"Est à traduire un texte allemand" - même pour la traduction non littéraire, une telle indication est insuffisante : en dehors de sa langue, elle ne dit rien du texte en question. "Est à traduire un poème de Rilke" - pour la traduction littéraire (et c'est exclusivement d'elle, et de la traduction poétique plus particulièrement, qu'il s'agira ici), une telle indication suffit pleinement : du texte en question, elle dit tout ce qui est à savoir, langue y compris. Ce qu'elle dit ? Ceci d'abord : ce qui est à traduire, ce n'est pas de l'allemand, c'est ce qu'on appellera du rilkéen - ceci ensuite : traduire, ce n'est donc pas traduire une langue, c'est traduire un langage - ceci enfin : traduire Rilke, par exemple en français, c'est idéalement non pas germaniser la langue française, mais la rilkéiser. Un langage singulier, voilà en effet ce que Rilke a fait de sa propre langue, et ce que le traducteur a de même à faire idéalement, c'est, de sa langue autre, de sa langue française par exemple, c'est de faire un langage identiquement singulier - mais de même que le rilkéen est bien sûr et reste un langage allemand, sa traduction, par exemple française, sous peine d'échec premier, d'échec fondamental, se doit d'être et rester un langage français. Toute pratique de la traduction implique en somme, on le sait, une théorie et celle-ci axiomatiquement est donc une évidence qu'on formulera ici comme suit : parler (écrire), c'est faire usage d'une langue afin de produire un langage - et la parole (et l'écriture) est usage ainsi de la langue ayant un langage pour finalité. La traduction, autrement dit, n'est un problème en rien de linguistique, on le sait, mais un problème en tout de poétique - et traduire est un exercice ayant ce but idéalement qu'on pourra définir alors, provisoirement, en quelques simples mots : trouver un langage identique en usant d'une langue autre.La traduction est exercice à la fois un et triple. Elle est :
A - exercice d'élucidation : l'élucidation du texte originel permet au traducteur l'établissement de sens dont sa traduction dépendra pour ce qui est de l'exactitude et de la richesse;
B - exercice d'identification : l'identification à l'auteur, non pas en tant que personne, en tant seulement que créateur du texte originel, permet au traducteur l'appropriation du processus de création du texte, appropriation dont sa traduction dépendra pour ce qui est de la profondeur et de l'originalité;
C - exercice de création : la création selon le processus originel approprié permet au traducteur d'inventer en sa propre langue autre un langage identique, invention ainsi dont sa traduction dépendra pour ce qui est de la fidélité et de la force.
Comment le texte est fait, comment il a pu être fait tel qu'il est, comment il peut et doit tel qu'il est se refaire - ainsi se pose, en termes simples, le problème un et triple auquel le traducteur a pour tâche une et triple d'apporter une solution. Cette triple unité qu'elle est théoriquement, la traduction l'est pratiquement, on le sait, de façon infiniment complexe, et cet exercice de la traduction, dans son déroulement souvent déroutant, parfois péremptoire, est composition en fait d'unités, composition nombreuse ou non, rigoureuse ou moins, d'unités complètes ou partielles, en un jeu qui trouve son aboutissement, sinon son achèvement, dans ce texte final dont pourtant on ne peut rendre compte et qu'on ne peut pourtant évaluer qu'à la seule condition de le considérer comme le produit d'une élaboration, si complexe qu'elle ait pu être, accomplie en fonction de cette triple unité, qu'à la seule condition de le définir comme le résultat en effet de cet exercice A, B, C, exercice à la fois un et triple.
Ce qui est pour la traduction décisif, c'est B, c'est l'exercice d'identification : c'est en B que la traduction a son moment central. Moment où le mouvement théoriquement de A vers B débouche effectivement sur ce lieu B à partir duquel il va s'inverser : de mouvement qu'il était de l'extérieur vers l'intérieur, du texte vers son origine, il va devenir mouvement de l'intérieur vers l'extérieur, du processus originel vers un texte identique à trouver. Ce lieu B, ce lieu donc où le traducteur s'identifie à l'auteur en tant que créateur d'un langage, est celui en effet où l'appropriation du processus poétique originel permet au traducteur la création d'un langage identique, autrement dit permet l'exercice C. En termes simples, en A il s'agissait de savoir, on l'a dit, comment est fait le texte, en B il s'agit de saisir, on l'a dit, comment il a pu être fait ainsi - il s'agissait en A de procéder à l'établissement d'un sens, il s'agit de se placer en B là où ce sens a pu se produire - il s'agissait jusque là de comprendre, il s'agit alors de se resituer. Passage à l'origine, appropriation par le traducteur de la poétique propre à l'auteur du texte, il va de soi que cet exercice est facilité par la connaissance qu'a le traducteur de l'oeuvre par ailleurs de cet auteur, par la familiarité du traducteur avec cette poétique - il va de soi également que cette familiarité, que cette connaissance en aucun cas ne sont une nécessité absolue et que même elles peuvent constituer au mieux un risque dogmatique, au pire un radical empêchement : ce que le traducteur doit s'approprier, c'est la poétique en effet de l'auteur, mais particulière au texte en question, c'est en effet le processus originel, mais à l'origine de ce texte seul, lequel dans sa particularité peut ne pas être conforme à ce que le traducteur sait déjà de l'oeuvre de l'auteur. S'il veut résoudre en tous les cas le problème qui lui est posé non seulement par le texte en son entier, mais en chacun de ses divers, de ses innombrables détails, se resituer à l'origine est l'exercice, en pleine conscience ou non, auquel le traducteur est contraint : la solution pour lui de tout problème est dans cette appropriation profonde, est dans cette saisie originellement du processus poétique de l'auteur qui seule permettra sa remise en oeuvre identique - et cet exercice est effectivement décisif : la resituation originelle est ce sans quoi toute traduction, en tant que compréhension, reste lettre morte, et ne peut plus être, en tant qu'invention, que jeu de hasard.
