erreur humaine

 

 



- Oui, c'est... Monsieur Maxime ?... C'est vrai que pour vous, c'est commode à retenir... Pour hier ?... Mais pas du tout, monsieur Maxime, encore une fois, se tromper de numéro, personne jusqu'ici n'en est jamais mort... Ah ça, par contre, avoir raccroché... Vous n'avez pas raccroché ? Mais alors... Vous avez appuyé du doigt, tout machinalement... Mais qu'est-ce que je viens de faire ? Non ! J'ai appuyé, moi aussi, j'ai appuyé du doigt... Ce que je suis sotte, mais sotte !... Qu'est-ce que je fais, maintenant ?... C'est celui qui appelait qui rappelle, en principe, et s'il ne rappelle pas ?... Ce numéro qu'il a cru faire, hier, c'était le mien à un chiffre près, le 0 à la place du 7, et si je le faisais, moi, ce numéro ?... Il voulait qui, au fait, hier, Léonie, oui, c'est ça, Léonie, et qu'est-ce que je vais lui dire, moi, à sa Léonie ?... Ma fille, ma fille... La sonnerie, c'est lui, il rappelle... Monsieur Maxime !... Effectivement, monsieur Maxime, cette fois c'est moi, je vous dois toutes mes excuses... Comme vous, monsieur Maxime, exactement comme vous, j'ai appuyé du doigt... Pris ma revanche ? Quand je dis que c'est moi, c'est plutôt mon doigt, à vrai dire, un doigt de bébé, il faut que ça touche. Et comment j'aurais fait pour la réparer, ma sottise, si vous n'aviez pas rappelé, c'est la seule chose qui me tracassait. J'étais même prête à faire ce numéro, celui que vous avez voulu faire, hier, le même que le mien à un chiffre près, mais qu'est-ce qu'aurait dit votre Léonie ?... Ce numéro n'est plus celui de votre femme... Et ce n'est plus non plus votre femme, excusez-moi... C'est sa mère... Vous étiez, hier, dans votre bureau, vous vouliez appeler chez vous, à votre domicile, où Vivien attendait sa mère, votre ex-femme, Léonie, où vous deviez les rejoindre, c'est ça ?... Ce numéro, c'est donc le vôtre ?... Cette erreur-là, sur votre propre numéro, c'était vraiment la première fois ?... Qu'est-ce qui ne l'est pas, étrange, dès qu'on reste là à se monter la cervelle en neige ?... Les choses, elles ne sont pas à réfléchir, mais à vivre, mon cher monsieur, à vivre comme elles sont. Nos deux numéros sont les mêmes, c'est tout, mais l'un se termine par 0 et l'autre par 7... Bien sûr que je vous ai cru, inutile d'y revenir, je vous ai cru d'autant plus que mon doigt a fait comme le vôtre. Et puis, monsieur Maxime, moi, de mon côté, mentir, je n'ai jamais pu, jamais... Parce que tout simplement je ne sais pas, monsieur, je ne sais pas mentir, pourtant j'aimerais savoir, parfois, j'aimerais tellement, mais non, ce qui est dans ma bouche, c'est ce qui est dans ma tête. Quant aux autres, de leur côté, eh bien les autres, ils peuvent me raconter tout ce qu'ils veulent, tout, tant pis pour eux, je les crois... Vous seriez resté toute la soirée à m'écouter, mais Vivien ?... Vous n'en auriez été que mieux, après ?... Ma voix, oui, ma voix... Si je l'aime ? Cette voix, monsieur, c'est avant tout, pour moi, celle de maman... Que vous croyez. Si vous saviez tous les ennuis qu'elle m'a valus, cette voix ! Dernièrement encore, il y a un peu plus de deux mois, devinez ce qui m'est arrivé... Dans ce supermarché où je travaillais, je suis caissière. Oui, c'est tout le temps la queue, à ma caisse, et j'aime bavarder, c'est vrai aussi, mais cher monsieur, vous n'imaginez pas, les gens, une toute petite personne comme moi, un peu aimable, pas plus, qui parle avec eux de tout et de rien, de n'importe quoi qui passe par le coeur, ça les change tellement de ce qu'on vit aujourd'hui qu'ils en oublieraient tout, les gens, rien que pour être un moment avec une personne comme ça. Aux heures de pointe, chez moi, c'est la foule, cher monsieur, les clients pressés