- Simple, elle l'était, cette règle du jeu, mais avec elle, c'est vrai, monsieur Maxime, c'était un peu trop comme une mécanique.
- Well, si j'ai bien compris votre nouvelle règle, on ne demande rien à l'autre, il parle alors de ce qu'il veut, quand il veut...
- Et sans qu'on raccroche, ça, n'oubliez pas, cher monsieur Maxime, raccrocher, c'est du temps perdu, et ce soir...
- Ce soir, en fait, comme tous les soirs, depuis une semaine, il y a une voix que j'entends, Clarelle, une autre voix que la vôtre, et c'est tous les soirs une voix qui m'étonne, oui, c'est la mienne...
- Qui vous étonne ?
- A qui parler, à qui et de quoi, je ne connais qu'une réponse, en temps ordinaire, à personne et de rien et jamais. Mes semblables, you know what, mes semblables, j'ai beau m'enfermer, dans mon bureau ils vont venir tous, encore aujourd'hui sans arrêt, je les reconnais à leur pas dans le couloir, à leur façon de frapper à la porte et d'ouvrir, je ne lèverai pas les yeux, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas un signe, pas un seul, qu'ils s'en aillent, et vite, je ne les supporte plus, mais plus, you got it ?
- Cher monsieur Maxime, une fille aujourd'hui arrive à ma caisse, elle avait le crâne rasé et peint tout entier en tout petits carrés de toutes les couleurs, vous auriez juré une collection de timbres, une demi-heure au moins, monsieur Maxime, elle est restée à me rabâcher toutes ses rengaines, elle est partie, il était temps, je n'en pouvais plus, moi aussi, j'avais fait deux erreurs à cause d'elle, une troisième, elle n'y coupait pas, j'avais mon endroit où m'évanouir.
- Et qu'est-ce qu'elle voulait, votre jeune timbrée ?
- Vous oubliez déjà, monsieur Maxime, on ne demande rien, je parlerai de ce que je voudrai, de ce que j'aurai décidé moi-même. On commence ?
- Why not, mais qui ?
- Vous préférez aussi que ce soit moi ? Ce soir non plus, je n'ai pas eu le temps de préparer mon café, je vais le faire alors tout en parlant, si c'est moi qui commence, et ça va être un peu plus long, mais attendez quand même, monsieur Maxime, pour boire votre prochain whisky, attendez que moi, je puisse déguster mon café, vous m'attendez, monsieur Maxime ?
- All right, lady, on attendra.
- Une fin d'après-midi, à ma caisse, il y aura bientôt quinze ans, je vois arriver dans la queue, avec son salami, son bout de gruyère et son coca-cola, mais vous ne devinerez pas, je vois un ange, oui, pourtant j'en voyais tous les jours, des jeunes gens passer dans la rue avec une guitare sur l'épaule, et je ne m'étais encore jamais aperçu, avant celui-là, que leur guitare, monsieur Maxime, c'était leur aile, et celui-là entre autres, un grand tout maigre aux cheveux châtain mais tout frisés, les yeux noisette, et fossette au menton, aucun doute, celui-là, il avait l'allure d'un ange sûr de lui, son aile, elle lui montait toute jaune au-dessus de l'épaule, et quand son tour est venu, il n'avançait pas, le client derrière lui l'a poussé, pour mieux m'entendre il avait fermé les yeux, pour mieux écouter ma voix, c'est ce qu'il m'a expliqué le soir, mais à la caisse il me souriait toujours, je lui ai dit : votre monnaie, il m'a dit : vous voulez que je vous mette en musique, alors il s'est assis par terre au bout, tout près de mon siège, il a pris son aile sur ses genoux et puis, jusqu'à notre départ, j'avais encore une heure à faire, il buvait de temps à autre une gorgée, il était resté au milieu du bruit, à nous jouer des choses tellement douces, les yeux toujours fermés, le sourire aux lèvres, et cet ange, vous l'avez deviné, c'était mon Jérôme. En fait il avait deux ailes, lui aussi, une sèche, une électrique, et ce qu'il aimait surtout, c'était jouer tout seul au fond des couloirs du métro, la guitare électrique alors résonnait avec une puissance, il disait que la musique, à ces endroits-là, il n'y avait plus d'autre monde enfin que le sien, les voûtes étaient ses voûtes, les murs ses murs, les gens, ceux qui passaient comme ceux qui restaient là, en cercle, à rythmer des mains, du pied ou de la tête, ils appartenaient aussi, tous ces gens, à ce monde de musique, ils étaient son peuple. Il jouait partout, dans la rue et dans les bistrots, dans les boîtes également, avec d'autres, et de plus en plus même, avec des musiciens qu'il admirait, parfois il m'emmenait à des grands concerts, mais là, me métamorphoser, comme il disait, je ne pouvais pas, peut-être à cause de l'âge, c'est vrai, j'avais sept ans de plus que lui, que lui et que tous ceux pour la plupart qui étaient venus, mais il y avait surtout ce tintamarre, une sono canon en plein ventre, une salle archicomble, une chaleur, la sueur brûlait les yeux, les lumières en plus aveuglaient, et la puanteur, et par milliers là-dedans, tous debout qui n'arrêtaient pas, de taper dans les mains, de crier toujours les mêmes cris, de chanter en anglais, les chanteurs sur scène, eux, comme les musiciens, plus personne ou presque n'entendait rien, tous savaient tout par coeur, cette espèce de délire sacré, comme avait dit une fois Jérôme, ce n'était pas pour moi, et métamorphose pour métamorphose, je les aurais volontiers vus tous d'un coup se transformer, les milliers de filles en milliers de flacons de parfums, les milliers de garçons en ventilateurs. Jérôme avait une vieille tante à Paris, sa tatie Adèle, la soeur de sa mère, et qui vit toujours, d'ailleurs, je la revois depuis que je suis dans mon nouveau supermarché, elle vient régulièrement, une vieille dame toute menue et toute en sucre, une fois par an elle a des nouvelles de Jérôme, des nouvelles qui sont bonnes, et c'est longtemps chez sa tatie Adèle, chaque nuit, qu'il allait remiser tout son matériel de musique, et c'est chez elle aussi que son courrier arrivait, mais pour ce qui est de dormir, c'était tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, il fallait qu'il sache où trouver sa drogue, il disait que de temps à autre il en avait besoin pour être sûr qu'il irait jusqu'au bout de sa musique, il passait aussi la nuit n'importe où, en été, dans le métro, dans la rue, et de loin en loin il venait chez moi, et même de plus en plus souvent, notre dernière année ensemble, après son service militaire, il a ramené son matériel chez moi, il dormait avec moi presque tout le temps. C'était un fou de musique, Jérôme, mais en même temps c'était quelqu'un de tellement simple, après son bac, il l'avait eu avec je ne sais plus quoi, mieux encore que très bien, il avait parlé à son père, il lui avait dit qu'il n'apprendrait pas de métier, qu'il n'envisageait pas d'avoir la même existence que la sienne, ou que celle de grand nombre d'autres, qu'il n'aimait qu'une seule chose, lui, la musique, et qu'il serait musicien, et qu'il gagnerait toujours assez pour vivre, et même là, d'ailleurs, il avait raison, les musiciens sont tous des anges, et les anges, aujourd'hui encore plus qu'avant, les gens ont tellement besoin d'eux, vous les auriez vus, les gens, quand finalement ils repartaient, après avoir jeté leurs pièces, et vous l'auriez vu, lui, mon Jérôme, ou plutôt vous auriez vu sa tête frisée, il ne la redressait jamais ou presque, il ne pouvait presque plus s'arrêter de jouer, les yeux fixés sur sa grande aile toute jaune et bleue. Il avait donc tout quitté, du jour au lendemain, ç'a été pour son père un coup terrible, en fait il ne s'en est jamais relevé, c'était bien les deux mêmes, ce père et ce fils, la même intransigeance, tous les deux, la même droiture, et quelle estime ils avaient l'un pour l'autre, et quel amour, tout simplement, et toutes les fois qu'il le pouvait, Jérôme retournait passer quelques jours près de son père, et je m'arrangeais le plus souvent pour aller avec lui, là-bas, dans son village...
