- Monsieur Maxime, bonsoir.
- Vous n'étiez pas là il y a un quart d'heure, j'ai déjà appelé, je suis rentré plus tôt que je ne pensais, beaucoup plus tôt... Rester pour le journal, je devais, je n'ai pas pu, les voir, les entendre... Et nouveau ou pas, qu'est-ce que c'est, un journal, quand il s'agit d'une vie, et d'une jeune vie... Oui, vous venez d'arriver, vous voulez que je rappelle ?
- Vivien est là ?
- Vivien m'avait appelé, à mon bureau, sa mère venait de partir pour l'aéroport, le fils avait à me communiquer les numéros où la joindre, à Londres, mais ce qu'il avait à me dire en fait d'important, mon Vivien, c'est qu'à la Cité, chez les étudiants, c'est l'ouverture ce soir d'un week-end asiatique, occasion rêvée entre toutes, Chao, il veut revoir Chao, il ne viendra donc que demain, soit, mon grand, mais demain, quel que soit ce qu'il en sortira, de cette rencontre, demain tu es chez moi, tu me promets, c'est promis, he said, j'ai confiance, what else can I do, il vient demain... Ce qui s'est passé hier, ma panne de whisky, ça ne se reproduira pas, j'ai mon stock maintenant, j'ai mes munitions, douze obus marqués Glenfiddich, ils sont au frais sur mon balcon, dès qu'il n'en reste plus que trois, je réapprovisionne... Vous n'êtes pas bavarde, aujourd'hui... Vous avez raccroché, hier, je ne m'en suis même pas aperçu... Clarelle ?
- Monsieur Maxime, excusez-moi, je me prépare en même temps mon café, le mien, cette fois, pas le vôtre, décidément ça non.
- Je sais, j'ai parlé, hier, trop parlé peut-être, et vous avez raccroché quand ?
- Après la nuit du grand manège, avec vous, c'est simple, il y a toujours la nuit de quelque chose.
- Clarelle, à mon réveil, ce matin, ce que j'avais dans la tête, et ce qui toute la journée a tourné ensuite et retourné, c'est ça justement, ça, la nuit du grand manège et la nuit du chien, c'est la même, Clarelle, la même nuit. La nuit du chien, le cri de Léonie et le cri de Vivien, j'ai revécu tout ça, aujourd'hui, je croyais avoir tué mon fils à travers sa mère, cette nuit-là, mais le cri de Vivien, aujourd'hui je l'ai soudain compris, ce cri, c'était quoi, c'était aussi le cri de l'enfant qui naît, et cette même nuit-là, à travers sa mère, je l'avais mis au monde, moi aussi, mon fils, et nuit du chien comme nuit du grand manège, il n'y a qu'une nuit, au fond, celle de la naissance. Et c'est vrai, j'ai tué un Vivien, cette nuit-là, j'ai tué le Vivien enfanté par la mère, un Vivien qui n'était pas à moi, mais j'ai mis au monde un autre Vivien, cette même nuit, le Vivien du monde mien, et ce monde, il est celui effectivement de la maladie, il est même plus encore celui de la douleur, du malheur, de la chute, il est ce monde à moi, ce monde maudit que seul je connaissais, depuis toujours, dont seul je pouvais protéger Vivien, l'enfant mien, le fils paternel que c'est au père seul de sauver. Mais voilà, pauvre père, à l'époque alors de cette nuit du chien, j'étais quoi, moi, cet hiver-là, un déprimé en perdition, un rescapé en plein délire, un fantôme de fou dans un monde fantôme, il n'y avait plus rien de tout ce que ma vie avait pu être, rien, de tout ce que j'avais pu vouloir, pour moi comme pour tous, de tout ce que j'avais pu rêver, Léonie et l'avenir comme 68 et le paradis tout de suite, il n'en restait qu'un bric-à-brac pour décharge publique, au fond de moi comme autour de moi, qu'un désastre, et toute l'ironie était là, atroce une fois de plus, si j'avais mis au monde un enfant à sauver, cette nuit-là, c'est que ce monde, en effet, non seulement je le savais alors perdu, mais je me savais perdu aussi, moi, perdu avec ce monde, et sauver cet enfant, je ne le pouvais pas, qui donc l'aurait pu, sauver qui que ce soit, qui en fait le pourrait jamais, sauver ce monde même, il faudrait quoi, seul un miracle. Et son destin peut-être, à ce monde nôtre, oui, sa fatalité, c'est que seuls ne peuvent vouloir le sauver que ceux-là qui savent, eux seuls, que tout est trop tard, c'est que les seuls sauveurs que ce monde perdu puisse jamais susciter, suprême dérision, sont des sauveurs qui ne peuvent même plus croire au salut.
