"Vous écrire, après cette journée entière, hier, passée ensemble, après cette nuit qui restera pour vous, m'avez-vous dit, une nuit heureuse, et qui restera telle, de toute façon, pour moi aussi, vous écrire, ce soir, ne serait pour moi qu'un autre plaisir, mais tout aussi fort, qu'une joie à me confier à vous plus totalement encore, et plus profondément, mais vous écrire est également, pour parler comme vous, cher grand professeur, vous écrire est pour moi un véritable impératif, quand je dis pour moi, je veux dire en effet pour nous, vous écrire, après ce que vous m'avez déclaré, hier, mais excusez ma maladresse à trouver le commencement juste, après cette demande en mariage, qui plus est, que vous m'avez faite en bonne et due forme, cette nuit, si vous avez été sérieux, vous écrire est tout simplement une nécessité. Entre Martial et moi, ce qu'il y a eu durant ces neuf ans, jusqu'à notre divorce et jusqu'à sa mort il y aura un an le mois prochain, je vous en ai parlé, c'est vrai, mais si je m'en suis tenue à l'essentiel, et vous n'aviez d'ailleurs pas insisté, ce dont je vous suis reconnaissante et ce qui a encore en fait renforcé ma confiance en vous, ce soir je vous dois, selon l'expression, de vous dire toute la vérité, rien que la vérité, afin que vous sachiez en quoi cette histoire, entre Martial et moi, a non seulement été affaire de vérité et de mensonge effectivement, mais en quoi elle va l'être aussi entre vous et moi, je vous le dois pour que vous puissiez vous décider ensuite en toute clarté, pour que nous sachions, vous et moi, si ce que nous avons vécu ensemble, hier, si cette nuit si heureuse était vraiment une pleine promesse, ou si elle ne pourra que rester un merveilleux souvenir, qu'une trop grande joie avant l'adieu, l'adieu plutôt qu'un nouveau mensonge, un nouvel échec, un nouveau regret trop amer.


Ecrire n'est pas quelque chose qui va de soi, pour moi, mais si c'est par écrit que je veux ce soir me confier à vous, c'est tout d'abord que je suis loin, vous me l'avez déjà reproché, d'être quelqu'un qui parle facilement, c'est aussi et surtout que je ne crois absolument pas que parler soit le mode de rapport le plus sûr, dans notre vie en société, le plus vrai. Toute familiarité de langage est une façon pour moi ou de refuser ou de renoncer, comme si ce qu'on ne veut pas ou ne peut pas dire, on décidait alors que c'est sans importance, et donc sans existence, et combien aussi je vous ai su gré, après le tutoiement de notre nuit, d'avoir, et tout naturellement, repris le vous qui seul, pour nous, possède toujours un sens, avant de n'en avoir plus aucun, peut-être, et cette reprise du vous est une chose, qui plus est, dont je n'ai pas été du tout étonnée, attendu que tout le monde, au lycée, avait pu remarquer, ce qui est plus que rare en classe de philo, que vous ne tutoyez jamais vos élèves. Et je crois ainsi que vous serez d'accord avec moi, cette propension aujourd'hui, pas seulement chez les jeunes, à ne plus avoir recours qu'à la pure et simple parole, aux mots autrement dit les plus francs, paraît-il, les plus clairs, et même les plus crus, j'estime qu'il n'y a là rien qu'illusion, que le langage le plus direct, le plus sans apprêt, soi-disant, n'est en fait que le plus convenu du moment, et je pense même, au fond, que ce monde parlé qui de plus en plus est le nôtre, que ce monde bavard est le pire des mondes, et qu'à force ou de ne plus vouloir ou de ne plus pouvoir trouver ce qu'est leur vérité, les gens en arriveront à ne plus vraiment se comprendre entre eux, pour cette raison qu'ils ne se comprendront plus eux-mêmes, et que tous alors excédés de ne plus savoir qui ils sont, ils finiront par se haïr eux-mêmes, et se haïr à mort entre eux. Je philosophe, excusez-moi, j'aurais pu me contenter, c'est vrai, de vous rappeler ce que je vous ai un jour déjà dit, qu'être ou bien à la page ou bien vieux jeu, voilà une question qui n'est pas la mienne, il ne s'agit jamais que d'une chose, pour moi, d'une seule, il ne s'agit que d'être juste avec soi-même, et donc avec les autres, et ce que je voulais ainsi, c'est que vous compreniez, vous, le sens de tout ce que j'ai à vous dire, ce soir, dans cette lettre. Elle sera sans doute un peu longue, excusez-moi pour cela aussi, je voudrais vous la déposer dans votre casier, demain, que vous puissiez l'emporter ce week-end, que vous ayez tout le temps d'en prendre vraiment connaissance, et que nous décidions ensemble alors, toute la question en fait est là, si nous maintenons notre rendez-vous de lundi, ou s'il ne nous restera plus, sauf lors de nos rapports, bien sûr, de collègue à collègue, qu'à nous résigner à ne plus nous revoir.