- Quand on a quitté le village de mon enfance, j'avais treize ans, l'instituteur est venu voir mes parents...
- Monsieur Maxime...
- ... comme on allait tout près d'une petite ville, il leur a dit que je devais aller au collège là-bas, que ça ne leur coûterait rien, qu'il allait même écrire au directeur, et c'est comme ça que j'y suis entré, dans ce vieux collège, pour le dernier trimestre, et que j'ai commencé mes études...
- Excusez-moi...
- ... et ça à cause de quoi, d'une chose banale, en fait, trois ans après la fin de la guerre une petite entreprise qui ferme, une scierie où mon père travaillait, mon père alors reprend son métier de bûcheron, le seul travail qu'il trouve encore est très loin, on déménage, c'est tout, mais avant, pendant toute la guerre, elle avait marché, cette scierie, et très fort, elle avait deux patrons, le vieux et le jeune, le père et le fils, et le fils, c'était le genre on ne peut plus jeune singe dynamique, et tous les jours les Allemands étaient dans son bureau, il avait fait avec eux pendant quatre ans des affaires en or, la libération arrive, et les Allemands à peine partis, voilà qu'un beau dimanche, aux flonflons de la musique, on nous fait défiler toute la section des FFI du coin, voilà qu'on nous montre au grand jour les fidèles et loyaux combattants de l'ombre, ils avançaient en rangs serrés, brassards tout neufs, derrière leur chef, et toute la chose est là, leur chef, ce responsable valeureux de ces héroïques résistants, de ces patriotes purs et durs qui avaient tout risqué pour sauver notre honneur face à l'ennemi allemand, leur chef n'était rien d'autre, exemplaire clandestinité, que ce jeune patron en chair et en os, ce jeune singe on ne peut plus en effet dynamique, et ce dimanche-là, ce défilé, pour le gosse que j'étais, en 44, ç'a été, avant celles de tous les bouquins du monde, une des leçons les plus fortes qu'il ait jamais pu avoir.
- La vie à la campagne, la vraie, et pas seulement dès qu'on arrivait chez son père, on faisait aussi des balades, loin, en vélo, de plus en plus loin, c'est grâce à lui, si j'ai connu tout ça, moi, si j'ai même pu aimer sa campagne à ce point, c'est grâce à Jérôme, il l'aimait, lui, depuis toujours, alors que pour moi, c'était à chaque fois la découverte, et les couilles du taureau, moi aussi, j'ai touché, mon cher monsieur Maxime, on aurait dit d'ailleurs un énorme grain de café blanc, pas aussi lisse qu'on pouvait s'y attendre, et les vaches, elles sont d'une tristesse, les pauvres, et c'est vrai qu'il y a tellement de gens comme elles, à qui on a monté leur sourire à l'envers...
- Mon père en était fier, que son fiston fasse des études, et moi, à mes jours libres, et pendant les vacances, petites ou grandes, je partais au bois avec lui, on enfourchait le vélo, la nuit commençait à peine à pâlir, tout encore était sombre, à perte de vue, et silencieux, je roulais derrière lui, à distance, il avait sa musette sur le dos, son gros paletot au col toujours relevé, à cette heure-là, on voyait dépasser un peu en biais son éternelle casquette...
- A la lisière du bois, près des vergers, c'est là que le père de Jérôme avait son rucher, j'y suis allée une fois, avec lui, je n'ai plus jamais voulu y retourner, même la tête couverte, il y avait une abeille, cette fois-là, qui bourdonnait autour de moi, et quoi faire, elle me suivait de ruche en ruche, et la voilà soudain prise dans mes cheveux, juste en haut, qui se débat, qui bourdonne de plus belle et pour finir me pique, une douleur, monsieur Maxime, j'ai cru que j'étais morte, et vous ne devineriez jamais ce que j'ai pensé alors, ce qu'on peut être bête dans ces moments-là, j'ai pensé que je n'avais pas été faite comme tout le monde et qu'on ne m'avait jamais rien dit, j'ai pensé que je devais avoir, moi, le coeur au sommet du crâne...
- Au travail, pas plus tôt arrivés, le jour pointait tout juste, et le travail, c'était toujours le même, jour après jour le même rituel, débrousser d'abord, tout le petit sous-bois, nettoyer à la serpe, ensuite à la hache couper les trochées, en mettant bien en tas les perches, en les alignant toutes du pied, couper jusqu'à tant qu'on en ait assez pour faire la journée, et mon père ne serait pas rentré avant d'avoir fait ses cinq stères quotidiens, le taillis nécessaire une fois coupé, installer alors devant chaque tas la bique en bois et débiter, à la serpe et la scie, une longueur, un coup de serpe, et la bonne longueur, pour la charbonnette, c'était quatre-vingts centimètres, un mètre vingt pour le bois de chauffage, et je tire une longueur et je coupe, et je tire et je coupe, et je coupe, et je coupe, et la bique elle-même, à force d'encaisser des coups de serpe, elle finissait coupée en deux, le temps de s'en fabriquer une nouvelle et tout continuait et la charbonnette, on la jetait toute au même endroit, les branchages qui restaient tombés devant la bique, on les passait derrière, et la serpe n'arrêtait pas et de se lever et de s'abattre, une serpe lourde, une espèce de grosse carpe plate avec un manche fait de rondelles de cuir enfilées sur la queue, une grosse pièce de monnaie trouée à la fin, pour tenir le tout, le bout de queue qui dépassait, on le rabattait à coups de marteau, à midi on sortait le pot de camp, à quatre heures on cassait la croûte, une cigarette ou deux en plus entre les repas, pour fumer on s'asseyait toujours, le reste du temps la serpe et la serpe et la serpe encore, et quand tout était débité, en fin d'après-midi, quand tout était devenu un énorme tas de charbonnette, avec les quatre piquets plantés dedans, de grands piquets taillés dans des perches bien droites, il fallait alors empiler tout ça...
