- Non, je n'aurais pas appelé, pas ce soir.
- Vous vous êtes dit qu'il était tard...
- Vous vous l'êtes dit, vous ?
- Votre papier...
- Terminé, mon papier, ça me rajeunit de combien, d'ailleurs, d'avoir terminé en avance, de dix ans, au moins.
- Alors c'est votre fils...
- Mon fils qui quoi ?
- Léonie et vous, vous vouliez tous les deux que Vivien parte à Londres, et résultat, il reste, et si je devine bien, personne n'est content, même pas Vivien, qui se retrouve encore plus seul.
- Vous avez deviné ça comment ?
- C'est vous, hier, qui me l'avez dit...
- Alors aujourd'hui, vous appelez pourquoi ?
- Mais pour avoir de vos nouvelles, comme d'habitude, pas plus, ou plutôt si, j'avais aussi une chose, moi, à vous dire...
- Vous trouvez que ce n'est pas encore assez ?
- Vous voulez que je vous laisse ?
- Oui, non, restez, Clarelle, parlez.
- Qu'est-ce qu'il y a, monsieur Maxime ?
- Demandez plutôt ce qu'il n'y a plus.
- Ce qu'il n'y a plus, vous n'avez plus de whisky, c'est ça ?
- Out of Glen, damnit.
- Monsieur Maxime, allez vous chercher du whisky, il est minuit passé, je vous appelle demain...
- Restez, Clarelle, restez un peu, oui, parlez-moi.
- Monsieur Maxime, excusez-moi, je vous ai déjà tellement parlé de Jérôme et moi, hier, Jérôme et Mousse, et puis j'aimerais d'abord que vous me disiez, vous, pour Vivien...
- Vivien, il y a deux mois, Vivien, après la seconde soirée chinoise, il a tenté de se suicider, Vivien, c'est ça, hier, ce que je ne vous ai pas dit, trois jours disparu, tout le monde l'a cherché, il est resté trois jours entiers, le troisième, on ne l'a su qu'après, dernière explication avec Chao, le troisième, et le soir, Léonie avait une réunion, sa réunion est ajournée, elle rentre, il était là, réapparu le troisième jour, là, sur le lit de sa mère, étendu de tout son long, mon grand bonhomme, il avait avalé je ne sais plus combien de Gardénal, bref, ce qu'il fallait, deux heures plus tard sa tentative aurait été une réussite...
- Léonie...
- Il y a très peu de monde, au milieu de la nuit, vert ou pas, j'ai roulé à fond, je suis arrivé, tout danger était écarté, on l'avait remis dans sa chambre, avec sa barbe de trois jours, mais son visage avait tout son modelé, son teint était tout lisse, encore plus hâlé simplement, presque jaune, il était d'un paisible, avec un air comme d'enfant repu, mon Vivien, tout aussi beau qu'à sa naissance, il a dormi comme ça presque deux jours, Léonie a voulu commencer un discours, le deuxième matin, je l'ai regardée, elle s'est tue, et le silence a duré jusqu'au bout, Vivien était toujours d'une totale immobilité, dès les tout premiers tressaillements j'ai préféré partir... Vous m'attendez, Clarelle, I'll be back soon...
- Monsieur Maxime... Mais où êtes-vous, monsieur Maxime ?...
- Great, lady, vous êtes là ?... Le lendemain de son suicide avorté, j'étais revenu voir mon grand gosse, et j'ai eu droit à vous savez quoi ? A rien de moins qu'un miracle. Oui, pour la première fois de son existence, pour la première fois, you get it, Léonie m'a offert, ce jour-là, une bouteille de whisky, je l'avais oubliée au fond du frigo, je m'en suis souvenu en racontant, et je viens de la retrouver, c'était évidemment du Chivas.
- Du Chivas, on en vend, dans mon supermarché, un très bon whisky, le Chivas, en tout cas très cher.
- Du mélange, lady, but je n'ai pas le choix, beg your pardon, Lord Glen.
- Mais si on ne peut pas trouver de Glen, qu'est-ce qu'il faut vous offrir ?
- Du Laphroaig. Léonie en fait ne l'ignorait pas, que je déteste son Chivas, mais ce qu'elle a voulu me dire en m'offrant quand même un flacon de whisky, c'était une chose, une seule, au fond, c'était à quel point elle était perdue, et pour la première fois de sa vie. Un chef-d'oeuvre, un de plus, son théâtre chinois, le premier bristol, le chanteur, la femme peintre, elle avait tout réglé, tout calculé, tout avait marché à merveille, et puis catastrophe, elle découvre d'un coup que les gens ne sont pas que les rôles qu'on leur fait tenir, que son propre fils a sa vie à lui et que ce jeu magistral, ce jeu qu'elle avait si parfaitement joué, dont elle était si orgueilleuse, il avait failli, son fils, en mourir. Ainsi donc les gens existaient d'abord pour eux-mêmes, elle n'en revenait pas, Léonie du Ménil des Charmes, et tout un temps elle est restée, elle ne discourait plus sur rien, n'avait plus rien à dire, on ne la reconnaissait plus, paraît-il, c'est vrai que pour la première fois de sa vie elle aurait presque fait pitié, et ce qui l'a sauvée en un sens, ce qui lui a rendu un peu de son aplomb, ce qui lui a redonné une importance auprès de son fils comme auprès de moi, c'est ce qui est arrivé à ce même gosse alors, deux mois à peine après sa tentative, à ne pas y croire effectivement, cette vieille saleté sans crier gare qui resurgit, ça fait même dix jours pile aujourd'hui, cette connerie de maladie à nouveau qui se déclenche...
- Le diabète, mais alors, monsieur Maxime, ce n'est pas pendant la nuit du chien qu'il y a eu le déclic, ce qui en fait a tout déclenché, c'est l'empoisonnement aux barbituriques...