Neuf ans, Martial et moi, nous avons donc vécu neuf ans ensemble, et pendant quatre ans vécu si heureux, c'est ainsi, nous étions pourtant plus que différents, bien que tous les deux enfants de l'assistance, comme on dit, lui orphelin et moi que ma mère avait abandonnée, elle était d'origine danoise, et bien qu'aussi tous les deux de la même profession, lui et moi, et dans la même spécialité, nous étions on ne peut plus opposés en tout, lui le natif de son Midi et moi du Nord, lui l'extraverti, comme on dit, je crois, en psychologie, et moi tout le contraire, mais qu'importe, nous nous accordions parfaitement, lui et moi, sans la moindre fausse note, et malgré la différence d'âge, il avait quinze ans de plus que moi, oui, c'est ainsi, nous nous aimions. Quatre ans et tout à coup, nous avions juste envisagé d'avoir un enfant, mon état de santé s'est détérioré, visites, examens, analyses, et diagnostic : tuberculose. Une maladie à peu près disparue, ici tout au moins, mais elle venait de connaître à cette époque-là, même dans les pays les plus protégés, comme une recrudescence, relative, certes, mais déconcertante, et que j'en aie été une victime était pourtant une chose, hélas, qui pour moi n'avait rien d'étrange, attendu que j'avais eu le même ennui dans mon enfance, une primo-infection qui m'avait valu tout un grand hiver dans un sanatorium, la guérison complète avait demandé presque deux ans, guérison tout à coup, donc, remise en question, le bacille de Koch était de nouveau là, dans mon poumon droit, le traitement aussitôt a commencé. Et le plus difficile a été pour moi l'arrêt du tabac, je fumais trop, c'est vrai, mais autrement, les premiers mois, je ne me suis en rien alarmée, inquiète uniquement pour Martial qui l'avait très mal pris, lui, ce qui m'arrivait, Martial que je voyais devenir de plus en plus triste, et sombre, et même angoissé comme jamais encore je ne l'avais connu. Au bout de six mois, contre toute espérance, les médecins sont convenus qu'il y avait eu une certaine aggravation, et qu'une hospitalisation était préférable, et j'ai donc été hospitalisée, et c'est alors que le cauchemar s'est installé, de plus en plus désespérant, c'est alors que Martial s'est mis à boire. Et j'ai dû m'habituer très vite à voir arriver dans ma chambre un Martial à chaque fois de moins en moins lui-même, un Martial vraiment que je ne reconnaissais plus, parfois il venait trois, quatre fois par jour, parfois j'étais plusieurs jours sans visite, et tout à coup il surgissait, totalement ivre, et des livres d'art plein les bras, ne sachant plus ce qu'il disait, quand il se mettait du moins à parler, car le plus souvent il restait là sans dire un mot, sa barbe noire au-dessus d'un livre ouvert, les yeux arrêtés sur un Malevitch, sur un Mondrian, les livres s'entassaient autour de moi, beaucoup en deux ou même trois exemplaires, il oubliait qu'il me les avait déjà apportés, je ne savais plus, moi, quoi lui dire, et tout à coup il repartait sans même un regard. Les mois ont passé, à la fois trop lentement et trop vite, entre ses longues absences pour moi si douloureuses et ses visites qui l'étaient plus follement encore, et par ailleurs ma santé ne s'améliorait pas, vers le milieu de la deuxième année il y a eu une nouvelle aggravation, les médecins ont alors essayé un nouveau traitement, tous avouaient leur perplexité, mais tous m'assuraient qu'ils gardaient espoir, que rien n'était perdu, absolument rien. Ce nouveau traitement m'a mise bientôt