- Eh bien moi, ce matin, au réveil, vous ne devinerez jamais ce que je me suis fait, un gratin de courgette, un délice, même froid, vous permettez ?
- Bon appétit, lady, mais ce soir c'est à vous de parler.
- Gratin de courgette à l'arôme de café, monsieur Maxime...
- Racontez-moi l'après Jérôme, entre son départ et maintenant, vous ne m'en avez encore rien dit, racontez-moi ce que vous voulez, Clarelle, racontez-moi.
- Après Jérôme, eh bien justement, ça m'est arrivé, et même plus d'une fois, de faire découvrir à tous ces messieurs le gratin de courgette...
- Clarelle, excusez-moi, je parle trop, je sais, trop tout seul, j'ai besoin de vous entendre.
- Mais monsieur Maxime, et vous-même, après Léonie...
- A vous d'abord, Clarelle, après Jérôme, oui, par pitié.
- Ce qui est parti, pour moi aussi, c'est ma jeunesse, avec Jérôme, et tout l'hiver qui a suivi, je n'allais pas très fort, moi non plus, je me retrouvais toute seule et sur le point qui plus est de changer d'âge, au rayon de la vingtaine, on a enlevé les invendus, mon cher monsieur, voyez au rayon de la trentaine, et le malheur, c'est que la clientèle, au rayon de la trentaine, elle aussi, elle n'est plus la même, et pourtant, c'est du moins ce qu'on vous chante toujours, dans la vie il n'y a que ça de vrai, dans la vie il n'y a que l'amour.
- Vous parlez comme qui, aujourd'hui, mais ça ne vous va pas, parlez comme Clarelle.
- A vingt ans l'amour, c'est n'importe qui, n'importe où et n'importe quand et comment, passé vingt ans ça pourrait être enfin sérieux, seulement voilà, malgré tout ce qui se raconte, à longueur de films et dans les journaux, malgré tout ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, la plupart des gens, passé leurs vingt ans, ceux qu'on appelle les grandes personnes, ça ne les occupe en fait que tellement peu, l'amour, et pour commencer en effet par le commencement, le plus doux, le plus chaud, le plus beau corps de femme, qu'est-ce que ça signifie encore, pour un homme, un vrai, à côté d'un gratin de courgette ? Avec ceux que j'ai connus alors, après Jérôme, et que je connais encore, en fait je n'ai rien à raconter vraiment, ces messieurs, tous, c'est toujours le même article de série, et c'est donc toujours le même scénario, avec eux, le premier soir, c'est simple, à peine chez moi et bouquet de fleurs même pas sorti, c'est l'assaut encore tout habillé, l'apéritif tornade, et les plus fougueux, ou les plus anxieux, en prennent un deuxième quelquefois, c'est le repas ensuite, et c'est vrai, je leur sers souvent un gratin, avec un gigot, un poisson, une grillade, un gratin de courgette ou de céleri, ma voix sur tout ça en guise de musique douce, paraît-il, douce et plutôt drôle, on va dans ma chambre, une fois le repas fini, et c'est l'heure alors du dessert, mon lit aspergé d'un nouveau parfum, mais ces messieurs presque aussitôt ne pensent plus qu'à se rhabiller : je te rappelle demain, fais de beaux rêves, et dès le deuxième soir, quelques jours plus tard, plus de fleurs, mais une bouteille de vin, quant à l'apéritif, quant à l'assaut tornade, ce n'était plus déjà que pour le beau geste, et le troisième soir, quelques jours plus tard que prévu, bouteille à la main, monsieur vous avouera : j'ai très faim, tu