- Il connaissait tous les oiseaux, Jérôme, il me donnait leurs noms, mais jamais je n'ai pu les retenir, je lui répondais alors n'importe quoi, il me disait : celui-là, avec son poitrail rouge, je lui disais : c'est Baptistin, et celle-là, avec sa robe verte, je lui disais : c'est Germinie, et celui-là, aux grandes ailes bleues, c'est Casimir, aux dessous d'ailes blancs quand elle s'envole, c'est Rosalinde, il n'y avait que pour le tout noir au bec jaune où je disais le merle, et c'est à son chant que je le reconnaissais, comme je reconnaissais l'autre, et je l'avais même écouté toute la nuit, la première fois, c'était en mai, l'autre, le rossignol...
- Et quand tout enfin était empilé, restait le rite du soir, le dernier travail, faire le feu, et j'entends mon père, un chantier, ça se quitte absolument propre, et tout le branchage, à tous les emplacements des biques, avec la fourche en bois on enlevait tout, on en faisait un seul grand tas, dès qu'il atteignait de la hauteur, on allait prendre à la pelle, une fois le dessus de la cendre écarté, la braise du feu de la veille, on la jetait sur le branchage et les braises à travers dégringolaient, les feuilles se mettaient à roussir et se recroqueviller, les petits rameaux à crépiter, pelletée après pelletée on apportait toute la braise et tout à coup le feu partait, les flammes en dansant grimpaient sur le ciel, on continuait ensuite à ramener le branchage, le feu à chaque fourchée était coupé net, mais l'instant d'après ça reflambait de plus belle, et quand plus rien ne traînait sur le chantier, plus la moindre ramille, on attendait la fin du feu, il le fallait, question de sécurité d'abord, pour aussi le relever, après, ramasser toutes les braises en tas, qu'elles durent ainsi jusqu'au lendemain, alors avec un bout de branche embrasée on allumait une cigarette, on s'asseyait, en silence on regardait le grand feu finir de brûler, les hautes flammes monter de plus en plus droit sur le ciel de plus en plus sombre, et parfois un brandon sautait, j'allais le rejeter dans le brasier, c'était l'heure, comment dire, c'était pour moi, mais pour mon père aussi, j'en suis sûr, c'était quelque chose de sacré, de voir là, dans cette flamme de plus en plus rouge, au milieu d'un ciel qui peu à peu était passé au noir, de voir tout finir en fumée et cendre, là, et tout, c'était quoi, c'était en fait une grande journée entière, une bonne dizaine d'heures de travail, c'était du temps, en somme, et ce qu'il en restait, de ce temps, c'était là aussi, au centre du chantier, c'était les cinq stères à nouveau, c'était les piles de bois nouvelles, les deux piles, avec leurs flancs tout clairs, celle de charbonnette était la plus haute, la plus élégante, oui, ce qui restait du temps humain, du temps combustible, on pouvait le voir, là, on pouvait le toucher, c'était simple et beau comme un vrai miracle...
- Il y avait un énorme tilleul, devant la ferme, et c'est souvent que je pense à lui, je le revois encore en vous écoutant, vous et votre feu, mais ce tilleul, ce soir, monsieur Maxime, c'est un tilleul qui sent le café, vous devinez pourquoi, si vous sentiez ça, ce qu'ils devraient faire un jour, tout de même, ils font tellement de choses qui ne servent à rien, ce qu'ils devraient faire, monsieur Maxime, c'est le téléphone aromatisé...
- Abattre un arbre, ça aussi, une cérémonie... et mon père s'adossait au tronc, levait les yeux sur la charpente des branches, au-dessus de lui, et faisait le tour comme ça lentement, les yeux levés, pour trouver de quel côté l'arbre chargeait, de quel côté il irait tomber de son propre poids, et si, pour une raison ou pour une autre, il n'était pas question que l'arbre tombe là, il fallait qu'il décide où et comment le diriger, quels coins préparer, quels petits, quels grands, et sa décision prise, il me montrait enfin où faire l'entaille, et c'est alors que tout commençait... là, à la base de l'arbre, et du côté donc de la chute, la hache frappait son premier coup, la première écaille jaillissait, la grande feuillisse encore debout, ou quelquefois le chêne, avait au pied sa première incision...
- Monsieur Maxime, excusez-moi, mon café, c'est encore le mien, mais demain...
- ... c'était aussi l'épreuve de vérité, faire l'entaille, un bûcheron, ça se jugeait à son coup de hache, ou bien ce n'était qu'un massacreur, ou bien c'était un véritable artiste, il fallait en effet les deux, la force et l'adresse...
- C'est vrai qu'il est peut-être encore un peu trop chaud, mon café...
- ... il fallait ne pas grimper, en haut de l'entaille, et surtout ne pas piocher, en bas, ne pas frapper à l'oblique, il fallait que la hache arrive à l'horizontale, et pour ça, il fallait en frappant baisser la main qui était à l'arrière du manche...
- Moi, je n'attends plus, je bois...
- ... et j'entends mon père : baisse la main, nom de dieu, baisse la main, c'était un peu comme une gueule de poisson grande ouverte, une entaille finie, et c'était mon père qui la finissait, c'était alors si absolument lisse, on passait plusieurs fois la main, lui comme moi, rien que pour la perfection, rien que pour la douceur...
- Et vous, monsieur Maxime, vous ne voulez pas boire une gorgée ?
- Jamais une goutte d'alcool, mon père, au travail, jamais, de l'eau et du café...
- Mais vous, monsieur Maxime, vous, ce soir, no whisky ?
- You, mais c'est moi en fait qui ne suis pas encore réveillé, that's it, lady, that's it.
- Cher monsieur Maxime, vous étiez perdu, dans vos bois.
- C'est un monde qui n'existe plus, mais qu'est-ce que ça veut dire, on peut quand même avoir été heureux, un jour, non ?