- Aucun rapport, j'ai posé la question à tous les toubibs, tentative de suicide ou pas, le diabète serait revenu grosso modo au même moment, le déclic date bien de la nuit du chien. Reste que les deux choses ont eu lieu à la suite, et tout le malheur est là. Sans la première, la deuxième aurait signifié quoi ? Un diabétique, une piqûre quotidienne et c'est un quidam alors comme tout le monde, on peut même, pourquoi pas, être diabétique et mourir centenaire, on peut aussi, par contre, se demander si ça tient vraiment debout, d'apprendre à s'injecter soi-même son insuline afin de rester vivant, quand justement ce qu'on vient de tenter, c'est d'en finir avec la vie. Il y avait eux, Chao et Vivien, première chose, et ce que cet amour serait devenu ne concernait qu'eux seuls et personne d'autre, il y avait, deuxième chose, un corps de dix-sept ans dans toute sa force, un mètre quatre-vingt-quinze en pleine santé, et sur tout ça, l'un après l'autre, amour, santé, tout s'est abattu, j'avais peur, au début, comment Vivien avait pu le ressentir, comment d'ailleurs il le ressent toujours, j'avais presque peur d'y penser, mais j'ai su vite à quoi m'en tenir, dès le deuxième jour après le déclenchement du diabète, on venait de se parler un peu au téléphone, il m'a rappelé et je l'entends encore, il y a eu un long silence, et soudain le gosse a eu un petit rire et puis il s'est mis à chanter, ça se voulait parodique, mais sa voix était d'une tristesse, il a chanté sa cavatine à lui : ils l'ont trahi - l'espoir du monde - ils l'ont trahi - deux fois - et pour finir - sa gorge - ils l'ont serrée - et n'ont pas lâché prise.
- Et si je ne me trompe pas, c'est le lendemain, il y a juste huit jours aujourd'hui, que vous avez fait cette erreur en appelant votre propre numéro, un 7 à la fin au lieu du 0 et c'est moi qui ai décroché. Quand j'y pense, ce que j'ai dû alors être sotte, et même pire que ça, il faut m'en excuser, cher monsieur Maxime, mais comment aurais-je pu me douter ? C'est vrai aussi que vous, de votre côté, vous ne vous racontez pas si simplement, vous n'êtes au fond qu'un grand sauvage... Et qu'un grand buveur de whisky.
- Et pour la première fois de sa vie aussi, je dis bien pour la première fois, Léonie, aujourd'hui, Léonie du Ménil des Charmes, a parlé de façon critique et presque avec irritation des travaux du Fonds Monétaire et de leur nécessité, de celle, entre autres, de ce week-end d'études à Londres, auquel il est impensable, ceci dit, qu'elle puisse ne pas être présente, bref, c'était évident, ce long week-end, ces cinq jours pleins, les passer ensemble, elle et rien qu'elle et son grand fils, c'était pour elle enfin l'occasion de ce que sans doute elle aurait appelé une reprise en main, de ce qui s'appelle en fait une réconciliation, et c'était là une chose qui seule aurait suffi pour que Vivien n'aille pas à Londres. Sa mère, depuis sa trahison, comme il dirait lui-même, entre elle et lui tout a changé, il vit avec elle en tout point comme j'avais moi-même, autrefois, trop longtemps vécu, tout rapport véritable étant impossible, il se tait, ne répond jamais, s'en va quand il veut, revient quand il veut, le reste du temps il dessine, il était en effet aux Beaux-Arts, soit, mais un dessin de lui, même un seul, pas question de ça chez elle, jusque là, Vivien depuis a fait de sa chambre son atelier, ses fusains sont partout, sur les murs, par terre, il n'y a plus pour lui que son travail qui compte, et que sa montagne, escalader encore, escalader, et que Chao, hélas, Chao en dépit de tout, plus que jamais Chao. Elle avait disparu, elle aussi, pendant plus d'un mois, et l'autre jour, dans mon bureau, voilà deux semaines, entre en coup de vent mon grand bonhomme, il tremblait et parlait si bas que j'ai dû lui faire répéter, la petite Chinoise est de retour, Vivien l'a revue, à chaque fois elle lui rend son salut mais sans s'arrêter, tout ce qu'il espère, maintenant, c'est pouvoir un jour la retenir, lui parler, et qui sait, renouer.
- Mais vous, monsieur Maxime, pour quelle raison alors vouliez-vous que Vivien parte à Londres ?
- Les amoureux sont tous les mêmes, aussi longtemps que ce n'est pas un non définitif, c'est un oui peut-être, et même un oui probablement, c'est pour ainsi dire un oui à coup sûr. L'explication que Vivien avait eue avec Chao, le troisième jour avant de réapparaître, en fait ça s'était mal passé aussi, je veux dire assez violemment, la violence, oui, comme vous diriez, c'est dans sa nature, et ce que je crains alors, c'est qu'une nouvelle rencontre aboutisse à tout, sauf à ce oui qu'il espère encore, et pourtant qu'importe, une chose est certaine, aussi longtemps qu'elle n'aura pas eu lieu, cette rencontre, il ne va vivre que pour elle, et jamais je n'ai aimé une expression toute faite autant que je peux aimer celle-là, et qu'il vive pour elle, en effet, qu'il vive, que demander d'autre ? Ah perdu, moi aussi je le suis, mais tout le monde le serait, non, la grande vieille sagesse alors est là en réserve, celle qui dit que l'adolescence est l'âge de la vie, avant, on en rêve, après, on en rit, mais quand on est dedans, on peut en mourir, le tout est donc de parvenir à traverser sans trop de dommage, il y a les cas, Vivien, hélas, où le passage est on ne peut mieux semé d'écueils, la moindre erreur et c'est le naufrage, et tout est terminé. Cinq jours à Londres, cinq jours ailleurs, cinq jours d'attente forcée, oui, c'était bêtement cinq jours assurés, alors que maintenant mon Vivien ici, et moi seul pour veiller sur lui, et cinq jours entiers, de m'imaginer tout ce qui peut se passer, c'est idiot, parfois j'en frissonne...
- Monsieur Maxime, en ce qui me concerne, à partir de demain vous pouvez ne plus m'appeler...
- J'ai besoin de vous, Clarelle, j'ai si besoin, demain je vous appelle, à quelle heure, je ne sais pas, c'est cette semaine aussi, comme par hasard, que le journal paraît dans sa nouvelle formule, il faut demain que je sois au marbre, après-demain que je me pointe à la grand-messe bouffe de présentation, Vivien, de toute façon je lui fais confiance, et jamais il ne m'a menti, mais tout est possible, tout, les barbituriques, on ne saura jamais, d'ailleurs, comment il se les est procurés, qu'est-ce que c'est, les barbituriques, rien, à côté de cette insuline, rien, qu'il décide d'un seul coup de ne plus la faire, sa piqûre, ou même simplement qu'il oublie, et ce qui pourrait se produire alors, j'aime mieux ne pas y penser, mon grand fils, je lui ai proposé de ne plus partir grimper, jusqu'à nouvel ordre, et j'ai pris chez moi tout son matériel. Clarelle, je ne peux quand même pas l'enfermer chez moi, lui aussi, je ne peux quand même pas m'enchaîner en plus avec lui, comme à la fin du film les deux autres, une seule paire de menottes pour deux poignets, le sien et le mien, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou presque...