sais, si on passait d'abord à table, après le repas vient quand même encore le dessert, c'est généralement le quatrième soir que monsieur se prononcera sur ce que serait sa fréquence de visite, il viendrait en principe un soir par semaine, et le cinquième ou sixième soir, monsieur avait à peine fini de manger qu'il vous confiait : j'ai eu une journée éreintante et ton gratin, c'était trop bon, tu m'excuseras, je crois que je vais rentrer, monsieur levait le siège, on renvoyait le dessert au prochain soir, je n'avais plus qu'à faire ma vaisselle, et trouver le sommeil, le septième soir monsieur revient, son vin était encore meilleur, mais à part ça, monsieur n'aura plus le coeur à rien, ce qui pour lui d'ailleurs allait de soi, à rien qu'à mon gratin de céleri, ou de courgette, à vraiment rien d'autre, avec ma voix comme fond sonore, alors un jour j'ai décidé, le signal, ce serait la suppression de l'apéritif, si bien que dès qu'à peine entré, bouteille à la main, monsieur me dit : si on passait d'abord à table, aussi vite je propose : mais bien sûr, mon chéri, garde ta bouteille, on va au restaurant, tu m'invites, et monsieur m'invitera, mais je ne le reverrai plus, et ça tous, je n'y peux rien, plus de gratin de courgette, plus d'amour.
- Classique, et même un peu trop, votre tableau de genre, après tout vous n'y êtes pour rien, vous n'avez toujours eu chez vous que des amateurs de gratin de courgette, ou de céleri, jamais d'intoxiqués, Clarelle, d'intoxiqués, entre autres, de whisky.
- Mais je préfèrerais, croyez-moi, pas un, en presque dix ans, pas un avec lequel je pourrais vivre, même pas vingt-quatre heures, pas un seul. C'est comme pour l'amour, quand on a vingt ans, pour ce qui est de se loger, de s'amuser, de s'habiller, chacun fait ce qu'il veut, ça peut séduire, ça peut faire rire, il y a encore une liberté, mais les grandes personnes, mais les gens sérieux, si vous ne vivez pas comme tout le monde, alors au choix, pour eux, vous êtes ou bien une demeurée, ou bien une attardée, et moi, n'en parlons pas, je n'ai pas la télé, je n'ai pas la radio, je n'ai pas de journaux, pas de livres, pas de disques, et je ne fais pas non plus de photo, mais le pire, pour tous ces messieurs, ce qui peut les rendre à moitié fous, c'est que chez moi, dans la cuisine et la chambre et partout, rien que du béton, rien que du plâtre et du métal, de la céramique et du formica, et ça, monsieur Maxime, le formica, ils passeraient finalement peut-être sur tout le reste, pas sur le formica. Ce que j'ai pu entendre, ils me rabâchent tous les mêmes grands discours, que mon formica, inutile de nier, c'est le froid, mon plastique, c'est la mort, que le bois, que le cuir, ça, c'est chaud, c'est vivant, le bois et le cuir, les voilà, inutile de nier, les matériaux nobles, et je ne suis qu'une petite personne, moi, ce que j'aimerais leur répondre à tous, c'est que leur bois, leur cuir, comme tout ce qui vit alors, ça meurt, comme eux aussi, qui mourront tous, mais ce plastique, ce formica, inutile de nier, si au fond ils l'ont tellement en horreur, s'ils le haïssent tellement, c'est qu'un matériau noble, il n'en est peut-être pas un, mais il ne meurt pas, lui, le formica.
- Mais qu'est-ce qui a pu vous rendre comme ça, Clarelle ?