A, B, C ne forment un tout que dans l'exercice total de la traduction : ces trois moments sont différents (si par exemple A et C sont exercices menés à bien par le traducteur dans son propre langage, on dira que B au contraire est exercice qui est, pour le traducteur, suspension momentanément de son langage propre) et chacun de ces moments, qui plus est, est indépendant de tout autre, aucun n'implique l'autre nécessairement - et l'un ou l'autre éventuellement peut faire défaut. Selon qu'un seul manque, et que ce soit inconscient ou volontaire, on a les types de traduction suivants :
1 - type BC (défaut de A) - resituation opérée, langage trouvé, mais sans établissement de sens : traduction qu'on dira allusive;
2 - type AC (défaut de B) - sens établi, langage trouvé, mais sans resituation, autrement dit selon la poétique nécessairement non pas de l'auteur, mais du traducteur : traduction qu'on dira substitutive;
3 - type AB (défaut de C) - sens établi, resituation opérée, mais sans invention de langage : on dira de cette traduction qu'elle est démonstrative.
Selon que des trois moments en manquent deux, et que ce soit inconscient ou volontaire, on a les types de traduction suivants :
4 - type A (défaut de B et C) - sans resituation, sans invention, mais sens établi : traduction qu'on dira exégétique;
5 - type B (défaut de A et C) - sans établissement de sens, sans invention, mais resituation opérée spontanément en quelque sorte, en vertu d'une identité entre poétique de l'auteur et poétique du traducteur : traduction qu'on dira homogénétique;
6 - type C (défaut de A et B) - sans établissement de sens, sans resituation, mais langage trouvé : on dira de cette traduction qu'elle est automatique.
Vérifier une traduction, c'est obligatoirement, en pleine conscience ou non, la restituer dans son rapport à la triple unité essentielle à cet exercice - et si donc, simple ou double, en elle il y a tel ou tel défaut, c'est la définir en fonction de son appartenance alors à tel ou tel des types ci-dessus déterminés : seul rendre compte ainsi d'une traduction permet de l'évaluer, permet de préciser si font défaut ou non en elle, et dans chaque cas à quel degré, exactitude et richesse, originalité et profondeur, fidélité et force.
Examiner comment chaque type de traduction a été pratiqué et théorisé, en d'autres termes, en fait, adopté, adapté, diversifié, revendiqué (le type le plus intéressant peut-être à cerner aujourd'hui serait celui de la traduction automatique, appelée aussi communément traduction littérale), il y a là une tâche immense - elle est ici hors de propos : on se contentera de dire un mot ici à propos du type 4, celui de la traduction exégétique - et ceci moins du fait de sa fréquence (sous la forme principalement de la traduction universitaire) qu'en raison du problème qu'elle pose et qui est pour le traducteur des plus importants, le problème du rapport entre sens et texte. On dira que la traduction exégétique est conséquence du fait que la distinction n'est pas faite vraiment (ou bien elle n'est pas nettement affirmée ou bien elle est niée ou bien même elle est ignorée) entre A et C, entre l'exercice d'élucidation et l'exercice de création, entre l'établissement de sens et l'invention de langage : il s'ensuit que ce qui est à comprendre et ce qui est à trouver sont considérés comme alors une seule et même chose et ce qui alors est traduit, c'est le sens. Or, si comprendre est bien sûr nécessaire, il n'en reste pas moins que la traduction est un exercice, il faut le rappeler dans ce cas fortement, fait de trois moments qui en soi n'ont rien à voir l'un avec l'autre - et trouver n'est pas comprendre et comprendre n'est pas trouver : traduire, autrement dit, c'est traduire non le sens, mais le texte.
Le moment B, on l'a vu, est central, son manque aussi : un mot donc également sur toute traduction où fait défaut (celui-ci, presque invisible ordinairement, serait-il même revendiqué) l'exercice décisif d'identification - un mot autrement dit sur les types 2, 4, 6, de traduction soit substitutive, soit exégétique, soit automatique, où cette identification à l'auteur en tant que créateur du texte, où ce qu'on a appelé la resituation originelle n'a pas eu lieu, où donc le traducteur invente en fait selon le processus qui lui est propre. Il peut sembler paradoxal de poser que de l'identification à l'auteur dépend l'originalité de la traduction et que par conséquent manque d'originalité tout exercice où le traducteur crée alors selon sa propre poétique et fait du coup, comme on dit, "oeuvre originale" : il suffit d'imaginer un même traducteur L traduisant ainsi plusieurs auteurs, X, Y, Z, pour comprendre en quoi il n'y a nullement paradoxe, en quoi ce que fera L ne sera nullement traduction ni de X, ni de Y, ni de Z, mais à chaque fois texte de L, pour simplement comprendre, autrement dit, qu'original, si le texte de L l'est en effet en tant que texte propre, il ne l'est pas en tant que traduction. Originale est une traduction dont le processus créateur est identique au processus originel créateur du texte traduit.