vont aux autres caisses, mais les gens chez moi sont tous d'une patience, alors, me direz-vous, dans ce supermarché, qu'est-ce qui a pu se produire ? Il y a toujours et partout des grincheux, des couilles-vinaigre, excusez-moi, et ce qui s'est produit, c'est qu'il y en avait un, ce jour-là, un gros, tout blond, complet-veston, qui s'est mis tout à coup à me traiter de caissière gazouilleuse, mais comme il avait un accent, venu tout droit de sa grande Allemagne, au lieu de caissière gazouilleuse, il disait gaizière cassouilleuse, et plus il hurlait : gaizière cassouilleuse, plus tous les gens se tordaient de rire. Il rabâchait que jamais, dans aucun pays, il n'avait vu ça, un magasin gui dolère une gaizière cassouilleuse, il a tellement vociféré, il y a eu tellement de charivari que le directeur lui-même est descendu. Evidemment, tout de suite il n'a eu qu'une idée, et je n'en dirai pas plus. Si vous les connaissiez, monsieur Maxime ! On est montés dans son bureau, il m'a dit qu'avec moi, il y avait en effet un problème et qu'il fallait en discuter, qu'on venait justement de lui parler d'un restaurant, très bien, paraît-il, repris par un Suisse, et qu'il m'invitait, telle adresse, telle heure, et là-dessus, comme j'avais depuis le début les yeux baissés, sans un regard pour lui, et sans une parole, il m'a demandé comment il devait comprendre une telle attitude, et c'est là que ses grands rêves d'amour se sont écroulés... Je l'ai regardé et je lui ai répondu que ce n'était pas un visage qu'il avait, mais de la vieille bougie toute fondue... Cher monsieur Maxime, vous avez deviné. Fichue à la porte et sans rien, ça ne faisait que trois semaines et trois jours que j'y travaillais, à son supermarché. J'en ai trouvé un autre, et le lendemain même, hélas, je remplace un jeune homme de vingt-quatre ans qui vient d'avoir un accident de moto, lui aussi, excusez-moi, mais la moto, ça me rappelle tellement de choses. Et mon nouveau supermarché n'est pas trop loin, ce qui m'évitera cette fois de déménager... Vous me quittez... Vivien, mais je ne vous ai même pas demandé, il va mieux ?... Oui et non, je vois, vous en êtes déjà... Je comprends, cher monsieur, je ne vous en veux pas... Me remercier ? Mais c'est moi, cher monsieur Maxime, c'est moi qui suis heureuse... Embrassez pour moi votre fils, tous mes voeux pour lui... Monsieur Maxime... Ce ton qu'il a eu, avant de raccrocher ! "Si je continue à vous écouter, c'est moi qui vais m'y mettre, à gazouiller, mais pas la même gazouille"... Il n'a pas ri, d'ailleurs, pas une seule fois, à mon histoire, et qui sait s'il a même souri ? Son fils a sûrement quelque chose de grave, mais lui, ce monsieur Maxime, ce n'est rien de plus qu'un maroufle... Un homme blessé, peut-être, et mal cicatrisé, ça s'entend dans sa voix, ça remonte à profond, son secret, mais c'est peut-être son ex-femme, et ce qu'elle a été, ce qu'elle est même encore aujourd'hui, cette Léonie... Ah la cinquantaine, pour l'homme, c'est l'âge fragile, à mon avis il en approche... Et toi, qu'est-ce que tu es, toi, ma fille ? Lui, c'est un monsieur qui a son bureau, en téléphonant, un soir, il fait un impair, il s'excuse, en s'excusant il en refait un autre, et le jour suivant il se réexcuse et terminé... Terminé... Avant de manger, il faut que je sente... Il y avait ce parfum, hier soir, quand j'ai ouvert ma fenêtre... Tu n'as pas rêvé, aucun doute, il y a dans le coin un acacia... Demain tu cherches, ma fille, un acacia, demain tu trouves... Si les parfums pouvaient guérir... Qu'est-ce qu'il a, son Vivien ?... Maxime, si lui aussi pouvait sentir...



Extrait ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut


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