Je me lèverai, je le regarderai entrer, fermer la porte et s'approcher lentement.
- Bonsoir.
Je prendrai sa main sans répondre et je détournerai les yeux. Je ferai le tour de la petite table où l'écorce d'orange sera restée, ainsi que le couteau, et je débarrasserai la chaise.
- Assieds-toi.
Il s'assiéra. Je m'assiérai sur le bord du lit, je tendrai sur mes genoux ma jupe noire.
- Tu as maigri, dira-t-il, tu es maigre, et toute blanche. Tu es malade ?
Il fouillera dans la poche droite de son costume marron foncé à fines rayures. Après avoir tassé et vidé à un bout sa cigarette, il l'allumera à l'autre bout, il avalera une longue bouffée, bouche entrouverte, il la rejettera en baissant la tête et je ne verrai plus que sa tignasse frisée. Je prendrai sur la table de nuit le cendrier, je le poserai devant lui.
- Tu veux une cigarette ? dira-t-il.
- Non, merci.
Il regardera la photo sur le mur.
- Il y a longtemps que tu es ici ?
- Depuis que je suis rentrée de chez moi, il y a trois semaines.
- Et tu n'es plus où tu étais ?
- lls n'avaient plus besoin de moi, où j'étais, ils en avaient pris une autre.

- Oui, je sais, je suis passé, j'ai vu la concierge. Mais tu devais partir pour quinze jours, tu n'es rentrée que début octobre ?
Je renfoncerai sous le couvre-lit marron le bout de couverture déchiré et je dirai:
- Pourquoi est-tu revenu ?
- Je voulais te voir... Savoir... Tu n'as jamais répondu à ma lettre.
- J'étais malade.
- Pourquoi n'as-tu rien dit ? Pourquoi ne m'as-tu pas écrit, même un mot ?
Il écrasera sa cigarette, il viendra s'asseoir près de moi sur le lit, il me prendra la main.
- Raconte-moi, dira-t-il. Je regarderai ses grandes mains toutes chaudes enfermant la mienne.
- J'étais enceinte.
Il retirera lentement ses mains.
- Tu étais... Tu ne l'es plus ?
- Non.
Il se lèvera, il allumera une cigarette, il ira s'asseoir sur la chaise. Il allumera une deuxième cigarette, il me la tendra, je la prendrai, j'avalerai une bouffée avec bruit. Nous resterons un moment à fumer sans nous regarder, sans rien nous dire, et nos cigarettes tout à coup s'immobiliseront, face à face, au-dessus du cendrier.
- Raconte-moi, dira-t-il, raconte-moi tout ce qui s'est passé.
Je lâcherai mon mégot fumant, je tirerai sur le bas de ma jupe noire.
- J'étais enceinte, huit jours après ton départ je le savais, et je partais chez moi le lendemain. Moi qui me faisais une joie de revoir mes frères et toute ma famille, et eux aussi, mais je n'ai rien dit, j'espérais que ce n'était qu'un retard... Je devais ensuite aller chez ma tante, plus de quatre heures de train, alors je me suis dit que c'était ma seule chance ou bien rien. J'ai été dans une pharmacie, j'ai acheté un tas de drogues et j'ai tout pris, tout, en une fois, ee j'ai fait tout le voyage debout dans un soufflet, debout plus de quatre heures, sur ces plaques qui n'arrêtaient pas, et dans un vacarme... A l'arrivée, ma tante était là, heureusement, j'ai à peine eu la force de grimper dans le taxi, ils m'ont emmenée à l'hôpital, dans quel état j'étais. J'ai fait une espèce de fausse couche et ça s'est compliqué d'une jaunisse, un mois et demi à l'hôpital, j'ai perdu douze kilos. Ma mère est venue, elle m'a questionnée, je n'ai rien dit... J'ai déchiré le coin de ta lettre où il y avait ton adresse... Après l'hôpital je suis retournée à la maison. Quelle vie ç'a été, mon père, tous, une drôle de convalescence. A tel point que je n'ai pas dit au revoir, quand je suis repartie, et que je n'écris plus à personne, et que tout me dégoûte.

Il s'assiéra près de moi, il posera son bras sur mes épaules.
- C'est fini maintenant, dira-t-il, c'est fini.
Je me jetterai à plat ventre sur le lit, la tête enfouie dans le coussin rouge.
- La vie est moche, moche, moche...
Il me prendra les jambes, il m'allongera toute entière sur le dos. Assis tout contre moi, il me caressera le front.
- Pourquoi es-tu revenu ?
Il m'embrassera sur le front, sur les tempes.
- Pourquoi est-ce que tu t'acharnes comme ça sur moi ? Pourquoi est-ce que c'est sur moi que tu t'acharnes ?
- C'est fini, tout ça, c'est fini, maintenant tu vas être heureuse.
- Je l'ai été, heureuse, avec toi, à quoi ça m'a servi ?
Il me regardera, je fermerai les yeux, il m'embrassera sur les paupières.
- Tu as été heureuse ?
Ses lèvres chaudes le long de ma joue, dans mon cou, je détournerai la tête et j'essaierai de me redresser, je retomberai, haletante, accrochant mes mains à sa nuque, attirant vers moi son visage et criant :
- Va-t-en !
Ses yeux ne quitteront pas les miens, il s'allongera sur moi, il passera son bras sous ma taille, sa bouche soudain prendra ma bouche, je m'agripperai à lui, à ses épaules, à son grand corps, je donnerai des reins dans son ventre lourd, noueux, brûlant, d'un côté, de l'autre, à n'en plus pouvoir, je cesserai brusquement, je me détendrai, nos bouches plus béantes, plus humides, nos souffles plus forts, ma main descendra vers sa joue et glissera lentement, mes doigts posés sur sa paupière, avec douceur, je sentirai le globe de son oeil sous mes doigts, d'un coup je les enfoncerai, il criera, soulevé sur son coude, alors poussant de toutes mes forces, à deux mains je le rejetterai, de toute sa masse à la renverse il culbutera au bas du lit, je serai debout, j'empoignerai le couteau sur la table et m'agenouillant, fixant des yeux son cou, cette ombre douce au-dessous de sa bouche rouge, en hurlant je lèverai mon couteau

















extrait de RECUIAM © maurice regnaut



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