Il faut cependant, vu sa décisive importance, ajouter un mot sur le problème posé ici, qui est celui du rapport entre poétique de l'auteur et poétique du traducteur. Tout être de langage, à quelque degré que ce soit de capacité et de conscience, et donc tout traducteur, qu'il soit lui-même ou non poète, ayant sa propre poétique, une traduction originale au sens qu'on a fixé serait-elle alors impossible, autrement dit serait-il impossible alors au traducteur de s'approprier véritablement le processus poétique de l'auteur - et toute traduction n'est-elle pas en fait substitutive ? Il est évident que toute traduction résulte effectivement de la mise en rapport de deux processus, celui propre à l'auteur et celui propre au traducteur, mais ce qu'il y a de décisif dans l'appropriation, ce n'est pas qu'elle soit, pour mieux saisir cette resituation qu'elle est, reconnaissance pleinement du processus propre à l'auteur, c'est qu'elle le reconnaisse en tant que processus fondamental, c'est le fait, autrement dit, qu'en pleine conscience elle est profondément, pour le traducteur, subordination : si c'est, on l'a vu, se situer là où s'était situé l'auteur, se resituer est aussi par là se subordonner - et toute solution est solution évidemment du traducteur, mais elle ne saurait être en aucun cas, pour le traducteur alors pleinement conscient, solution à quelque problème que ce soit relevant de sa poétique propre, elle est en tous les cas solution au problème posé par la seule poétique de l'auteur, poétique alors, du fait de la resituation, pleinement reconnue - et toute invention, toute trouvaille est en pleine conscience évidemment celle du traducteur, mais elle est invention d'un langage qui ne saurait être en rien le sien, qui totalement est langage identique à celui de l'auteur, identique au langage alors reconnu pleinement, du fait de la resituation, comme seul langage originel.
Tout défaut, on le sait, signifie échec - et plus encore au traducteur peut-être qu'à tout autre, il n'est pas si facile, et pour plus d'une solide raison, de reconnaître son échec : lui aussi fait appel alors au métier pour donner le change ou camoufler (2). Le lecteur qui ne connait pas ou pas suffisamment l'auteur du texte originel, le lecteur non averti ne pourra se prononcer que sur la richesse, la profondeur, la force de telle traduction, sans pouvoir établir si exactitude aussi est cette richesse, aussi originalité cette profondeur, fidélité aussi cette force : il n'en reste pas moins que rien jamais ne saurait abuser le lecteur averti, rien longtemps le lecteur avisé, rien à la longue non plus le lecteur simplement attentif - pour ne pas parler, mais la pleine conscience là aussi est plus rare qu'elle le croit, du traducteur lui-même.
Dire que traduire est un exercice à la fois un et triple, en fait c'est dire essentiellement que tout traducteur doit faire face à cette toujours même une et triple tâche : comprendre - se resituer - trouver.
(1) Traduire est impossible : une inépuisable littérature existe, on le sait, sur ce thème. On ne la mentionne ici que pour souligner ce que la réflexion qu'elle constitue a de tautologique. Un postulat, en général implicitement, fonde à chaque fois cette réflexion, postulat qui est : traduire, c'est traduire une langue - et cette réflexion à chaque fois, quelque forme qu'elle prenne, est une enquête, aussi précise et subtile et profonde qu'elle soit, qui n'aboutit jamais qu'à s'assurer en fait d'une chose, à savoir que le jour est le jour et ne saurait en vérité être der Tag, que der Tag est der Tag et ne saurait en vérité être the day, que the day est the day et ne saurait etc., autrement dit que la langue anglaise est la langue anglaise et ne saurait être en vérité ni l'allemande et ni la française et ni etc., bref, que toute langue irrémédiablement est elle-même et ne saurait être une autre - en conclusion de quoi, conformément au postulat énoncé ci-dessus, quel constat établir, sinon que traduire est effectivement, est désespérément impossible ? Après quoi, après accomplissement de ce rituel aussi convenu que vain, on traduit, bien sûr, on est même, c'est ainsi, d'autant plus en droit de traduire, alors, qu'on aura commencé par sacrifier au Grand Intraduisible.
(2) Que dire entre autres, ici, des conditions de travail du traducteur, plus particulièrement en France ? On le sait, la traduction est comme le crime, elle ne paie pas. Ce que le traducteur pourrait se dire alors, lui aussi, c'est qu'il n'est après tout, selon l'adage connu, "traduttore, traditore", qu'un traître : est-il pour autant le pire du troupeau ?
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maurice regnaut
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