Un Poète
par Hervé Martin

paru dans Uncertain Regard n°11
http://www.chez.com/incertainregard

et dans la revue Europe n°868-869
(août-septembre 2001)
pp. 361-364

 

Un poème extrait de L B L B L
paru en 2001 aux Editions Bernard Dumerchez

D'après une sérigraphie originale d'Henri Cueco un dessin orne la page couverture de ce livre de la collection Double Hache des éditions Dumerchez. Ce dessin -un crâne dont une flamme jaillit de l'une des orbites oculaires- me fait songer à ces tableaux que l'on nomme des Vanités. Sur cette couverture, maurice, pour unique patronyme signataire de cet énigmatique LBLBL, un titre provisoire qui restera définitif. Avec cette première page, qui suscite déjà tant de questions, l'auteur nous invite à le suivre dans sa quête de sens comme le début d'un poème de Lettre II le suggère : "Tout. Mot. Geste. Acte. Est signe -et veut dire quoi- qui à son tour veut dire -..."

Ecrivain, poète, Maurice Regnaut  est aussi traducteur. Il a traduit Brecht, Rilke, Fassbinder, Kosztolanyi et Enzensberger. Il fut l'un de ceux pour qui Louis Aragon en décembre 1965 organisa une soirée au Récamier  qui restera dans les mémoires. Il signe aujourd'hui du seul nom de maurice - sans majuscule - cet ouvrage dont le projet et le premier texte remontent à 1964.

Avec ce livre, Maurice démontre sa fidélité. Tout d'abord à ce souffle, sa langue vive, heurtée- rythmes par saccades - qui de "Balatila Blues" paru en 1964 dans les Lettres françaises jusqu'à "HLM Blues" achevé en 1998, soutient avec ferveur cette langue mûe par la même tonicité de souffle. Fidèle à lui-même et surtout envers les poètes,  dramaturges, amis, que furent en leurs places, Louis Aragon, Arthur Adamov  et Bernard Dort auxquels sont adressées trois lettres.

Dans la  Lettre I  - Pour Louis Aragon -  la question du double, de la duplicité, du dédoublement comme altérité de soi est  posée. Cette  question de l'altérité à laquelle dès notre venue au monde nous sommes confrontés est ici en suspend. L'autre ? L'ami près de nous ou cet Autre nous-même ? Celui qui porte des traits de caractère humain que l'on rêverait partagés ? Ou un Autre si différent…  Cette vive attention pour l'altérité  met en lumière un désir  d'identité. Sur le trajet de l'Un vers  un Autre, avec la vie pour horizon,  des  flambeaux  scintillent obscurément  et laissent entrevoir des images imprécises.

La lecture de ces pages  crée comme des  effets  de miroir : reflets, ressemblances et dissemblances mêlés. "Je"  se cherche dans ce "Jeu" de miroir  à réflexions multiples. "Je est un autre", mais lequel, qui reste à inventer et sous quelle figure ?

Dans  Lettre I  la ressemblance en filigrane,  comme un appui    - comme une admiration ? -  franchit d'improbables miroirs et devient pour certains  traits de caractère , une  dissemblance totale. Une  image inversée. Et un véritable contrepoint,  pour ce qui concerne la  fidélité  dont  Louis Aragon  affirme "Je n'ai pas d'autre azur que ma fidélité", celle de se reconnaître "homme double". Un jeu de la duplicité  où  Maurice  se dit  incapable de tenir un rôle. Le  "Je"  qu'il affirme est  aux antipodes de ce "Jeu" double.

Défini comme "être avec tous en seul rapport vrai", cette affirmation d'être,  ce "Je", n'est pas celui revendiqué pour un quelconque pouvoir, mais celui, noble à  mes yeux,  d'un homme debout qui marche près des siens ses semblables. Homme de face, vu. Sans vêtements de classe, nu.  C'est ainsi  qu'il retrouve  aujourd'hui  comme le lieu de  la naissance. Ce lieu du premier-non. Nom  du cœur,  donné du père et de la mère ensemble. Prénom maurice. Sans majuscule aucune et  sans patronyme, ce nom de l'état civil qu'il a fallu  revêtir sa vie durant. Un dénuement jusqu'à la source de l'être.

Maurice. Un prénom. Votre premier-nom prononcé sur les lèvres des parents qui vous nomment. Appelé successivement  maurice  - l'enfant -  puis Maurice Regnaut - l'homme d'âge adulte -  l'auteur revendique aujourd'hui pour le nommer cette unique  parole du premier-nom  prononcé. Un prénom seul  comme altérité de soi. Cet Autre  qui  s'éleva et prît  corps sur le chemin de vie.

C'est  encore sous le signe du reflet, du double, du dédoublement que s'inscrit ce «Jeu» de nom  Non peut-être pas double mais un «Je» en transformation continuelle. Jeu de miroir  dans sa traversée  - la vie -  qui  donne aujourd'hui et image et  réponse  à  la question  que se  pose l'enfant  : qui serai-je demain ?