dans un état de faiblesse extrême, je ne cessais pas de maigrir, cérébralement j'étais devenue incapable de quelque effort un peu soutenu, je dormais à peu près tout le temps, la troisième année a été atroce. Une première intervention chirurgicale a eu lieu, inévitable, m'a-t-on dit, mais sans qu'il y ait là une nouvelle raison d'inquiétude, on m'a enlevé un bout de lobe du poumon infecté, j'ai vécu la chose avec indifférence ou presque, et le travail avait d'ailleurs été parfait, mes deux opérations ne me laisseront au total que des cicatrices on ne peut plus discrètes, vous n'aviez vous-même rien remarqué, rappelez-vous, comme quoi aussi d'avoir les seins un peu trop lourds n'est pas toujours si désavantageux, mais à ce moment-là le plus effroyable, pour moi, c'était en fait Martial, c'était de le voir, lui qui de nature avait tant d'assurance et de ressources, à quel degré il était parvenu d'avilissement, lui si fier, de veulerie. Il entrait dans ma chambre, il ne tenait plus debout, il tombait sur le lit, il s'affalait de tout son long sur moi, souvent il s'endormait, il se réveillait et me regardait, il crachait, vomissait, criait, puis soudain éclatait en sanglots, les larmes lui trempaient la barbe, et toujours sans rien dire il repartait, plus aucun rapport ne restait possible, entre lui et moi, je l'avais totalement perdu, et je savais aussi qu'au lycée, il y allait de moins en moins, sa conduite était à peu près la même, il terminait ses nuits régulièrement au buffet de la gare, et régulièrement, pour le ramasser, la police appelait l'ambulance, et pour moi quelle souffrance, vous le comprendrez, de me dire à tout instant que ce qui l'avait amené là, c'était ma maladie, en fait, qu'il n'avait pas pu l'accepter, lui qui était tellement fragile, sous ses grands airs toujours très sûrs, ses grands discours catégoriques, il était tellement vulnérable, il avait complètement sombré et je n'avais rien pu faire et je ne pouvais rien, je n'avais pas su et je savais de moins en moins, je ne faisais plus que parler dans ma tête avec lui, que lui dire, éveillée ou dans mon sommeil, je ne distinguais plus bien entre les deux, que lui répéter tous ces mots qu'il ne comprenait plus du tout, quand il était là, qu'il n'entendait même plus. Son premier accident cardiaque a eu lieu juste après ma deuxième intervention, mais on ne me l'a dit que plus tard, j'avais eu beaucoup de mal à me relever du choc opératoire, et ce que plus tard encore on m'a révélé, c'est qu'il avait eu presque aussitôt un nouvel infarctus, grave celui-là, je ne l'ai revu qu'après plus de quatre mois d'absence, et les derniers mois de cette troisième année, on peut vraiment à leur propos parler d'enfer. Martial venait, je crois qu'il ne me reconnaissait même plus, j'avais aussi tellement maigri, j'étais sans forces, et le pire a été quand il a commencé à m'injurier, tout à coup il devenait fou de rage, et j'appelais l'infirmière, il repartait en me hurlant les pires menaces, un jour il m'a effectivement frappée et j'ai crié, avant de perdre connaissance, et quand je suis revenue à moi, il n'était plus là, les médecins alors lui ont interdit toute visite, et je ne sais plus comment j'ai pu tenir encore, il y avait longtemps que je ne pouvais même plus pleurer, même plus penser à quoi que ce soit. Pourquoi les choses en étaient-elles arrivés là, pourquoi, c'est tout ce qui tournait encore dans ma tête, et que restait-il à présent ? Je n'avais plus vraiment qu'à souhaiter mourir.


