment intituler le livre (finalement Légendaire) que j'avais écrit, tout imprégné de cette façon de voir la poésie qu'il m'avait enseignée. Je me souviens que c'est Pierre Jean Oswald l'éditeur qui m'avait donné ce numéro de la Nouvelle Critique le jour où j'étais allé à Honfleur signer le contrat de mon premier livre publié (à compte d'auteur) et il m'avait dit quelque chose comme "je vais publier ce poète, c'est étonnant". Il est dans cette malle, ce poème qui chante le père dont tu m'as dit un jour que tout son corps était couvert de tatouages et je n'en sais plus que ces mots:

O père en brodequins, en pantalon de velours...
Ta soif à genoux dans les ornières
et laisse dire
le pic et le merle

mais je l'imagine au-delà des vers oubliés, la viande entre le pouce et le couteau, le père bûcheron, et vois toujours le hêtre qui s'effondre dans la poésie, je sens toujours la poésie comme ce tremblement d'écrire au moment où le hêtre va tomber, devant ce dieu en sueur/dont l'oeil bleu tonnait

Et le grand hêtre à luxueuse, à fraîche enfeuillure, amorce en craquant, accélère, achève



Mais bien sûr que je me trompe volontairement, que je me mens, et je sais pourquoi, à prétendre tenir Légende pour le poème de l'origine, puisque c'est en 68 que je me suis rendu à Honfleur alors que c'est en 64, j'avais vingt ans, que j'ai pu lire dans les Lettres françaises, dans ce numéro dont le fronton était: "Qu'est-ce que la poésie en 1964 ?", pour la première fois un poème de Maurice. Et c'était Batalila Blues. Aragon parle : "Voici la poésie d'Aujourd'hui. Elle ne se détaille pas. Je suis peut-être fou d'exiger que ce poème paraisse in extenso dans ce journal, mais ce temps n'est pas que du sonnet. Ceci est à lire à haute voix." J'ai rouvert aujourd'hui ce cahier Lutèce avec une caravelle sur la couverture bleu passé dans lequel je collais les poèmes découverts dans les Lettres. La colle a gondolé les pages, le papier journal est tout jaune, mais le même enthousiasme me porte, la même houle d'émotion comme un sanglot de la beauté me soulève quand je relis:

Ce qu'on est jeune, dans son bonheur, la vie ouverte
Ce qu'on est noble, dans sa douleur, la vie ouverte,
Et dire un jour qu'on sera silence et que jamais,

Tourne, elle se tait, tourne, elle est là, sa force approche
Tourne, elle se tait, tourne elle est là, sa force approche
Jamais on repourra tourner, corps tout contre corps !

Un chant, un chant, please, il bat l'espace, il fuit sa chute
Sauvé, perdu, sauvé dans l'extase et dans l'effroi,
Un chant pour l'oiseau qui bat l'espace et fuit la chute !

Ceci est à dire à haute voix. Je ne me rappelle plus quel était le comédien qui a lu le mardi 14 décembre 1965, au Récamier, Pacific Air Command, A la verticale de Port aux pleurs, parachutez les commandos de la colère. Et déjà Aragon proclamait : "Maurice Regnaut n'est pas un inconnu, c'est un homme qu'on ignore, parce que nous vivons au temps des sourds". Je ne t'ai pas rencontré ce soir-là. J'étais venu dans cette salle dévoré par cette ferveur de poésie qui ne m'a plus quitté depuis. Pierre Lartigue, Maurice Regnaut, Jacques Roubaud, Bernard Vargaftig étaient mes phares. Ce n'est qu'après, sans doute à l'automne soixante-huit ou au printemps soixante-neuf, que je suis allé te rendre visite pour la première fois, à Chevreuse. "Ce solitaire est homme de grand souffle. Il vit quelque part où commencent les vrais arbres". Nous n'habitions pas loin. Je revois la maison basse au fond du terrain en pente planté d'arbres. Il me semble qu'on apercevait au loin, sur les hauts de Chevreuse, les ruines de la Madeleine

Quand se défont temps, espace, parole
C'est vers lui que mes yeux se lèvent
Château en ruines

Pour la première fois je suis en présence de ta stature, de ton oeil noir. Mais surtout cette voix comme passant entre les dents lorsque tu prononces les vers, cette voix tellement profonde qu'on dirait qu'elle parle contre l'abîme. Nous avions parlé, nous avions goûté, tu avais un appétit féroce. Tu avais lu mon livre qui s'appelait Ordre du Jour. Tu m'as encouragé à écrire plus vrai, plus simple. On peut aborder n'importe quel sujet en poésie. Et puis très bas: "Il faut absolument que tu lises Hölderlin." Et Rilke, et Gottfried Benn. De cette rencontre, toute mon écriture, toute ma façon d'entendre et voir la poésie furent changées. Tu m'as enseigné, tu as été mon maître, ce mot je peux le prononcer sans honte. C'est grâce à toi que j'ai écrit, encore sous le choc de mes premières grandes lectures, durant l'été 1969, Les poèmes de la maison du garde qu'Elsa devait faire paraître dans les Lettres en octobre. A l'automne de 1972, j'ai écrit cet article sur tes Ternaires pour le numéro 50 d'Action Poétique:

Je est la terre

"Les grands poètes sont dans l'ombre. Au figuré comme au vrai. L'un sa fenêtre sur la forêt noire et le fleuve, l'autre: "Ici dans mon bureau, la table à écrire, où je garde ma caisse, une autre table pour ranger les livres et les papiers, puis une autre petite table devant la fenêtre, près des arbres".