De  l'enfant  jusqu'à  l'homme  aujourd'hui, Maurice puise  dans son prénom retrouvé, l'état d'une seconde enfance : "la grande plénitude mortelle est une seconde enfance".

La symbolique  du double se cache peut-être aussi sous ce titre sibyllin de LBLBL, que l'on pourrait  voir écrit  ainsi : LB      L      BL, avec ces espaces blancs et  cet  axe de symétrie du  L. Elle ? Une femme ? La mort peut-être ? Ces mouvements de  lettres pourraient illustrer l'écriture de Maurice. A moins simplement que ces lettres ne  soient les initiales du titre des ensembles composants  l'ouvrage. Ce sigle  sauvé du canevas du livre: Lettre, Blues, Lettre, Blues, Lettre ; ce titre provisoire.

Ce qui traverse le livre de part en part et qui n'est pas sans avoir traversé le temps,  - la fidélité se love ici aussi, les premiers textes furent écrits dans le début des années soixante - c'est le souffle de Maurice. Ce  souffle qui porte l'écriture.

Rythme dans les vers par saccades. Mouvements vifs de la langue. L'écriture ici transmet la langue du corps de l'écrivain vers la bouche du lecteur lisant à voix haute. Pas de prépondérance du sens ou  de la forme dans le coulé de la langue. Le souffle  impose la forme. La forme impose le rythme. La langue porte et transporte tous les signifiants, les  stigmates du corps disant  mêlés en elle.

Un jeu sur les sons s'élabore alors : "il y a sept ans  cette peur  sept au printemps" , "De tout. En tout. Pour tout"., "Qu'attendez vous qui fasse enfin qu'en vous soudain tout sonne," Ce  qui fait le langage est  ici  jeu sur la sonorité des mots,    prosodie de la langue, musicalité de la phrase et du vers . L'écriture est partition pour l'oreille. Les vers, parfois, dans l'alternance de répétitions ont des effets de psalmodies  qui  créent cette vibration musicale : l'écho du souffle intérieur. Les harmoniques du corps résonnent dans la langue.

La forme creuse  un chemin,  ce fil d'Ariane qui interroge le monde. «Chercher un sens. C'est jouer. Quel qu'il puisse être. Un jeu sans fin. Simple ou complexe. Aisé ou douloureux. Gagnant. Perdant. Un jeu." Le  travail  sur la forme est peut-être ce jeu  qui crée cette scansion  du vers  en bouche. Maurice  en  - quête -  cherche sens. Pour ceci il utile la prose, le poème. Il les mêle. Il les tourne, les renverse  allant même jusqu'aux limites du langage tel  ce poème, écrit avec des sortes  d'onomatopées - À moins qu'il fut une langue  autre ?- et d'où seule la forme  fait sens. Prose, poèmes, versets, dialogues, poèmes aux trouées blanches : ces  traces, ce fouillement de la langue.

C'est  Lettres II  - Pour Bernard Dort - qui caractérise le mieux cela. La  forme organise des espaces-lieux d'où la parole émane. Elle s'assimile  en cela aux trois  unités du théâtre, qui fut le domaine de prédilection de Bernard Dort. Trois  donc, trois  paroles se font face, interfèrent et se télescopent  pour ériger un univers. Trois  différentes  écritures tant par  la forme écrite sur la page que par la nature du vers ou celle du rythme imprégné. Trois, traversées par ce cri…"Ce cri, mais n'entendez-vous pas ce cri" En des dialogues, des versets ou des poèmes  en vers de six, sept et huit pieds  qui  alternent,  entre eux et avec des poèmes  "blocs" - vers courts, un seul mot parfois -,  dans une progression de l'ensemble le menant à son terme.

Cette confrontation dans un seul espace -Lettre II- de plusieurs formes d'écriture dépasse la dimension intrinsèque du sens premier des mots et révèle par cela l'existence d'une réalité complexe. Sous la trame des souvenirs perce, inquiétante, l'ombre du monde qui s'active et déroule son temps ignorant tout des êtres, l'histoire des hommes se débattant en lui. Elle recrée un univers, la perception que nous en avons, ce ressenti au plus vivant du poète. Sous cette construction dense, sourd une parole vive.

LBLBL est un livre de questionnement, d'hommages et d'amitiés. L'univers qui émerge ici est celui du poète, de l'homme et de l'enfant unis dans le rythme de la langue pour poser en choeur cette question sur le sens de l'existence. Peut-être pourrions-nous voir l'essence de ce questionnement et de cette quête du plus vrai du vivre dans ces deux citations extraites de Lettre III -Pour Arthur Adamov- qui clôt l'ouvrage : "Est-il donc impossible, Ern, d'être vrai?" et "A qui peut servir de mentir au corps ?"