- C'est tous, oui, tous, ils peuvent avoir entre les trente-cinq et les cinquante ans, pas plus, le dernier, il y a deux mois, en avait quarante-deux, qu'est-ce que ça va être avec les retraités du troisième âge ?
- Vous avez combien, trente neuf ans...
- Je n'en ai pas, d'âge, paraît-il, je n'en ai jamais eu, c'est peut-être ça, en fait, toute la chose qui me manque.
- Il n'y a pas de quoi frissonner, Clarelle, rien qu'à votre voix...
- J'aimerais terminer mon gratin, monsieur Maxime, et puis déguster un peu mon café, vous ne voulez pas me raconter Léonie ?
- Léonie ?
- Oui, Léonie, après votre divorce, elle a vécu toujours toute seule ?
- Avec qui Léonie a pu coucher depuis quinze ans, et d'un ça ne m'a jamais intéressé, et de deux je ne pourrais pas vraiment répondre. Haut clergé de la grande finance internationale, évidemment les échos circulaient sur ce milieu-là comme sur tous les autres, tout ce que pour ma part j'en retenais, c'était que Léonie du Ménil des Charmes était toujours, de corps et d'âme, aussi fidèle à son complexe du pseudo, du boulevard au ciné et du ciné à la télé, et jusqu'au music-hall.
- Elle, dans son monde, il n'y en a même pas eu un, avec lequel elle aurait pu refaire sa vie ?
- Il y en a eu un, c'est du moins ce qu'elle a cru, erreur magistrale, il s'appelait Baudry, cet un-là, vous ne connaissez pas, c'était un grand magnat de la presse, y compris et surtout presse à fesse, et Déodat du Ménil des Charmes recevait l'un de ses magazines, spécialisé dans les fastes aristocratiques, magazine qui ensuite, après la mort de Déodat, est arrivé chez Léonie. Un samedi matin, je venais prendre Vivien, Léonie était là, encore à son petit déjeuner, elle est allée à ses journaux, il y avait ce luxueux magazine, elle feuillette et soudain lâche tout, jus d'orange aussi, elle s'est sauvée en chancelant dans sa chambre. Et ce qu'elle avait vu, dans ce magazine au papier glacé, c'était une photo, un quinquagénaire à moustache et de fière prestance au bras d'une jeune blonde, et ça parlait en quelques mots de leur prochain mariage, entre lui, Baudry, le grand magnat de la presse, et la jeune blonde, un des plus brillants espoirs, elle, de la chanson française.
- Elle l'avait connu, ce Baudry?
- Léonie, elle et lui se connaissaient depuis près d'un an.
- Elle l'aimait ?
- Aimait ? Cette histoire, en fait, j'ai bien peur d'en avoir oublié presque tout, c'est juste après la mort de Déodat que Léonie a rencontré Baudry, mais ça me revient, c'est même à propos d'un article paru dans ce magazine à la suite de cette mort, Léonie avait donc le même âge que vous aujourd'hui, Clarelle, bref, une liaison commence entre Baudry et Léonie au moment même où tout allait au plus mal, par ailleurs, pour la presse Baudry, il aurait fallu de l'argent frais, mais les banques ne répondaient plus, tout était pratiquement perdu, et Léonie a tout sauvé. Oui, cette opération sauvetage, elle m'en avait alors rendu compte en détail, dans le but, bien sûr, de m'administrer la preuve, une fois de plus, qu'elle était vraiment la plus forte, et ça me revient dans les grandes lignes, il fallait trouver d'un côté une affaire juteuse et dans laquelle on puisse entrer, de l'autre côté l'argent nécessaire, elle a déniché d'un côté une boîte, à Hong-Kong, qui fabriquait surtout des films porno et qui venait de se décider pour une augmentation massive de capital, et de l'autre côté elle a tiré parti de cette connaissance infaillible qu'elle a, c'est clair, de tout ce qui touche au Fonds Monétaire International, je vous en dis deux mots, Clarelle, le Fonds Monétaire est tout simplement un système, on ne peut plus sérieux, qui est fait pour que les pays riches puissent en totale sécurité placer leur argent chez les pays pauvres, et là Léonie a réalisé un véritable exploit, c'est sur l'argent américain qu'elle a obtenu que Baudry ait un prêt, l'argent américain, pour tel pays de cette zone ou tel autre, arrivait dans telle banque, là-bas, et c'est elle, cette banque, avant même que l'argent soit là, paraît-il, qui a fourni les fonds, à taux modique, et financé ainsi l'entrée de Baudry dans la boîte à porno, détournement somme toute des plus banals, toute la transaction, bien évidemment, faite sur place, là-bas, et par un prête-nom, tout ça n'est pas trop ennuyeux ?