- C'est vrai que tout ça va être difficile, et long, monsieur Maxime, et ce malheureux gosse, il n'est pas près de pardonner à sa mère.
- Mon browning, mon vieux tout noir, ces derniers temps, c'est de plus en plus souvent que je le sors de son tiroir, je l'ai acheté pourquoi, au fond je me le demande, oui, tuer, pour moi, ce n'était pas tuer comme ça, tuer, c'était avec les mains, pour moi, avec le corps entier, ce browning, une idée en fait impossible avant ma mutation, malgré tout je l'aime bien, mon tout noir, je le regarde et je me dis que j'ai eu tort, que je devrais quand même finalement la tuer, ce n'est pas encore trop tard, cette chère mère.
- De qui vous tenez ça, vous et votre fils, vous le savez mieux que moi, cher monsieur Maxime, aucun doute en tout cas, c'est dans votre nature à vous tous, cette violence....
- Mon père, il y a aussi ce que je ne vous ai pas dit, sur lui, il est quelle heure, lady, peut-être pour vous qu'il est temps de dormir.
- A ce rythme-là, c'est vous qui allez encore culbuter, buvez un peu moins, cher monsieur Maxime.
- Il m'en reste quoi, une petite moitié, not that stupid, je vais essayer de finir d'abord cette histoire.
- Je vous écoute, et vous prenez tout votre temps, monsieur Maxime, après c'est moi qui vous dirai.
- Il est parti au régiment, comme on disait alors, c'était au beau milieu de la Grande Guerre avec l'Allemagne, et première chose à dire, il ne pouvait pas boire, un seul verre et c'était fini, il boira pourtant presque toute sa vie, et deuxième chose, autrement décisive, il n'a jamais rien supporté, mon père, à vingt ans qu'est-ce que ça devait être, un ordre, un mot trop haut, rien, et frapper, je ne l'ai vu que deux ou trois fois, mais je l'ai vu, c'était comme au bois, non seulement d'une puissance et d'une précision, quand il frappait, mais d'une vitesse invraisemblable, et ce qui s'est passé, à son arrivée au régiment, quelques-uns l'ont su, dont ma mère, et personne n'a jamais parlé, je n'ai jamais osé, moi, lui poser la question, plus sa fin était proche et moins j'aurais pu, et depuis sa mort, j'ai beau me dire que faire des recherches ne serait somme toute pas si ardu, je ne peux pas m'y résoudre, bref, il se retrouve, à peine devenu soldat, devant un tribunal militaire, et jugé, condamné, aussi vite expédié en Afrique, à la discipline, il ne serait sans doute jamais revenu de là-bas, s'il n'y avait pas eu cette Grande Guerre. Un jour on leur dit qu'ils avaient un moyen de se réhabiliter, un seul, et c'est cette voie effectivement que ma tête brûlée de père a suivie, engagé dans la Légion Etrangère, embarqué pour la France et jeté aussitôt dans la grande boucherie, il y gagnera cinq citations à l'ordre du jour, cinq fois la croix de guerre, et mes plus beaux souvenirs d'enfance, je dois l'avouer, c'est peut-être quand il les racontait, ses coups de main, la nuit, dans les lignes ennemies, et sur les cinq croix de guerre, il en perdra quatre, à chacune il allait se soûler à mort, la croix alors lui était retirée, 11 novembre 1918, fin de la tuerie, il a tout juste eu le temps de garder la cinquième, elle était sur le mur de la grande pièce, au-dessus de la cheminée, encadrée avec la citation, le papier en était entièrement jauni. Libre, au bout de tout ça, libre, et quelques années plus tard, il se marie avec une paysanne, elle était du village où tous les deux vont se trouver aussi vite une bicoque, et c'est là que j'ai vécu treize années, il se marie et le lendemain des noces, elle retourne en pleurs chez son veuf de père, elle ne voulait plus revoir son mari.
- Il avait bu, cette nuit-là aussi, et perdu la tête ?
- Il s'en était sorti, de son bagne africain, mais voilà, excepté sur les jambes, il était complètement couvert de tatouages. Au visage, rien, à part deux lignes en prolongement des yeux sur les tempes, des yeux qui eux-mêmes étaient d'un grand bleu lumineux, chaque ligne au ras des cheveux se terminait par une étoile. Sur le dos des mains, tout un ensemble d'arabesques, un ensemble formé en fait de cinq faisceaux rigoureusement semblables, et qui allaient en dégradé jusqu'à l'extrémité des doigts, et puis il y avait cet anneau, à l'annulaire de la main droite, je n'ai jamais vu mon père, à table, au chantier, jamais, commencer à manger avant d'avoir penché la tête et porté sa main droite à sa bouche, il prononçait silencieusement, mais ses lèvres remuaient, des mots qui sont restés secrets, il déposait ensuite un baiser sur son anneau bleu et seulement alors empoignait son pain, le tout durait environ sept secondes, ce que ça signifiait, personne n'a jamais pu le savoir, mais c'était un rite immuable. Il retroussait rarement ses manches, en tout cas rarement jusqu'au-dessus des coudes, il avait tout en haut de chaque bras un paradisier magnifique, une tête de tigre au-dessous sur un biceps, une tête de lion sur l'autre, et sur toute la longueur des bras, par ailleurs, c'était un entrelacs, figures géométriques, armes blanches de toutes sortes, animaux miniatures, un peu partout des fleurs et des étoiles, et par endroits le croissant musulman. Quant à son torse, il aurait fallu combien de temps, pour tout noter et tout décrire, en commençant par ces deux têtes de femmes, une de chaque côté sur toute la surface du poitrail, des femmes arabes aux grands yeux sombres, on ne peut fatmas plus fascinantes, en continuant derrière avec ces deux palmiers qui retombaient sur les épaules, une masse de feuillage au tracé d'un détail, d'une minutie hallucinante, avec aussi sous les palmiers ces deux superbes têtes de tigre et de lion, des têtes comme sur le haut des bras, mais gueules grandes ouvertes, celles-là, et terrifiantes, en finissant plus bas par cet impeccable serpent, d'un dessin très simple et très fin, qui faisait le tour de la taille, obliquait juste avant le nombril, plongeait et s'arrêtait, sa tête au bout du sexe, et tout ça, fatmas, palmiers, fauves, ce n'était que les motifs principaux, le reste, un fourmillement faramineux, formes reprises à profusion, signes par ci par là incompréhensibles, et des étoiles, dans tous les coins, des étoiles de toutes les grandeurs, pas un centimètre carré ou presque de peau intacte, pas un qui ne soit bleu, d'un bleu pâli aux mains surtout et sur les avant-bras, mais demeuré partout ailleurs d'un bleu pur, plein, profond. Quand le soleil tapait à ne plus pouvoir tenir, sur le chantier, l'été, il lui arrivait de se mettre exceptionnellement torse nu, torse bleu, je le revois encore, entre les grands arbres, avec sa faune, sa flore, ses femmes, avec toutes ses attributions d'origine inscrites sur lui à même la peau, avec sur la tête, en même temps, son éternelle casquette, il avait tout de quelqu'un d'insolite et pourtant familier, tout d'un être ici d'une étrangeté admise comme telle, tout d'un dieu sauvage en exil.