- On y allait aussi, nous, dans les bois, c'est vrai qu'on aurait pu s'y perdre, en tout cas marcher dans les feuilles tombées, j'en avais déjà les jambes qui couraient tout partout toutes seules, et dans cette verdure, avec cette odeur tellement forte, ça sent à la fois le frais et le pourri, je n'avais qu'une idée, à chaque fois, vous devinez laquelle, et dès qu'on était assez loin de tout, ou tout au moins qu'on croyait l'être, au premier fourré Jérôme me suivait, c'est comme ça qu'un jour on s'est fait surprendre. On était ensemble au creux d'un buisson, mon Jérôme et moi, en train d'oublier tout, quand soudain on entend : non, Pépère, non, c'était un homme, il avait une veste en velours côtelé marron, un homme entre deux âges, avec une moustache rousse énorme et qui lui retombait de chaque côté de la bouche, avec des petits yeux qu'on voyait à peine, il avait un chien, un grand chien tout roux qu'il appelait Pépère, il avait aussi dans les mains son fusil braqué droit sur nous, le chien n'arrêtait pas de tourner autour de Jérôme, et l'homme répète : non, Pépère, non, Jérôme allait commencer à se relever, l'homme lui appuie le bout de son fusil sur les fesses et lui crie : tu restes là-dedans, c'est compris, tu restes là-dedans ou je te fous du plomb dans ton lave-vaisselle. On s'est regardé, Jérôme et moi, on entend l'homme dire : non, Pépère, pas toi, et Jérôme, il me l'a dit après, avait en effet sur les cuisses le museau tout humide et tout froid de ce Pépère, et l'homme continue : pas toi, Pépère, pas aujourd'hui, alors j'ai senti la peur me venir, j'ai serré très fort mon Jérôme et je l'ai embrassé, comme jamais je n'avais embrassé personne, et puis je n'ai plus rien entendu, j'ai regardé, rien, tout avait disparu. On finissait à peine de se rajuster qu'un autre homme arrive, il avait une veste marron en cuir, il nous demande si on n'avait pas vu un moustachu avec un chien, Jérôme dit non, l'autre répond : ben vous l'avez échappé belle, le Gaulois chasse dans le coin, tout le monde l'appelle comme ça à cause de sa moustache, je l'ai vu tout à l'heure, le Gaulois, ne restez pas là. On a fait un bout de sentier avec l'homme, il nous a parlé du Gaulois, qui vivait dans sa vieille cabane, avec son chien, de l'autre côté de la forêt, dans sa vieille cabane il y avait tout, cuisine, salle à manger, chambre à coucher, salle de bains et WC, tout ça ultramoderne et dernier cri, mais tout ça en photos, cloué sur ses murs, ça venait des catalogues, il en chapardait partout, c'était sa marotte, un individu par ailleurs à surveiller et de près, ce Gaulois, pas tant à cause qu'il chassait été comme hiver, chasse ouverte ou pas, mais à cause que lui et son chien, son Pépère, ils étaient dangereux, surtout pour les jeunes et pour les enfants, le Gaulois avait des pratiques, et Pépère, à ces moments-là, il pouvait se mettre à mordre, et combien de fois les chasseurs avaient essayé de le tuer, rien à faire, un démon, ce Pépère, il n'aboie jamais, sûr que c'était ça le pire, pas tant à cause du Gaulois et de son cerveau fêlé, mais à cause de Pépère, et le Gaulois disait, lui, qu'il n'y pouvait rien, si Pépère était un chien philanthrope.
- Et même le dimanche, en hiver, quand il y avait trop de neige par terre et qu'on ne pouvait rien faire d'autre, il me disait : fiston, en route, on va passer quelques traits...
- Monsieur Maxime, encore...
- ... et là-haut, dans la coupe, on mettait sur la neige un gros sac replié, un genou dessus, on posait le passe-partout sur la bille de hêtre, une bille énorme, à débiter en bois de chauffage, et c'était parti, une heure et demie en gros sans s'arrêter pour descendre un trait de scie...
- Vous n'avez pas assez bu, monsieur Maxime...
- ... au début tout allait très bien, mais venait le moment, dans les bras, dans le droit d'abord, où c'était la crampe et j'avais mal, de plus en plus mal, je disais : papa, on arrête, il disait : tire, et mes bras, mes épaules, la douleur que c'était : papa, j'avais le visage inondé de larmes : tire...
- Cher monsieur Maxime, vous devriez prendre encore un petit verre...
- ... et jamais je ne me serais arrêté, je savais que ce n'était qu'un moment, qu'il fallait le dépasser, la douleur peu à peu alors diminuerait, les crampes disparaîtraient, tout serait oublié, et c'était vrai, au-delà de ce moment-là, son passe-partout, j'aurais pu le tirer des heures et des heures...
- Monsieur Maxime, s'il vous faut du whisky pour vous réveiller, prenez du whisky, du comment déjà, du Glen.
- Completely right, lady... Thanks for the Glen, j'ai dormi moins qu'hier, pourtant, j'en avais trop marre, aujourd'hui, trop.
- Jérôme et moi, l'autre aventure qu'on a eue, horrible celle-là, c'était l'été avant son service militaire, on avait décidé de faire une virée, en vélo, jusque dans le Midi, mais avant la Côte, bien avant, mon Jérôme avait rendez-vous, là-bas, avec un de ses patrons, son nom, je ne sais plus, si, je me souviens, Nal, Jérôme l'appelait Nal, il avait une boîte à Paris, mais il faisait aussi du trafic de drogue, ce Nal, il devait descendre, ce jour-là, dans un château qu'il avait indiqué à Jérôme, un château qu'il venait d'acheter au début de l'année, un vieux château à grandes murailles et tout en long, sur le haut d'une colline, au bord d'une immense plaine avec des montagnes, tout au loin... Cher monsieur Maxime, vous êtes là ?
- Non, mais faites comme si.
- On était arrivés en avance, à ce château, et comme Nal, ce même samedi-là, venait y rejoindre sa femme, elle s'y trouvait déjà, elle, depuis plus d'une semaine, on aurait pu risquer de leur gâcher leurs retrouvailles, alors on est allés, de notre côté, faire l'amour à la grande lavande, en fait on s'était dit qu'en attendant on allait se balader, le ciel commençait à se couvrir, on l'avait remarqué, mais pas plus, soudain on voit, à perte de vue, un champ de lavande, entre les rangées une terre ocre avec pas une herbe, et les rangées, toutes tellement hautes, tellement épaisses, et tellement rondes comme des tuyaux et jusqu'à l'horizon, vous auriez dit dans un désert des colonnes de pipe-lines bleu mauve arrivant ensemble, et cette grande lavande, tous les épis en étaient tellement longs, tellement lourds que vite, on s'est enfoncés avec nos vélos, le champ plus loin faisait une courbe et tout de suite après on s'est arrêtés, ce qu'on a pu écraser et broyer, ce qu'on a pu se frotter l'un l'autre et s'enduire, le visage, le cou, la poitrine, les cuisses, enfin tout, mon Jérôme et moi, au milieu des débris d'épis, pour finir, dans le creux du sillon, plus lavande l'un, plus lavande l'autre, on a fermé les yeux, je crois que n'ai jamais eu envie autant que cette fois-là de devenir enceinte, et puis tous les deux on s'est endormis... Mais vous, monsieur Maxime, vous ne rêvez pas, au moins ?
- Bien sûr que si, Clarelle, et vous savez quoi, que vos deux endormis se réveillent.