- Ce là-bas, où est-ce qu'il se trouve ?
- Hong-Kong ? En Chine. Et la boîte en question, qui n'attendait que ça, pouvoir conquérir de nouveaux marchés, ses profits sont vraiment devenus plus qu'énormes, bref, guère plus de six mois plus tard, la presse Baudry était de nouveau en pleine santé, les banques de nouveau offraient leurs services, et c'est alors, d'ailleurs, que Baudry a racheté un de nos plus importants journaux de province, et c'est alors aussi que son magazine a révélé à ses lecteurs et ses lectrices les intentions matrimoniales du grand magnat et non moins grand séducteur, photo à l'appui.
- Il s'est marié avec cette jeune chanteuse ?
- Absolument pas, mais je sais, Clarelle, vous aurez toujours du mal à comprendre, heureusement pour vous. Léonie, elle, avait aussitôt compris, c'était Baudry, c'était sa façon la plus grand seigneur, noblesse oblige, de remercier Léonie du Ménil des Charmes, eu égard à tout ce qu'elle avait fait pour lui, de lui signifier sans appel qu'entre elle et lui c'était fini, thank you bye bye. Et que faire ? C'est vrai, elle avait procédé avec génie, cette Léonie, elle avait réussi à faire remplir un jerrycan au bout du pipe-line américain, ce même génie alors la condamnait à ne rien faire, avec les Américains tout est simple, c'est pas vu pas pris, la moralité est la règle et toute action est censée être honnête, à partir du moment où vous êtes pris, par contre, aucune échappatoire possible, ils voudront voir et verront tout, c'est la règle aussi qui l'exige, et Léonie, entreprendre alors quoi que ce soit, c'était pour elle en effet risquer de tout perdre.
- Pour elle, et pour lui aussi, elle l'aimait ou non ?
- Ecoutez, Clarelle, avant de vous raconter tout ça, sans hésiter j'aurais dit Léonie, amour, non, orgueil, mais je ne suis plus si sûr, ce qui me revient également, c'est qu'elle était restée en fait plusieurs semaines, après la photo, sans pouvoir sortir de chez elle, elle était comme jamais je ne l'avais connue, et Vivien avait eu très peur. Réfléchir, c'est vrai, réfléchir, c'est ne voir qu'une chose et qu'une seule, alors qu'il suffit de raconter en effet pour tout voir, tout savoir, tout comprendre, et si je vous racontais de nouveau cette histoire, il y aurait encore des choses nouvelles, à n'en pas douter, qui me deviendraient claires. Et somme toute vous avez raison, Clarelle, Baudry a été son vrai grand amour, quelle souffrance alors, quand on est Léonie et qu'on ne peut rien faire, absolument rien, quelle rage et quelle tristesse, il y a tout déjà dans son histoire, et c'est à vous donner le vertige, il y a même, et je n'y avais jamais pensé, de quoi rire, il y a même la Chine, mais oui, la Chine, et je comprends enfin, Léonie après son échec, Léonie en face de Chao, Chao et Vivien, mais votre amour tout frais tout chaud, Vivien et Chao, votre amour à vous, mais le vivre en pleine liberté, vous l'auriez pu où, quand, comment, seuls au monde, ceux qui s'aiment, si seulement ils étaient seuls au monde, il n'y a pas d'amour en fait sans un autre auquel rendre compte, il n'y a pas d'amour nouveau sans un autre déjà perdu, et par quel moyen alors s'en défaire, de cette autre douleur, de cette détresse, de cette haine ?