- Sa nuit de noces, à cette pauvre femme, on devine en effet ce qu'elle avait pu être.
- Sur son avant-bras gauche, au-dessous du lion, il y avait quatre mots en majuscules, d'abord VAINCU, puis au-dessous, à l'horizontale, un yatagan, sous ce yatagan MAIS NON DOMPTE, et ce qui peut-être impressionnait le plus le gosse que j'étais, mais depuis, au fond, ça n'a pas changé, c'était cette formule-là, elle me faisait rire et pourtant j'étais sûr en même temps que je riais de quelque chose en fait d'essentiel, VAINCU MAIS NON DOMPTE, pour moi, mais sans doute aussi pour mon père, il en riait lui-même à chaque fois, c'était là le comble en même temps du ridicule et du mystérieusement sacré.
- Et pas d'amour, fatmas à part, sur toute cette peau ?
- L'amour, mais j'ai déjà beaucoup parlé, Clarelle, un peu à vous.
- Après, monsieur Maxime, après.
- Let's go... Trois fois, au cours de mes études, je suis passé trois fois devant un conseil de discipline, et la troisième fois, c'était un peu plus d'un mois avant le bac, pour que je puisse le passer sans histoire et sans histoire aussi garder ma bourse, ils n'ont pas rendu le conseil officiel, mais ils ont fait venir ma mère, et ç'a été pour elle et c'est resté jusqu'à la fin une expérience unique, à tous les sens du terme, une expédition en terre inconnue, ils l'ont fait entrer dans leur grand bureau, seule, et lui ont rendu compte de tout, son fils avait, depuis au moins deux semaines, une liaison avec une jeune femme mariée, ils lui ont précisé à quelles dates, durant ces deux semaines, son fils avait passé la nuit en grande partie hors du lycée, ils avaient intercepté deux lettres de cette femme, ils lui ont tout lu, pour conclure ils ont prié ma mère, en l'assurant de toute leur compassion, de bien vouloir repartir le jour même avec ce fils déraisonnable, exclu de l'établissement jusqu'aux examens, ce qui fait donc, j'y arrive enfin, que ma mère et moi, cet après-midi-là, on est rentrés ensemble, en train d'abord, de temps à autre elle parlait de mon père et de sa vie avec lui, du mari qu'il avait été, puis à partir de la petite gare, on a pris le chemin qui montait le long du ruisseau vers le village, tout là-haut, sur la roche, on marchait, elle derrière, elle ne parlait plus, tout à coup elle s'arrête, je me retourne, elle me souriait, et je l'entends encore, en hochant la tête elle me dit : ton père, il ne m'a guère gâtée, et de fureur, et de douleur, j'ai repris ma marche à folle allure, elle me criait de l'attendre, et le bruit de l'eau en contrebas était de plus en plus fort, dans le soir de plus en plus sombre, et finalement ma mère s'est tue. Effectivement je m'y refusais, mais aussi j'aurais eu du mal, plus que ça même, peut-être, à m'imaginer mon père amoureux, et piètre amoureux moins encore, en fin de compte il n'y a pas eu d'autre femme, dans sa vie, ou plutôt, puisqu'il faut tout dire, il n'y en a eu qu'une seule autre, et cette autre, elle était mariée avec un paysan, mais un paysan pauvre, un peu de bétail, deux ou trois chevaux, pas assez de terre, ils vivaient tous les deux tout seuls dans leur ferme, au bout du village, ils étaient du même âge à peu près que mon père, et mon père et lui se connaissaient depuis l'enfance, et régulièrement mon père allait leur faire à tous les deux une visite, et c'est elle en effet la seule qu'il ait jamais aimée, elle, avec toujours son tablier noir d'écolière, une brune assez grande, étonnamment belle, aux gestes, aux sourires, aux regards d'une douceur infinie, elle ne sortait jamais, les gens n'allaient jamais la voir, presque personne jamais ne parlait d'elle, elle était folle.
- Après tout, votre père, votre mère, ils sont restés ensemble...
- Ensemble, oui, mais je vous dirai tout...
- Ils ont eu un enfant...
- Deux, une fille, un garçon...
- Vous avez une soeur ?
- De dix ans mon aînée, elle a les yeux bleus lumineux, elle aussi, mais pour le reste elle ressemble à sa mère, et de caractère également, c'est quelqu'un d'une simplicité, d'une bonté, et ce qu'elle a lui suffit toujours, et puis quoi, l'erreur la plus grave peut-être en ce maudit monde, et ne pas la faire est aujourd'hui si difficile, elle ne l'a pas faite, elle, elle n'a pas quitté l'horizon d'enfance.
- Elle vit seule ?