- C'est un coup de tonnerre effrayant qui nous a réveillés, et c'est au même instant une pluie, un vrai déluge, on ne voyait plus le ciel, on ne voyait plus les rangs de lavande, on ne voyait plus rien, que les trombes d'eau qui s'abattaient toutes droites, les sillons étaient inondés, on pataugeait, on glissait, les vélos qu'on portait, on tombait avec, on est sortis du champ les jambes jusqu'aux genoux dans des bottes de boue, en deux secondes tout était lavé, on est remontés sur les vélos, au-delà de quelques mètres on ne distinguait plus, les éclairs eux-mêmes étaient comme noyés, ce n'était sans arrêt que des lueurs autour de nous, le fracas du tonnerre était comme lointain, on avait beau avancer tous les deux au pas, je n'apercevais plus mon Jérôme, et soudain, devant nous, le portail du château, aussi vite on descend de vélo, l'entrée en pente était pavée et j'ai glissé, un coup au genou droit qui m'a fait un mal, j'en ai gardé un bleu pendant des semaines, on s'était adossés à la porte, on sonnait, ça dégringolait toujours aussi fort, on sonnait et sonnait, personne, on a cogné avec des gros cailloux, une demi-heure, et même plus peut-être, à sonner et cogner, les cataractes ne diminuaient pas, on cognait, on sonnait, on ne se demandait plus rien, quand voilà soudain la porte lentement qui s'ouvre, un homme était là, sous un parapluie, il avait fini par entendre les coups, l'électricité dès le début de l'orage était tombée en panne, on a posé nos vélos sous un vaste appentis ouvert, deux voitures étaient déjà là, une rouge, une blanche, on a monté un escalier en pierre, on est entrés dans une grande salle, il y avait sur tout un mur une cheminée... Vous m'écoutez toujours, monsieur Maxime ?
- Vous craignez quoi, ma voix, je préfère la vôtre.
- Il était comme Jérôme me l'avait décrit, ce Nal, la cinquantaine, un dessus de crâne entièrement chauve, un collier de barbe poivre et sel, un sourire triste, un sourire en fait qui ne le quittait jamais, mais ses yeux, des yeux noirs immenses et brillants, leur regard était tout comme aplati, on aurait dit deux grandes galettes debout tout contre leur vitrine, ses yeux, deux grandes galettes de nuit d'étoiles, il avait l'air tellement de se demander où il était, j'ai dit à Jérôme, aussitôt qu'on a été seuls, je lui ai dit qu'il y avait quelque chose, ici, que quelque chose s'était passé, quelque chose d'anormal, Jérôme m'a expliqué qu'il était nuit et jour comme ça, camé à mort, oui, c'était l'expression, qu'il se piquait, lui, à je ne sais plus quoi, et qu'en effet il était fou, ce Nal, sauf quand il s'agissait d'affaires sérieuses, il avait alors les deux pieds sur terre, il était même parfois sordide, et Jérôme avant m'avait présentée, et c'est le seul homme vraiment qui me l'ait jamais fait, Nal s'est incliné et m'a fait le baisemain, on était trempés, on dégoulinait, Nal souriait toujours du même sourire triste, il nous a dit : tu es soupière et tu retourneras soupière, et nous a fait passer dans une immense pièce, il y avait je ne sais plus combien de malles et de valises, et la plupart encore fermées, il les a toutes ouvertes, elles étaient pleines toutes de vêtements, puis il nous a laissés, tout le mal qu'on a eu pour enlever nos pauvres habits, ils collaient tellement, mais le sac en cuir où Jérôme avait l'argent et les papiers, et qu'il portait toujours en bandoulière à même la peau, pas une seule goutte d'eau n'y était entrée, on a donc fait nos essayages, et Jérôme s'est trouvé très vite un costume en flanelle vert pâle, avec une chemise crème à fines rayures roses, et des mocassins tressés également crème, il a rejoint Nal pour son affaire de drogue, il était d'un chic, mon Jérôme, moi, j'ai mis plus de temps, il y avait des choses magnifiques, mais tout ce qui est voyant, je n'aime pas, il y avait des robes très simples et très belles, mais pas une qui m'allait, toutes trop larges, à la taille surtout, j'ai fini par me trouver une jupe jaune paille, un chemisier brodé jaune et vert et de magnifiques sandales italiennes, en cuir vert clair, Nal m'a fait tous ses compliments, je lui ai demandé où était sa femme, il nous a pris tous les deux par l'épaule, il nous a regardés l'un après l'autre avec ses yeux de fou, en souriant toujours de son sourire triste il nous a dit : tu es soupière et tu retourneras soupière, et nous a conduits vers la salle de bains, le couloir était long, presque aussitôt l'odeur a commencé, plus on approchait et plus la nausée, et plus le vertige me venait, Nal a ouvert la porte et je me suis rattrapée au mur, la puanteur était abominable, et j'ai fait demi-tour, je ne savais plus, dans ce long couloir, je suffoquais, je titubais, j'ai suivi ensuite la cheminée, à chaque haut-le-coeur je fermais les yeux, je me suis retrouvée enfin, dans la pièce aux valises, effondrée au milieu des robes toutes encore en vrac, c'est là qu'un peu plus tard et de loin, je lui avais fait signe avec les mains d'arrêter et de reculer, la puanteur était toujours sur lui, Jérôme m'a raconté la salle de bains, je m'en souviens tellement bien, la grande baignoire était pleine à ras bord, des pointes de longs cheveux blonds luisaient sur l'émail, sous la fenêtre, et le corps était là, immobile dans l'eau, tourné un peu sur le côté, le corps tout gonflé et tout blanc, tout au fond de l'eau il y avait une couche noire et partout ailleurs l'eau était toute trouble, elle était pleine de particules de chair, de chair effilochée, ou déchirée, ou partie en lambeaux, le sein le plus haut s'était tout entier détaché et retourné, et son intérieur dilaté faisait entre deux eaux un gros rond vraiment tout laiteux, bordé de longues franges toutes duveteuses, il y avait tout un temps déjà qu'il se trouvait là, ce corps de femme en train de se défaire, et dans la puanteur Nal souriait toujours aussi tristement, sans bouger, l'oeil fixe, alors Jérôme lui a demandé s'il avait averti quelqu'un, il n'avait rien fait, Jérôme a décidé d'appeler l'hôpital, l'ambulance n'allait pas tarder, je regardais ces robes, toutes tellement belles, et tellement jeunes encore, et j'avais froid, je me suis trouvé un superbe pull bleu uni et j'ai marché un peu, seule, à travers ce château, le soir tombait, l'orage avait cessé, le ciel était même d'une pureté, c'est en revenant que j'ai entendu ce bruit, ce miaulement, dans un placard, Nal nous a dit que ça devait être effectivement le chat, sans doute enfermé depuis plusieurs jours, Jérôme y est allé, j'ai entendu un cri, le chat, dans le placard, était sur le rayon du haut, Jérôme avait à peine ouvert que l'animal lui avait sauté au visage et l'avait labouré de ses griffes, j'ai couru, mon Jérôme était tout en sang et je n'ai pas pu me retenir de rire, au même moment la police est entrée et les infirmiers derrière eux, les infirmiers qui portaient tous un masque à gaz, ils se sont aussitôt jetés sur moi pour m'emmener sur le lit préparé, je voulais expliquer, mais je riais encore, ils m'ont fait une piqûre et mon Jérôme est venu, le visage couvert de pansements, les infirmiers l'embarquaient à l'hôpital pour lui faire une piqûre, il m'a dit qu'il reviendrait à peine fini, j'ai embrassé ses sparadraps l'un après l'autre, il y en avait un qui montait jusque dans ses boucles, elles sentaient encore un petit peu, et je me suis endormie, et puis soudain, j'avais des lèvres sur les miennes, une voix a murmuré : réveillez-vous, ma belle princesse, et j'ai ouvert les yeux, c'était lui, c'était mon Jérôme, on lui avait mis des pansements plus discrets, l'électricité était rétablie et le château éclairé partout, Jérôme m'a dit que Nal l'avait ramené, mais qu'il n'était même pas entré, il était reparti sans rien dire, on était seuls, Jérôme et moi, on crevait de faim, mais rien, dans la cuisine, il n'y avait rien que des paquets de petits gâteaux qu'on s'est engouffrés et dans le frigo que des yaourts, les courses n'avaient même pas été faites, et c'est alors que Jérôme m'a rappelé ce que j'avais dit tout de suite en voyant Nal, je ne m'étais pas trompée, il s'était passé quelque chose ici, mais pas seulement ici, ailleurs déjà, avant, bien avant, depuis même trop longtemps sans doute... Monsieur Maxime ?