Et puis un jour, de but en blanc, mon état de santé a changé et du tout au tout, analyses, examens, ultimes diagnostics, le mal avait entièrement disparu, les médecins eux-mêmes n'y comprenaient rien, c'est un miracle, m'ont-ils dit, tous en étaient heureux, plus heureux même, au fond, que je ne pouvais l'être, moi, en pensant à Martial. J'étais guérie effectivement, deux mois encore et je sortais de l'hôpital, j'avais déjà repris du poids, et des forces, et j'étais heureuse en un sens, mais quand je suis rentrée à la maison, Martial n'était pas venu me chercher, c'a été avec une angoisse, avec une terreur comme jamais je n'avais rien connu de pareil. Qu'allait-il à présent se produire entre Martial et moi, qu'allait-il advenir de nous ? J'ai ouvert la porte, il n'était pas là, et ce que j'ai vu tout de suite m'a fait tant de peine, et tant de plaisir pourtant à la fois, j'ai vu que les murs partout étaient nus, il avait décroché mes tableaux et les avait disposés sur la moitié du lit, à ma place, et les siens, il y avait longtemps qu'il les avait brûlés, les siens, tous, me dira-t-il, tous, excepté un seul, celui que j'aimais, moi, plus qu'aucun autre, et que vous avez aimé, vous aussi, cette composition de tonalité d'ensemble automnale, orange brun vert, et qui me faisait songer pour ma part à Bissière, à ceci près que sur une moitié, à droite, il avait tracé cette oblique or clair, cette grande oblique or lumineux, dont nous nous étions souvent demandé, lui et moi, dans quel sens, son oblique, il fallait la voir, comme allant vers le haut ou bien comme, hélas, allant vers le bas. Bissière, j'aimais beaucoup Bissière, et j'aime toujours, ses peintures, ses vitraux, j'avais même pleuré de bonheur, la première fois que j'avais vu son petit cheval, sa tapisserie faite de pièces de toile ravaudées, et quant au Journal que presque chaque jour il a peint, les deux dernières années de sa vie, après la mort de sa femme, il n'y a rien pour moi qu'on puisse voir de plus juste, de plus pur, de plus vrai. Martial ne l'aimait guère, Bissière, il me soutenait qu'à chaque pas que faisait la peinture, elle délimitait ce qui aussitôt devenait impossible, on ne pouvait plus refaire hier, il fallait trouver ce que serait demain, l'histoire de l'art existe, me répétait-il, parfois je lui faisais quand même observer que j'en savais, en fait, dans cette matière, autant que lui, même plus peut-être, il me précisait à chaque fois que ce qui m'intéressait, moi, c'était l'histoire des peintres, et lui, c'était l'histoire de la peinture, à quoi je répondais que les peintres, bien sûr, devaient avoir le plus de connaissance possible de leur art, mais que ce qu'ils avaient à trouver, à produire, à donner, c'était ce qui artistiquement était leur vérité à eux, ma conviction à moi, Martial n'y voyait qu'une pirouette et qu'un truisme, disait-il, ma conviction profonde était que les artistes n'avaient pas à s'occuper de l'histoire et que c'était à l'histoire, au contraire, de rendre compte au mieux de ce que font les artistes. Il pouvait parler des heures et des heures, il ne jurait que par la sainte modernité, vous m'avez expliqué, en vrai philosophe que vous êtes, que la modernité est un historicisme, si je ne me trompe pas, et si vous parliez sérieusement, je me demande aujourd'hui, pour ma part, si l'art moderne, au fond, n'est pas un art qui, lui aussi, ou bien refuse la vérité ou bien renonce à elle, et se condamne ainsi à ce désarroi qu'est le sien de ne plus la vouloir, cette vérité, ou de ne plus la pouvoir. Si j'ai, sur l'art moderne, abouti à cette conclusion, c'est à cause aussi de toute notre histoire, à Martial et moi, et vous le comprendrez tout à fait, quand je vous aurai dit ce que je n'ai pas dit encore, et qui de tout est le plus terrible.