- A quatorze ans, après l'école, et des souvenirs d'enfance, elle en a davantage sur moi que moi j'en ai sur elle, elle avait aussitôt, comme on disait, été placée, autrement dit elle avait travaillé comme bonne à tout faire, à dix-neuf ans elle s'est mariée, et bien mariée, elle, avec un ouvrier d'usine, un pyrométreur, qui réparait aussi chez lui les fusils de chasse, ils ont eu quatre enfants, un garçon, une fille, un garçon, une fille, et la seule ombre à leur tableau, c'est de plus en plus leur première fille, ou plutôt son mari, il était revenu d'Algérie en vraiment pitoyable état, comme infirmier il avait d'abord servi en divers endroits dans les DOP, où c'était tous les jours la torture, ensuite à Blida, exactement là où je me suis retrouvé, moi, deux ans après lui, sur la base aérienne, et c'était plusieurs fois par jour, de son temps à lui, que les hélicoptères ramenaient les morts et les blessés, bref, enfin rétabli vaille que vaille, il s'était marié, l'année avant moi, elle avait dix-huit ans, elle, et c'était aussi tout le portrait de sa mère, et lui, longtemps il est resté mieux, mais peu à peu tout est remonté, et de plus en plus fort, les accès se prolongent, en ce moment l'hôpital psychiatrique, il n'en sort plus guère que pour y rentrer. Mais je n'avais pas fini, Clarelle, avec mon père...
- Monsieur Maxime...
- Quand j'étais venu au monde, il s'était d'un seul coup arrêté de boire, il avait même tenu cinq ans, puis tout avait repris. Toute la semaine, au travail, je vous l'ai dit, pas une goutte, il se connaissait, mais chaque samedi de paie, en pleine nuit ma mère finissait par m'envoyer, moi, le chercher toujours dans le même bistrot, l'entrée était au bout d'une longue charmille toute ronde, avec moi il rentrait, après deux ou trois derniers verres, et la moitié du vin lui dégoulinait par les deux côtés de la moustache, ensuite revenir prenait du temps, tous les cinq ou six mètres il tombait au milieu de la boue, et le relever n'était pas simple, on arrivait enfin, ma mère avait beau ne pas prononcer un seul mot, c'était toujours le même finale, il la couvrait d'injures et de crachats, tout ce qu'il pouvait atteindre, aux murs, sur les rayons, ou dans la grande armoire, il lui assénait tout ça sur le dos, puis d'un seul coup il s'effondrait, dégueulait à n'en plus finir sur le vieux ciment de la cuisine et s'endormait là-dedans, ma mère alors fouillait ses poches, en retirait ce qui restait de la paie et s'asseyait pour mieux pleurer. Leur vie ensemble, elle n'a été longtemps rien d'autre, il avait même vendu, pendant la guerre, la chose au monde que ma mère avait de plus précieux, des draps pur fil qu'elle tenait de ses parents, sur la douzaine il en avait vendu onze paires, elle en était restée irréconciliable, et puis un jour, comme ça, il avait définitivement cessé de boire, et vraiment, pour tous ceux qui les avaient connus, ce qui a suivi tenait du conte de fées, ils ont passé leurs dix dernières années, ils n'étaient pas seulement devenus alors inséparables, ils étaient sans cesse attentifs l'un à l'autre, et l'un pour l'autre pleins de prévenance, bref, le couple parfait. Ma soeur, chez elle il y avait une vieille grange, au fond du jardin, ma soeur avait fait construire à l'intérieur, non pas pour son père, elle ne l'aimait pas, mais pour sa mère, un petit logement, cuisine et chambre, et c'est là qu'ils avaient pris leur retraite, et c'est là un jour que je leur arrive à l'improviste, il y avait un an que j'avais divorcé, ma mère allait très mal, vers midi elle s'était alitée, elle gémissait doucement sans discontinuer, mon père autour du lit tournait et tournait sans un mot comme un fauve en cage, et ma soeur et moi, on essayait sans arrêt de parler à ma mère et de lui demander ce qu'elle voulait, le médecin, l'hôpital, prendre quelque chose, on était de plus en plus perdu, sans comprendre, et tout à coup, et brutalement, mon père a crié : mais laissez-la mourir en paix ! C'est une chose en fait que je me suis toujours dite, à propos de mon père, il y a ceux que la moindre émotion peut complètement paralyser, mais il y en a, ils sont rares, chez qui l'émotion rend le regard encore plus clair, plus froid, le geste plus vif, plus précis encore, et pour terminer, quand ma mère a été dans son cercueil, j'entends toujours mon père à cet instant-là dire tout bas : ça ne devrait pas exister, je le vois toujours à ce même instant se précipiter pour le dernier baiser, j'ai voulu le retenir, il m'a repoussé avec une violence, il s'est agenouillé et l'a embrassée. Et le lendemain je suis reparti, il était assis près de la cuisinière, il a levé vers moi un regard absolument vide, il a murmuré : au revoir, Maxime, un mois et demi plus tard je recevais le télégramme : père décédé.
- Monsieur Maxime, excusez-moi, je reviens.
- Clarelle... Elle est allée où... Clarelle... Elle aurait une visite, à cette heure-ci...
- Excusez-moi, mais je n'y peux rien, monsieur Maxime, il me fallait vraiment un autre café, et devinez lequel j'ai choisi, le vôtre, cher monsieur Maxime, enfin je vais pouvoir le faire, ce nouvel essai. Je lui avais trouvé la première fois une pointe d'amertume, à votre café, ce soir je vais doser un peu moins fort, on verra si c'est ça. Et le temps que je l'aie préparé et qu'il soit passé, vous pouvez encore me parler, cher monsieur Maxime, mais après, c'est mon tour, vous êtes d'accord ?
- Agreed, lady, il y a quelque chose aussi qu'il faudrait que je vous dise, au point où nous en sommes, et ce quelque chose, c'est ce que j'appelle ma mutation.
- Vous m'en avez déjà parlé, et même encore ce soir, mais c'est vrai, vous ne m'avez jamais dit ce que c'était. Qu'est-ce que c'est que ce bruit ?
- Sorry, lady, je viens de remettre mon tout noir dans son tiroir, j'ai refermé un peu sec.
- Vous avez encore du Chivas ?
- Ma tisane froide à l'eau de Cologne, encore trois ou quatre badigeonnages, pourquoi ?
- Gardez-en une goutte, pas plus, jusqu'à mon café, le vôtre plutôt, pour qu'on puisse alors boire ensemble, monsieur Maxime.