- Clarelle...
- La fin, monsieur Maxime, c'est la fin. Aucune nouvelle de Nal, le lendemain, la salle de bains avait été mise sous scellés, on est repartis en vêtements neufs, et Jérôme avec bien plus qu'il n'espérait, deux bons sachets de poudre blanche, et de la pure, il les avait cachés sans m'en dire un mot sous mon matelas, quand il était venu m'embrasser avant de partir à l'hôpital pour sa piqûre, on a pris nos vélos, près de la voiture blanche, on a regardé longtemps, de plus en plus loin, le château et ses grandes murailles, en plein soleil, sur le haut de la colline, et Nal, toujours en souriant aussi tristement, quand Jérôme aussitôt est allé le voir, dans sa boîte à Paris, Nal lui a dit que son château, il l'avait revendu, Jérôme en réponse a failli lui parler de sa femme, et non seulement il n'a pas pu, mais c'est à ce moment-là qu'il a décidé de ne plus le revoir, Nal, plus jamais, juste au moment d'ouvrir la bouche, il a d'un coup revu alors le pauvre corps au fond de son eau dans la baignoire, et ce qui lui est revenu, c'est la voix de ce Nal, ce samedi-là, c'est le jeu de mots de cet horrible fou : tu es soupière et tu retourneras soupière.
- Clarelle, excusez-moi, je vais contrevenir à la nouvelle règle du jeu, j'aimerais vous demander quelque chose. Entre Jérôme et vous, la fin, Clarelle, encore la fin, ça s'est passé comment, la fin ?
- Un ange, monsieur Maxime, ça ne pense au fond qu'à une seule chose, un ange, à son aile, et pendant nos balades, il avait toujours le même geste, Jérôme, il se frottait l'épaule où d'habitude il avait sa guitare, il était un peu comme un amputé qui a mal au membre qui lui manque, et pour finir on rentrait toujours plus tôt que prévu, la musique, il ne vivait vraiment qu'avec elle, Jérôme, et pour elle. Il avait donc fait son service militaire, et son père en attendait tout, de cette expérience-là, on en revient un homme, disait-il, Jérôme en est revenu encore plus ange, il avait déclaré, en arrivant à l'armée, en Allemagne : profession musicien, et tout son temps de service, il l'a passé à jouer pour les soirées des officiers, lui et deux ou trois autres, ils se levaient tard, dans la journée ils répétaient un peu, on venait ensuite les chercher en voiture, ils allaient parfois dans des villes très loin. C'en était fini, de l'espoir du père, et les derniers temps, au village, ils en étaient même à parler devant moi, lui et le fils, je me souviens, le père disait que tout, non seulement ce qu'il avait pu acquérir à force de travail, mais tout ce qu'il croyait, tout ce qui avait fait de lui l'homme qu'il était, d'une fidélité à tout crin malgré les épreuves, il n'en restait rien, de tout ça, rien, et vivre, pour lui, quel sens encore il y avait à vivre, et le fils disait que pour lui, rien n'avait de sens, hors la musique, et tous les deux étaient alors au bord des larmes. Il m'avait toujours dit qu'il partirait en Amérique, mon Jérôme, il savait tout sur elle, ou bien il grattait sa guitare, ou bien, surtout au retour du service, il lisait, comme un fou également, mais la mort de son père a tout précipité. Jérôme, mon grand Jérôme, j'avais pour lui tellement de respect, c'était quelqu'un de tellement étonnant, pour son âge, il était toujours calme, il écoutait, il comprenait, je savais qu'au village il avait déjà longuement réfléchi, il y avait cinq ans, avant de quitter son père, et je savais aussi qu'une fois qu'il avait pris sa décision, rien ne pouvait plus le faire changer, rien, et je n'ai rien tenté non plus pour le retenir, c'est lui-même, en partant, ce matin-là, une aile à chaque épaule, il n'était resté de lui que la chaîne hi-fi, je l'ai donnée et pour la première fois j'ai déménagé, presque tout de suite, avec une valise et rien d'autre, et ç'a été aussi la fin de la musique, pour moi, le départ de Jérôme, et ce matin-là c'est lui-même qui m'a dit : Mousse...
- Mousse ?
- Il m'appelait Mousse, je ne vous l'avais pas dit, c'est ce que j'étais, pour lui, comme une balle de caoutchouc mousse qu'on aurait laissée au soleil, c'est ce qu'il me disait à chaque fois, une balle toute chaude, toute ronde, toute élastique et ferme, et couleur de miel clair, Mousse, il m'a dit : Mousse, tu sais, si j'avais choisi de vivre autrement, c'est avec toi que je serais resté, et c'est pour cette raison aussi que je pars, mais je reviendrai, Mousse, je reviendrai, quand je n'aurai plus peur.
- Vous et votre valise, lui et sa guitare, écoutez, pour vous comme pour lui, il n'y avait que l'Amérique...
- Jérôme ne voulait pas que j'y aille, et moi non plus.
- Apprendre l'anglais, ce n'est pas le bout du monde, avec Jérôme, et vous auriez pu, qui sait, vous mettre à chanter...