La vie a repris, celle qu'on appelle commune, et cette période-là, jusqu'à notre divorce, a été plus que lamentable, et sordide, et douloureuse aussi, pour lui comme pour moi. Martial avait sombré définitivement, malgré les avis des médecins, malgré leurs mises en garde, il buvait, tout et n'importe quoi, il était devenu un pauvre alcoolique, au visage, au corps tout entier affreusement bouffi, avec des yeux vitreux tout injectés de rouge, il continuait à travailler par quel miracle, et les seuls répits qu'il y a eu alors, des répits doublement redoutables, pour lui, parce qu'ils signifiaient aussi autant de cures de désintoxication, cures qui le rendaient comme idiot, d'une débilité profonde, mais consciente, il a dû ces répits aux deux nouveaux infarctus qu'il a eus, cette année-là, tout de plus en plus était sans espoir. Nous vivions côte à côte, étrangers l'un à l'autre, et pour tout et dans tout, l'un et l'autre plus qu'incapables, indésireux de s'expliquer sur tout ce qui s'était produit, las l'un et l'autre, et l'un de l'autre dégoûtés, d'un dégoût qui de plus en plus devenait répulsion, presque nausée, et c'est avec joie, en effet, que j'ai dit oui immédiatement à sa proposition de divorce. Un an, jour pour jour, après ma sortie de l'hôpital, nous avons donc divorcé, tout un temps les choses alors ont changé, Martial a connu alors un réel apaisement, il buvait beaucoup moins, de nouveau on pouvait parler avec lui, il avait loué un petit appartement assez loin de chez moi, chaque semaine il m'invitait au restaurant, et c'est dans cette pizzeria où jamais, malgré votre insistance, je n'ai voulu entrer avec vous, c'est là que j'ai vécu la chose la plus cruelle peut-être qui se puisse, la plus folle, la plus inhumaine. Ma pizza à peine entamée, au milieu de mon assiette, je revois tout, je revois le rouge des tomates, l'ocre jaune du gratin, le mauve des champignons, je revois, Martial venait en fermant les yeux de prononcer enfin le mot, je revois se répandre à travers tout ça le rose clair du vin, mon verre était tombé de ma main, du vin qui courait en rigoles si vives, si légères, presque gaies, et ma bouche a poussé un cri, un vrai hurlement, paraît-il, puis je me suis effondrée en avant sans connaissance, oui, je reverrai toujours cette assiette à cet instant-là, quand Martial m'a enfin tout dit, tout ce que depuis toujours il m'avait caché et qu'il avait résolu, ce soir-là, de m'avouer, mais trop tard, hélas, trop tard depuis toujours. Ce que j'ai appris, d'abord dans cette pizzeria, à l'hôpital ensuite où je suis restée une dizaine de jours, ce que j'ai appris, c'est maintenant presque invraisemblable, pour moi, que ce soit si simple à dire : un cancer, ce que j'avais eu en fait au poumon droit, pendant trois ans, c'était un cancer que Martial, par amour, avait décidé de me taire et que, par amour, avec cette facilité qui était la sienne de parler, il avait demandé aux médecins de me taire, eux aussi, lui qui savait à quel mensonge on pouvait me faire croire, étant donné cette primo-infection que j'avais eue enfant, lui, et plus mon état s'aggravait, plus il s'obstinait à mentir, lui, par amour, qui n'avait pas voulu, qui n'avait pas pu, par amour, faire face à la maladie, à la mort, et qui éperdument s'était mis à boire, à boire afin d'essayer d'oublier, par amour, d'oublier mon mal, d'oublier le sien, ma vérité et son mensonge, et par amour, oui, par amour, il en était finalement arrivé à tout détruire, tout, par amour. Si vous saviez à quel point j'ai pu le haïr, pleine de colère aussi que j'étais contre moi, et pleine de honte, d'avoir cru ainsi à tout ce qu'il me disait, sans rien soupçonner, rien, niaise que j'étais, niaise et pourquoi, si vous saviez à quel point je