- La première fois que je me suis retrouvé en passe de tuer, c'était dans mon village, il y avait régulièrement de grandes bagarres, entre nous, d'un côté gosses de pauvres, de l'autre gosses de riches, et par ailleurs tous plus ou moins copains d'école, et c'était toujours moi qu'on venait voir en premier, j'avais douze ans, on m'en donnait dix-huit, et puis me bagarrer, c'est vrai, j'aimais ça : demain soir à six heures, au lavoir, ça te va, Max, le plus souvent c'était là en effet que ça se déroulait, au lavoir où les femmes, le jour, faisaient leur lessive, à genoux dans leur boîte à laver, c'était là que les deux camps s'expliquaient, pas dans le lavoir, en fait, mais à côté, sur la grande plate-forme en ciment qui entourait le puisard, le camp vainqueur était celui qui terminait tout seul sur la plate-forme, et c'était en hiver, un soir, la mêlée était à peine commencée, et moi, une fois de plus, je martelais de bon coeur un grand rouquin que je détestais, il reculait, la gueule en sang, criant, pleurant, soudain il appelle : Ahmed, Ahmed, c'était trois ouvriers nord-africains qui arrivaient, les parents de mon grand rouquin louaient une maison, derrière le lavoir, les Nord-Africains étaient leurs locataires, et dans la nuit tombante, le bras tendu vers moi, le rouquin hurlait : tue-le, Ahmed, sors ton rasoir, tue-le, et les trois ouvriers et moi, on s'est regardés, on se connaissait bien, Ahmed, le plus âgé, travaillait à deux pas de là où travaillait mon père, ils faisaient tous les jours la route ensemble, alors le rouquin fait un pas, me crache au visage et mon poing est parti tout seul, l'autre était là sur le ciment, le corps secoué de soubresauts, je m'étais jeté sur sa gorge toute rouge et mes mains serraient, les Nord-Africains m'avaient empoigné par les bras, mes mains serraient plus fort, ils ont fini par me faire lâcher prise, Ahmed me répétait : tu fais pas ça, toi Max, tu fais pas ça, et ça, ce que j'étais en train de faire, et je le savais, je le voulais, j'ai pleuré alors de ne pas l'avoir pu, c'était tuer. J'ai naïvement questionné, écouté, lu, relu, pour comprendre enfin ce que veut vraiment celui qui veut tuer, je m'en tiens aujourd'hui à la simple évidence, il veut que l'autre disparaisse, effacé du monde, il veut qu'à sa place il n'y ait qu'un vide, qu'il n'y ait plus rien, ce qui fait que ce corps-à-corps, c'est effectivement l'inverse, ou le négatif, de l'acte sexuel, dans lequel ce qu'on veut de l'autre, c'est parvenir par lui, au contraire, à soi-même s'effacer, soi-même s'anéantir, n'être plus rien soi-même, et la résurrection qui suit, à vrai dire c'est quoi, joie ou désespoir, bref, tuer, c'est au fond un acte à tout jamais désespéré, pourquoi, parce que l'autre est l'autre, même mort, l'autre est là, je le vois, moi qui voudrais ne plus rien voir, ne voir qu'un vide, il faudrait pouvoir, l'autre là, le réduire instantanément, le dissoudre ou le mettre en pièces, le dévorer, oui, dévorer. Des mille et mille images que j'ai de mon père, il y en a une, une plutôt idiote, et qui pour moi peut-être est pourtant la plus stupéfiante, on travaillait au bois, c'était aussi une de ces rares fois où mon père était torse nu, en deux coups de hache il venait de couper une perche, il voulait la tirer pour aller la poser sur le tas, mais la perche restait debout, accrochée en haut à des branches, il avait essayé comme ci, essayé comme ça, elle était toujours là, il était revenu à la charge, sans un mot, d'une façon, d'une autre, et puis je n'ai rien vu, en une fraction de seconde, en un éclair, c'était comique et c'était aussi effrayant, il s'était jeté en hurlant sur la perche et torse bleu contre l'écorce, il mordait.
- Votre café est d'un arôme, monsieur Maxime, j'en ai la tête toute tellement claire, tellement légère, une bobine de fil à la place du cou et la lune là-haut ne serait plus toute seule.
- Dévorer, la rage était peut-être aussi de ne pas pouvoir, je me souviens de ces autres cinq ou six fois, dans ma carrière de brute, où j'ai eu sous mes doigts une gorge et tuer, c'est vrai, j'aurais pu tuer encore, aussi vite on se ruait sur moi, à chaque fois, et la dernière, c'était en Algérie. Elle m'avait si souvent garanti, quand j'étais enfant, que j'étais comme mon père et que je finirais pire que lui, ma mère n'en dormait plus, de me voir partir pour l'Afrique, moi aussi, l'époque en fait des grands combats était passée et la guerre là-bas allait tant bien que mal vers son dénouement, pour ma part, j'avais fait l'école d'officiers, la plus dangereuse mission qu'on m'ait jamais confiée, à intervalles à peu près réguliers, ç'a été dès le début le convoyage des munitions, on prenait livraison au port d'Alger, retour ensuite à la base aérienne, à Blida, j'étais dans ma jeep, détachée en tête du convoi qui roulait à petite vitesse, entre les couleurs des bougainvillées dans les rues et le vert des champs d'orangers sur la plaine, un pays féerique, et j'avais devant moi, au-dessus du pare-brise rabattu, un fusil-mitrailleur dont je n'ai jamais eu à me servir. J'avais retrouvé là-bas un ancien camarade de lycée, après une histoire de vol de voiture il s'était engagé dans l'aviation, il était pilote à Blida et de temps en temps m'emmenait faire un tour, mais dans un avion à double commande, et sitôt en plein ciel je prenais l'autre manche et pour moi alors tout était miracle, à la moindre pression l'appareil montait, piquait, virait à droite, à gauche, au-dessus du djebel éclatant de soleil, c'était d'une splendeur, c'était d'un bonheur, c'est lui, cet ancien camarade, c'est lui tout de suite qui me l'avait expliqué, ce qu'ils en faisaient, eux, de ces munitions payées au prix fort, pour cette guerre absurde entre toutes, ils décollaient l'avion plein de munitions et devaient rentrer mission accomplie, autrement dit l'avion vide, alors comme une fois arrivés sur l'objectif, ils ne voyaient jamais ou presque jamais plus personne, ils balançaient toutes leurs roquettes, parfois pour rien sur une mechta, le plus souvent dans la caillasse, en pleine montagne, c'est ce qu'ils appelaient, entre eux, arroser le djebel. Les officiers du contingent se logeaient eux-mêmes chez l'un ou chez l'autre en pleine ville, et le seul danger venait de là, en fait, et dans la rue, au restaurant ou dans les magasins, jusqu'au bout l'attentat en principe est resté possible, et pas un seul de nous ne sortait jamais sans une main dans la poche et sous cette main le revolver déverrouillé, et cette peur de tout et de rien nous reprenait chaque soir, quand à la base un car nous embarquait pour nous ramener au centre ville, après quoi on rentrait à pied s'habiller en civil pour la soirée, et la plupart du temps, quant à moi, je filais tout seul, j'étais connu de toute façon comme plutôt solitaire et taciturne, et puis aussi à cette heure-là je crevais de faim, je rentrais donc un soir, tout à coup je sens dans mon dos un canon de revolver, je fais volte-face, un Français, un collègue était là, suivi de trois autres, il commençait à rire, à la même seconde il se retrouve à terre et jamais je n'ai frappé avec autant d'acharnement, jamais je n'ai empoigné une gorge avec autant de froide résolution, les autres ont fini par me faire lâcher prise, et jamais non plus je n'ai autant pleuré, pleuré comme à chaque fois, après, de tout mon corps, silencieusement, pleuré de ne pas avoir pu tuer, l'affaire en plus a failli mal tourner, pour moi, le lendemain, mon agresseur pour rire avait reçu sous le menton, à peine à terre, un coup de pied, au dire des témoins, d'une extrême violence, il avait eu deux dents cassées et toute la mâchoire lui faisait très mal, mais quand ils ont eu le rapport complet, lequel rapport disait qu'il y avait eu menace, objectivement, du fait d'un officier français sur la personne d'un autre, ils ont préféré étouffer tout ça, d'ailleurs la mâchoire en fait n'avait rien. Voilà ce qu'a été mon dernier exploit, peu de temps après c'était ma mutation.