- Vous aussi, comme l'autre à ma caisse, aujourd'hui, qui m'a fait faire mes deux erreurs, ce qu'elle voulait, c'était soi-disant que je chante avec elle...
- Clarelle...
- Elle n'arrêtait pas, elle, de chanter, de me roucouler tous ses couplets, ça parlait d'univers, et d'énergie, et d'harmonie, et d'âme, vous imaginez les clients, ce qu'en fait elle me voulait, tout le monde l'avait compris, sans arrêt aussi elle parlait de mes yeux, aux clients comme à moi, de mes yeux gris clair, de mes yeux qui n'ont pas de couleur, son crâne en avait, lui, des couleurs, il les avait même toutes, elle dans mon lit, jamais, vous me voyez toute nue en train de caresser une collection de timbres ?
- Chanter avec elle...
- Non... non...
- Vous riez... Ce rire...
- ... c'est fini... fini... monsieur Maxime...
- D'un éclat, d'une puissance, un rire vraiment d'un autre monde, à frissonner, Clarelle, et je m'en veux, si c'est moi qui vous ai fait rire.
- Monsieur Maxime, vous ne pouviez pas deviner, je vais tout vous dire, ensuite on n'en parle plus, c'est d'accord ?
- C'est si grave ?
- Monsieur Maxime, bon, voilà, je chante faux.
- Votre histoire, à Jérôme et vous, à Jérôme et Mousse, en fait sa fin n'en est pas une...
- Cher monsieur Maxime...
- Chao et Vivien, je ne vous en ai encore rien dit, de Chao et Vivien...
- Chao ?
- Chao, sa petite Chinoise, ils étaient faits l'un pour l'autre aussi, pourtant, ces deux-là, Vivien et Chao. Son nom en fait était Chao Yüeh, Chao veut dire petite, Yüeh, c'est à la fois la lune et la musique, mais personne ici ne l'appelait autrement que Chao. La fête, lui, quand il l'a connue ! Un mètre quatre-vingt-quinze, Vivien, j'avais dix centimètres en moins et déjà pour moi, à son âge, ça n'allait pas toujours de soi de pouvoir entrer dans la danse, ici une fois de plus, ce n'est pas l'Amérique, avoir un mètre quatre-vingt-quinze ici, c'est habiter là-haut, sous les combles, alors que tout se passe aux étages en dessous, bref, c'est rester tout seul, et je sais que le fils en a beaucoup souffert, sans parler de son angoisse, il lisait tout de ce qu'il trouvait sur la croissance, et taciturne, il l'était au moins autant que moi, combien de fois pourtant il a pu me demander : papa, on m'a dit qu'il y en a qui grandissent jusqu'à vingt-cinq ans, tu as déjà vu ça, toi, c'est qu'il avait grandi si vite, et très tôt, comme moi, à seize ans il s'est quand même arrêté, il peut prendre encore un centimètre ou deux, mais maintenant il est rassuré. Et puis cette année, enfin la rencontre, la, et petite, elle ne l'était pas, sa Chao, elle lui arrivait à l'épaule, elle venait du Nord de la Chine, elle était par contre on ne peut plus chinoise, un visage tout rond sous des cheveux tout noirs, des fossettes aux joues sitôt qu'elle souriait et c'était tout le temps, des yeux marron foncé au regard à la fois très austère et très doux, sa Chao, c'était la grâce en personne, et l'intelligence, elle et Vivien, je les avais invités, deux fois, dans des restaurants chinois délicieux, pas gras, choisis par Chao elle-même, elle et Vivien, ce qu'ils étaient beaux ensemble, et mon Vivien était enfin totalement délivré, un gosse fou de joie, oui, fou, hélas, j'a fait tout ce que j'ai pu pour qu'il attende encore, et j'y suis parvenu un bout de temps, mais l'erreur, pour finir il l'a faite, il a présenté Chao à sa mère.
- A Léonie ?
- Jérôme, c'est la musique, Vivien, c'est la peinture, ou plutôt le dessin. Après son bac, l'an dernier, pour lui il n'y avait qu'une suite possible, entrer aux Beaux-Arts, sa mère a répondu : pas question, mon chéri, tu prépareras une grande école, et Vivien n'a rien dit, mais cet été, dans sa montagne, il a fait le barman, le soir, pour pouvoir s'inscrire, et c'est aux Beaux-Arts qu'il est entré quand même, premier point. Chao, deuxième point, c'est là qu'il l'a rencontrée, aux Beaux-Arts, Chao veut être peintre, elle aussi. Troisième point, Léonie, en toute bonne conscience, est ce qu'on appelle raciste, elle a beau expliquer aux autres que c'est eux qui le sont, elle l'est, elle, de naissance. Inutile de rien ajouter, je pense, et Chao, vous voyez d'ici comment elle l'a reçue.
- Monsieur Maxime, elle ne l'a pas fichue à la porte, tout de même ?
- Vous êtes peut-être une toute petite personne, Clarelle, mais vous êtes bien la seule, en ce monde, la seule, vous, croyez-moi, qui n'ait jamais dit et ne pourra jamais dire autre chose que la vérité. Léonie, elle a reçu Chao avec une amabilité, avec une courtoisie, elle l'a invitée à sa prochaine soirée et cette soirée en son honneur, lui a-t-elle annoncé, serait chinoise, et tout le monde à coup sûr serait flatté et ravi, a-t-elle ajouté, si Chao pouvait à cette occasion leur faire admirer quelques-unes de ses oeuvres, bref, Chao était bouleversée et faisait révérence sur révérence, m'a dit Vivien, un Vivien triomphant. L'invitation de Madame Léonie du Ménil des Charmes est arrivée un samedi et pour le soir même, et Chao s'est précipitée, un carton à dessin sous son bras, pour revenir toute désemparée, il n'y avait personne, effectivement Vivien était à Fontainebleau, ce week-end-là, en train d'escalader, et Léonie, elle, avait un dîner : vérification faite, elle s'était trompée en précisant à la main la date, a-t-elle en tout cas reconnu par lettre, elle n'aurait jamais d'ailleurs envoyé un bristol pour le jour même, ajoutait-elle, elle priait Chao de lui pardonner cette étourderie et lui donnait la date, exacte celle-ci, de cette fameuse soirée. Où j'étais, Léonie une fois de plus tenant à ce que j'assiste à la démonstration de sa toute normale supériorité, je me demandais, moi, une seule chose, à quelle sauce elle allait s'offrir sa petite Chinoise, et la réponse est venue après le repas, quand on est passé au salon, Léonie avait invité un chanteur, chinois bien sûr, qu'elle a présenté avec autant de brio que de compétence, et la soirée entière, à chaque pause on faisait l'éloge du chanteur, s'est donc passée à l'écouter moins chanter d'ailleurs que parler, ce qu'il y avait d'extraordinaire en effet, c'était qu'il traduisait d'abord ce qu'il allait chanter, et cette espèce de traduction lui prenait chaque fois dix minutes au moins, puis il chantait à voix très douce et le chant, très beau, durait au plus dix secondes, et je n'ai jamais vécu, après chaque chant, un silence alors plus désespéré, et plus vide, enfin le moment est venu de prendre congé, Léonie a couru vers Chao et s'est excusée, elle avait aujourd'hui ce grand chanteur qui le lendemain même était attendu à Londres, avant de s'envoler pour New York, mais elle allait pour elle faire une nouvelle soirée chinoise et c'était promis, une soirée peinture, et Chao ne devrait pas oublier de revenir alors avec son carton à dessin. J'ai quand même essayé de dire à Léonie, après le départ de tous les invités, ce que je pensais de ses façons supérieures, et la réplique a été celle que j'attendais : tout ce que tu dis n'est pas sans intérêt, mon ami, mais j'ai une réunion demain très importante, et Madame Léonie du Ménil des Charmes avait déjà disparu dans sa chambre, et Vivien était là, sans un mot, couché sur le tapis, Chao ne l'avait même pas regardé avant de partir, j'ai dit à Vivien qu'il m'appelle et je l'ai laissé, je n'avais pas fait dix pas dehors que je l'ai entendu d'un coup qui hurlait, dans la nuit, qui hurlait tout seul, comme une bête... I'm dying for a drink, lady...