Engloutis dans leur mal, les images, les mots, d'eux nous parviennent pareils à ces arbres sombres:

Si longtemps en nous, si profond ces arbres
Que la mer les rejette
Morts

Cette voix très basse, cette respiration profonde pour prononcer des mots qui deviennent monde, c'est espacée, intermittente qu'elle se fait entendre, comme un appel venu de très loin, de quel abîme ? (...)"

Ternaires. Le jour est là. D'après l'ombre au pied des arbres,

Les enfants
Criant et riant, de loin appelant,
De si loin

Le jour est là, avec les fleurs ensoleillées, il porte la terre. Un battement fomente la stature. Mais déjà sous le coup du temps et du monde, regard, parole à ras du silence comme le

Soleil rouge à ras de la terre
Tout sombrera
Sans qu'il parle ou qu'il chante.

Comment lire ces textes magnifiques, dans cette langue de l'espacement, de la dilatation et de la disparition, ce lieu de nous où les larmes ne coulent pas et qui est la poésie ? J'imagine toujours cette table près des arbres, cette fenêtre perdue, ô tour sur le Neckar, maison de Chevreuse...

Debout ici
Sur le versant, là-bas, le carré blanc du cimetière
Et la lumière éclate en cercles

Cette lecture est violence, appel de lumière et de vent, appel de monde, couleur sur couleur. Dans la langue de Maurice Regnaut les mots ne sont plus des mots, les cris ne sont plus des cris, le couleurs ne sont plus des couleurs, le rythme du temps harasse le souffle de l'homme. Ces saccades, quand se défont temps, espace, parole, ce rythme qui ne cesse de chercher à réduire le temps, à le confondre avec l'espace, à s'y confondre pour occuper enfin sa place, cette guerre avec le souffle contient, quelque part, une paix:

M'étendre sur la terre

N'être plus que le temps qui va
Me supprimer

Au coeur d'une peur qui halète ses séquences, au bord d'un monde accablé, là, dans une parole effondrée, infinitive, mais victorieuse, le poète trouve le sursaut de saisir l'inexplicable et l'inexprimable: car c'est être debout encore qu'être tombé dans les couleurs de la terre:

Bleu à bleu, feu à feu bleu, et dire
Que j'aurais pu ne vous voir jamais,
Myosotis de ce monde

Ainsi criblé, I'homme gravite, chaque mot est centre. Sûr de rester maître, il comble le gouffre par le gouffre. Sa parole a pour fonction d'abord de faire le silence autour et au-dedans d'elle-même, adjurant sa propre nuit, sa propre cécité, pour que, débarrassée de tous ses faux prestiges, et triomphant de sa dérision amère (Quand la parole éclate / Ce rire), elle approche enfin l'orgueil suprême:

Que le seul vrai soit non ce rien
Mais ta parole

Car il n'est pas ici question de gagner, à plus forte raison de revenir. De quelles saisons, de quels châteaux, quelles expériences de l'être qui se brise. Pas de récit, l'infinitif, seul pont plausible sur l'enfer d'ici et ce là-bas où vont les bêtes paisibles flanc à flanc. Le verbe réduit au fait, jusqu'à sa perdition:

O monde immense
Et moi
En mes mots seuls
.

Ces Ternaires témoignent-ils d'un échec, de l'oubli accepté ou au contraire, force peut-elle être plus grande, crispée dans la proximité de l'éclair:

Et ne plus être au coeur du bleu,
Terre,
Qu'un seul cri
.

Char: "Le temps est proche où ce qui sut demeurer inexplicable pourra seul nous requérir." Là-bas est l'inexplicable, là où la lumière éclate en cercles. Ici. Là-bas. L'un par l'autre s'abolissent. Rimbaud à la fin écrivant vraiment des silences, la mer allée / avec le soleil, et dans la pire désillusion. Le coeur désirait peut-être encore ne plus être, mais alors même il acceptait un ailleurs et un cri. L'aboi là-bas, la chienne. Au terme de ce livre, du feu à l'eau, du soleil à la nuit, le poème s'achemine vers sa disparition, peu à peu le perdu ordonne O ne regardez pas. Retour alors, face au couchant, aux flammes qui s'éteignent jusqu'à ce que, d'elle-même, la parole se rejette (Ta dernière raison, ton unique, absolue,/ Rejette-la) , sûre cependant que cette mort est une vie, ce silence monde:

Ce bruit d'eau dans la nuit
Dors
C'est la terre

Les grands poètes sont dans l'ombre...

 





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