- On y arrive, excusez-moi, mais maintenant, votre mutation, pourriez-vous la dire en une ou deux phrases, monsieur Maxime, pas plus ?
- Pas moins non plus, lady.
- C'est que j'ai tout encore à vous dire, moi...
- Qui m'a demandé de parler, c'est bien vous, non ?
- Mon café est prêt, cher monsieur Maxime, ou plutôt le vôtre, il vous reste encore du whisky ?
- Clarelle, j'ai oublié, je viens d'avaler la dernière goutte, sorry, lady, deeply sorry.
- Ce que j'avais oublié, moi, c'est que je ne suis qu'une toute petite personne, rien d'autre, monsieur Maxime, je vous écoute.
- Excusez-moi, Clarelle, ne m'en voulez pas trop... La chose à vrai dire s'est faite en deux temps. Mutation un, c'était l'année avant mon beau mariage, et que j'en avais plus que marre et que j'étais à bout, prêt à n'importe quel changement, ça, je vous l'ai déjà dit, le printemps commençait et je suis parti chez ma douce grande soeur me reposer un peu et voir mes parents, retrouver aussi les copains d'enfance, et le samedi ils sont venus me prendre, il y avait un bal dans le coin, c'est dans ce bal que ça s'est passé. Je dansais avec une grande blonde, une assez belle fille, en tout cas la plus belle du bal, on passe auprès d'un autre couple, elle, je ne me souviens plus, lui, un brun assez grand, je l'avais légèrement bousculé au passage, il se retourne et j'allais m'excuser, je prends son poing en pleine figure et je reste là, stupéfié, fasciné. Comme pour toute bagarre, quand elle se produit dans un lieu public, tout de suite il y a eu partage, entre les plus nombreux qui faisaient cercle et les quatre ou cinq qui sur-le-champ intervenaient, l'orchestre s'était arrêté, et l'autre, là, j'avais attrapé ses poignets et me faire lâcher n'était pas facile, et l'autre sans un mot me regardait droit dans les yeux, je le fixais aussi, cet autre, et presque avec effroi, ce que je voyais qui me faisait face, là, c'était moi, moi enfin, moi vraiment, tel que j'avais toujours été, tel que j'étais encore et tel du coup que je n'étais plus, je me voyais, moi, le fou bagarreur, je me voyais comme un autre, en effet, comme quelqu'un d'étranger. La bagarre avait tourné court, j'étais allé boire à la grande table dehors, seul, hébété, presque en état de choc, la nuit était fraîche et la musique assez régulièrement alternait vif et lent, les vieux copains de temps en temps venaient me demander ce que j'avais, je leur souriais sans rien leur dire, j'aurais dit quoi, adieu, je n'aurais pu que dire en effet adieu, adieu enfin à ce qui était fini, fini et pour toujours, adieu à ma longue, ma trop longue jeunesse, adieu à ce Max, à cette brute, à celui tout entier que j'avais pu être et que je ne serais plus jamais, adieu, j'étais enfin Maxime sans mains, j'étais enfin Maxime des mots. Mutation deux...
- Excusez-moi...
- Oui, Clarelle, je termine.
- Eh bien terminez, je n'ouvre plus la bouche, et qu'importe au fond, tout est peut-être mieux comme ça.