- Mon café, il est froid, j'en ai bu à peine la moitié.
- Et la nouvelle soirée a eu lieu, je n'y étais pas, Chao avait finalement accepté d'y venir, soirée effectivement peinture, Léonie avait invité une femme peintre chinoise assez connue, et Chao, son carton à dessin sous le bras, est partie au milieu du spectacle, aussitôt Vivien l'a suivie, il est revenu dans la même nuit, il y a eu entre lui et sa mère une scène violente, après l'avoir frappée, avec ses immenses pognes, il l'a agrippée à la gorge, il a serré, sa noble mère, elle était déjà à demi étranglée, il a tout à coup lâché prise et s'est sauvé on ne saura jamais où, chez d'autres étudiants sans doute, il est resté trois jours... trois jours... Clarelle...
- Frapper sa mère, et l'étrangler, le pauvre gosse...
- Sa mère, et vous savez ce qu'elle m'en a dit, sa mère, et sur un ton de triomphe ? Qu'il me batte, qu'il m'insulte, il y a une chose qu'il ne sait pas, c'est que plus tard il me remerciera.
- Quelle façon d'aimer son enfant...
- Léonie est de ces gens, pour vous dire ce qu'ils sont je pourrais prendre, moi aussi, le ton pointu, celui de ce siècle, le nôtre, de cet abominable siècle imbu de lui-même, et je parlerais alors, moi aussi, de handicapés affectifs, Léonie du Ménil des Charmes est de ces gens que j'appellerai tout bonnement, moi, des impotents sentimentaux, non pas qu'ils n'éprouvent rien, tout dans la vie est sentiment, amour, haine, et chez tous, mais ce qu'ils éprouvent, l'exprimer leur est devenu impossible, et non pas aussi par discrétion, par tact, par pudeur, mais les moyens de cette expression, c'est tout simple, ils ne les ont plus, tout comme si c'était des organes, à force de s'atrophier, qui ont fini chez eux par disparaître, et leurs sentiments, ils les prouvent alors d'une autre manière, au lieu de vous dire : je vous l'avouerai, quel profond plaisir j'ai de vous voir, de vous entendre, d'être avec vous, ils vous diront : je vais vous prendre un rendez-vous, vous seriez encore mille fois mieux les cheveux un peu plus courts, au lieu de vous dire : je me sens pour vous de plus en plus de tendresse et d'attachement, ils vous diront : il faut absolument que vous me suiviez au Salon de l'Auto, il y a une voiture, si je ne me trompe pas, c'est entre toutes celle même qui vous est destinée, au lieu de vous dire enfin : je vous aime, ils vous diront solennellement : vous ne pouvez plus continuer comme ça, j'ai de grands amis qui vont vous trouver un appartement où rien ne vous manquera, où vous serez enfin parfaitement à l'aise, bref, tous ces impotents sentimentaux, si vous les écoutez, vous feront un monde modèle, un monde idéalement propre à vous satisfaire, mais glacial, désert, invivable.
- Comme cette nouvelle règle du jeu, monsieur Maxime, aucun doute, elle ne valait rien. Quand vous racontiez de votre côté et moi de l'autre, au début, devinez à qui j'ai pensé, à Léonie et vous, côte à côte et jamais ensemble, eh bien ce soir c'était pareil, vous et moi, il y avait Maxime, il y avait Clarelle.
- Londres est une ville que je déteste, un jeu de construction qu'ils n'ont jamais été fichus de finir, alors ils ont bouché les trous avec de la verdure, mais je donnerais pourtant cent bouteilles de Glen pour que Vivien suive Léonie à Londres. Oui, Vivien, Léonie et moi, c'est demain la grande entrevue, et la grande décision, mais plus personne au fond n'est sûr de rien, plus personne, et pourquoi, je vous le dirai un jour, Clarelle, je vous le dirai vraiment. Ce papier, je le termine ce soir, il le faut, bye now.
- Monsieur Maxime...
- A demain, Clarelle, dormez bien.
- J'ai un petit peu faim, je vais me préparer mon potage, et je me referai mon café, mais attendez, monsieur Maxime...
- Clarelle, il faut...
- Monsieur Maxime, écoutez...
- Quoi ?
- Rien. Bon travail, monsieur Maxime, à demain... Voilà, tu n'as rien dit... Tu n'as pas arrêté de parler de Jérôme, et résultat, tu as tout dit, mais la seule chose en fait qu'il fallait dire, impossible, voilà, ça n'a pas pu passer... Quoi de plus simple, pourtant, que de dire, et tu as eu mille occasions, que j'ai reçu aujourd'hui une carte de Jérôme ?... A la fin, c'est vrai, il était trop tard, quand j'ai raccroché, l'appareil tremblait, tu as peur, dis-le, je le connais encore tellement mal, ce Maxime... Et ce qu'il pense de moi, il y a ça aussi, ce qu'il m'a dit de moi ce soir encore, à propos de vérité... Demain, ma fille, et dès les premiers mots, tu vas lui dire ceci : monsieur Maxime, excusez-moi, tatie Adèle hier m'avait apporté une carte de Jérôme, une carte pour moi, il m'écrit qu'il revient... Mon potage, aujourd'hui, crème d'asperges... Où j'en suis, ma fille, tu ne sais plus très bien... C'est tellement brusque, cette histoire, tellement nouveau, pour moi, comment tout ça va-t-il finir ?... Demain tu lui parles... Solange... Ouvre un peu ta fenêtre, ma fille...
Extrait
ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut
http://www.maurice-regnaut.com