l'aimais, en fin de compte, à quel point, au-delà de toute pitié, je ne savais que l'aimer encore. Et puis tout s'est précipité, il s'était remis de plus belle à boire, et j'ai eu peur pour sa raison elle-même, il n'arrêtait pas de raconter qu'il connaissait un monstre, et de façon extravagante il reprenait toute notre histoire, et ç'a été un nouvel infarctus, qui a failli être fatal, les examens ont révélé un coeur dans un état plus que critique, il a fini par accepter une greffe, elle a pu se faire presque aussitôt, mais ces greffes, c'est vrai, c'est un peu une loterie, ou bien ça marche en effet vaille que vaille, ou bien, hospitalisation à répétition, biopsie après biopsie, et traitement sur traitement antirejet, seuil immunologique en baisse constante, implantation soudaine on ne sait même pas de quel virus, oui, pour Martial, c'est ce que ç'a été, son coeur nouveau, un vrai calvaire. Il ne voulait même plus entendre parler de peinture, il ne pouvait plus, un soir, à l'hôpital, il m'a demandé un walkman, ce qui m'a étonnée et rendue heureuse, il avait toujours détesté la musique, il s'est mis jour et nuit alors à l'écouter, peu de temps après il m'a réclamé un magnéto et des cassettes, pour enregistrer des choses à mon intention, m'a-t-il dit, il voulait me parler, mais le lendemain, il allait avoir ses quarante-sept ans, l'oxygène et les perfusions, tous les goutte-à-goutte, il avait de lui-même arraché tout, l'infirmière le lendemain l'a retrouvé mort.


Ma lettre se termine et je n'ajouterai rien à ce que je viens de vous confier, je ne discourrai pas sur ce que tout cela a signifié pour moi et signifie encore et peut donc signifier pour nous, je vous demande cependant d'y penser, vous, le plus sérieusement possible, et le plus simplement aussi, ne serait-ce que pour mieux comprendre et mieux accepter le caractère inusité, par le ton peut-être d'abord, de ce qui à présent me reste à vous dire. Il y a deux choses pour moi dont l'une autant que l'autre est on ne peut plus indubitable vérité. La première est la force du sentiment que j'éprouve pour vous, l'estime que j'ai, et que je sais juste, pour l'homme que vous êtes, et le désir qui est le mien de vous tutoyer plus longtemps que le temps d'une nuit, si heureuse soit-elle, de vous tutoyer pour toujours. La deuxième est que je suis profondément, douloureusement encore attachée à Martial, que son souvenir, sans que j'y puisse, bien sûr, quoi que ce soit, que ce que j'ai vécu avec lui restera présent pour moi dans toute vie éventuelle avec quelqu'un d'autre, et le restera longtemps, sans doute, et peut-être même à jamais. Cette double vérité, ce que je vous demanderai, ce sera de réfléchir, pour conclure, à ce qu'elle est pour moi, à ce qu'elle est pour vous, à ce qu'elle serait éventuellement pour vous et moi, ce que je vous demande, et soyez-en sûr, je suis capable de tout supporter, c'est de prendre et me dire, en toute simplicité et clarté, votre décision. Ce que je ne veux pas même imaginer, vous comprendrez pourquoi, c'est quelque chose qui puisse pour vous, qui puisse alors pour moi être mensonge. Et si votre réponse est finalement un non, ni lundi, ni un seul autre jour, nous ne nous reverrons plus.


Martial m'avait enregistré en effet quelques mots, juste avant de mourir, c'est sur eux, veuillez m'excuser, ce sera de toute façon la seule et unique fois, c'est sur ces mots que je veux terminer, vous comprendrez aussi pourquoi, sur les quelques-uns que voici, ses tout derniers à lui :


je ne l'aimais pas je ne la supportais pas pourtant c'est elle la vérité c'est la musique aime-la toujours toi ne demande jamais rien d'autre rien qu'un monde de mus"






Extrait LE DERNIER MOT © Maurice Regnaut


http://www.maurice-regnaut.com