- Le jour où mon grand beau bébé est venu au monde, on attendait Vivienne ou Vivien, j'avais bu pas mal, ce jour-là, chez plusieurs amis, jusque très tard, à peine rentré je culbute sur mon lit, tout habillé, et je ne sais pas si c'est ce rêve, une heure après, qui m'a réveillé, ou si c'est au réveil que j'ai eu cette vision, toujours est-il que je ne dormais plus, et je voyais. Il y avait un grand manège, un manège qui tournait, les chevaux de bois en couleurs sans cesse passaient, sans cesse montaient et descendaient, il y avait debout tout en haut du mât, au centre, un enfant en habit lumineux, un enfant qu'on n'entendait pas, mais qui chantait comme en extase, il y avait debout à terre, au pied du grand manège, un deuxième enfant en tablier noir, au visage tout blanc, qui me fixait des yeux sans dire un mot, c'était moi, cet enfant, le premier aussi, c'était moi, je voyais, et dans un silence total, je voyais et savais, le premier là-haut était l'enfant faux, le deuxième en bas était le seul vrai. Ce que signifiait pour moi cette vision, c'était, et par elle-même, immédiatement, je l'ai donc su sans que j'aie eu même à réfléchir, c'était que dire adieu à ma jeunesse, et c'est ce que j'avais fait le soir du bal, ne suffisait pas, l'heure était venue où dire adieu aussi à tout ce que ma jeunesse avait pu jamais espérer, dire adieu non plus seulement à Max lui-même, mais dire aussi adieu à ses grands rêves, et ce qui ainsi était là signifié, je l'étais déjà moi-même, en fait, j'étais le renoncement déjà à tout, j'étais non plus l'enfant lumineux qui chantait, mais l'enfant en tablier noir, l'enfant qu'au fond j'avais toujours été, j'étais lui et lui seul, lui la vérité, lui l'humilité, lui le désespoir. Tout ce que j'avais toute ma jeunesse imaginé n'existait pas, n'existerait jamais, ma vie enfin avait trouvé sa raison, son principe, et c'était tout et rien, son principe, rien et tout, rien, absolument rien désormais pour l'autre qui chantait, pour l'autre qui rêvait, pour le faussaire, et tout pour celui qui seul existait, tout pour mon fils, tout désormais pour mon Vivien, tout, absolument tout... Clarelle... Donc voilà, en deux temps et guère plus de trois ans, j'avais changé du tout au tout, Maxime avant, Maxime après, l'ancien Maxime est au fond toujours là, bien sûr, mais destitué, et remis à sa place, en fin de compte vaincu, beaucoup de ceux qui l'ont bien connu le regrettent souvent, ce Maxime ancien, moi aussi parfois, ce cher tout noir, dans son tiroir, celui qui l'a acheté, c'est effectivement le nouveau Maxime, et tuer n'est plus en lui par moments qu'une envie, alors que l'ancien Maxime, alors que Max, lui, Léonie, à l'instant même il l'aurait étranglée, et sans lâcher prise enfin, sans personne enfin pour intervenir... Clarelle... Et le vrai désespoir vient d'une seule chose, en fait, c'est que changer, ça ne change rien, tout continue, après comme avant, le monde va comme il va et le destin n'est qu'ironie, ainsi mon fils, la nuit du rêve, j'avais vu, j'avais su, j'étais devenu cette vérité, la nuit du grand manège, cette conviction enfin que désormais tout ce que je pourrais faire, ce serait pour lui et pour lui seul, et puis quoi, trois ans plus tard divorce, et mon Vivien, je l'abandonnais, je le laissais alors à qui, à Léonie, à celle que pour lui finalement, que pour lui seul j'aurais dû tuer... Mon grand bonhomme, avec tout son espoir trahi, mon fils toujours vivant, c'est vrai, mais tout peut recommencer, tout peut encore, il est encore si loin, lui, de pouvoir changer, ce qu'il y a de violent dans sa nature, à lui aussi, cette fringale de monde à vouloir d'un coup faire le vide, à d'un coup faire le noir, c'est toujours là, cette rage en lui, toujours reconnaissable, au fond de ses yeux, de sa voix, de ses gestes, et quand il escalade, à flanc de rocher, avec tant d'énergie et tant de scrupule à la fois, tant de passion et de patience, il y a quoi au fond, entre la pierre et lui, quelle entente ou quel affrontement, je le regardais un jour, par un grand soleil, torse nu, là-haut, face à la paroi, j'ai revu mon père et son torse bleu collé à sa perche, et dire qu'il y avait un être en ce monde, un être pour Vivien qui était la vie, il y avait Chao, l'adolescence, elle et lui auraient pu la traverser ensemble, elle et lui ensemble auraient pu continuer peut-être, elle et lui vivants en tout cas, et prêts à tout vivre... Et peinture, et dessin, face à leur art, c'est la même certitude, en lui comme en elle, et la même gravité, le même mutuel respect aussi, différents, ils sont bien plus que ça, elle et lui, ils se complètent idéalement, je ne connais de Chao qu'une aquarelle et deux petites huiles, qu'elle avait données à Vivien et qui sont chez moi, dans sa chambre, et c'est d'une beauté, énigmatique et pourtant toute à nu, c'est un monde de signes, ni chinois ni autres, un monde pour nous sans analogue, un monde de couleurs d'une exactitude et d'une harmonie, et dont la loi de constitution témoigne en tout point d'une plénitude on ne peut plus consciente, un monde pourtant d'où l'humain en tant que tel est totalement absent, tel est celui de Chao, alors que tout au contraire, lui, Vivien, je le vois dessiner depuis si longtemps, beaucoup de ses fusains sont aussi chez moi, ce qu'il fait surgir de sa surface blanche, avec son charbon, ce qu'il n'en finit pas d'explorer, de chercher à saisir et retenir, c'est le visage humain, Vivien, c'est la personne humaine elle-même, elle seule, il avait fait à partir de clichés, l'hiver dernier, plusieurs têtes de détenus derrière leurs barbelés, visages faisant face, il y en avait un, une bouche à moitié édentée, une grande mâchoire mal équarrie, un air presque borné, d'une candeur fruste, un regard à la fois plein d'effarement et d'une impassible assurance, un soir je rentre, une fois de plus Vivien travaillait sur lui, éclaircissant par ci, estompant par là, il me dit soudain : celui-là, rien n'aurait pu l'empêcher de survivre, et soudain je comprends, dans cette tête qu'il était en train de parfaire, ce qu'il voyait, lui, c'était une forme évidemment, mais à travers elle un destin, une durée, un temps, je comprenais soudain que la peinture était toute en effet dans le regard du peintre et que ce regard pouvait être une vision de l'espace, oui, mais aussi une vision du temps, je comprenais et mon papier, cette semaine-là, dans mon journal, c'est là-dessus alors que je l'ai fait, je disais qu'il fallait en finir avec la peinture art du seul espace, et je disais qu'il y avait des peintres de l'espace et des peintres du temps, je disais même, c'est des couleurs, l'espace, et le temps, c'est du noir, je disais, je continue à dire, il y a les têtes du Titien et celles de Rembrandt, celles admirables du Titien sont comme des horloges en couleurs indiquant l'instant, et chaque instant est celui d'un visage autant que des vêtements, des meubles, de tout un monde autour de lui qui est le sien une fois pour toutes, alors que les têtes de Rembrandt, elles, sont comme des trains la nuit en arrêt dans des gares, oui, d'où viennent-elles, ces têtes, d'où, à travers quel et quel monde, et par le noir du temps, d'où, la musique a seule la réponse... Clarelle... Clarelle... Elle a raccroché, je n'ai rien entendu, elle a raccroché depuis quand... Ce Glen, c'est la première et dernière fois, à partir de demain j'aurai ma réserve... En tout cas c'est la première fois que je parle comme ça, de moi, de tout, la première fois tout simplement que je parle... Il le fallait un jour... Sa voix, j'aurais pourtant aimé l'entendre... Cette toute petite personne... Toute grande...
Extrait
ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut
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