- Léonie, et pourtant je ne l'aime pas, mais ce qui peut-être aussi lui a fait peur, avec Vivien, c'est après Baudry de se retrouver vraiment toute seule.
- Elle ne pourra jamais se l'avouer, cette peur, mais je vous l'ai dit, la vie est dans sa tête une simple chose à mettre en ordre, autrement dit à mettre en chiffres, et si la raison ordinaire en est incapable, en avant pour les sciences occultes, après tout c'est quoi, l'occultisme, c'est le rationalisme enfin devenu fou.
- Elle lit l'horoscope, Léonie ?
- Elle s'adonne depuis quelques semaines à la pentalogie, une chose admirable, dit-elle, tout ce qui est vivant devient nombre et tout ce qui est nombre devient vivant, l'idéal, non ? Tout part de la date de naissance, en pentalogie, on fait la somme de tous les chiffres, on découpe, on regroupe, on applique tout ça à la vie en bloc aussi bien qu'en tranches, mais en fait, Clarelle, c'est une chose pour vous, la pentalogie, avec vos trois dates de naissance.
- Moi, je suis allée un jour chez une voyante, et je n'irai plus. A cette époque-là Paule et moi, Paule, mon amie filtre, on s'appelait tout le temps, et Paule, il y a en fait trois ou quatre ans, me parle un beau soir de tables tournantes, et comme je n'en avais jamais vu, elle s'est fait inviter avec moi, cette fois, chez ce couple où les tables tournaient, lui était médecin, on a mangé des filets de sole, une merveille, et puis tous les quatre, on est revenus dans la salle de séjour, une pièce très grande avec un parquet ciré d'un éclat, il y avait deux petits guéridons, un troisième un peu moins léger, le quatrième était le plus gros, le reste, on avait tout enlevé, j'ai cru qu'on allait mettre une lumière, un éclairage approprié, pour questionner chaque table et chaque table alors répondrait en tapant du pied coup par coup, rien de tout ça, mais rien, on a commencé dans la pleine lumière, on s'est mis à deux pour chaque guéridon, pour chaque petit du moins, et ç'a été toute la soirée un vrai prodige, il y avait une équipe, une seule, avec laquelle ça ne marchait pas, c'était le médecin et moi, on serait restés des heures, debout face à face, les mains sur le bois, pas moyen, absolument pas, mais à part ça, avec n'importe quelle, à peine le bout des deux fois dix doigts posé sur la table, et je te tremble et tressaille et tressaute et bascule d'un côté, bascule d'un autre, une sarabande invraisemblable et d'un coup hop, la table était partie, et sur le parquet ciré elle glissait, il fallait courir auprès d'elle, en avant, en arrière, et virage à droite, et virage à gauche, un de ces numéros de patinage, et j'étais vraiment loin de penser encore à les questionner, personne d'ailleurs n'aurait pu noter leur réponse, avant qu'elles démarrent d'un coup sur la piste, elles tapaient tellement vite, on aurait dit des dactylos professionnelles, sauf la troisième, celle-là, elle ne tapait que d'un doigt, la quatrième, elle, la plus lourde, elle ne savait peut-être pas taper du tout, vu qu'immédiatement, sans même vibrer le moins du monde, elle se lançait à patiner à travers l'immense salle, aucun doute, la championne hors catégorie, c'était elle, elle n'aurait jamais arrêté, et j'étais tellement heureuse, en rentrant, je n'arrêtais pas, moi, d'embrasser Paule et de la remercier pour tout ça, toutes ces dactylos patineuses, ç'a été la soirée encore aujourd'hui la plus follement drôle de ma vie, et c'est alors que j'ai parlé à Paule, avant qu'elle descende du taxi, de cette envie aussi que j'avais depuis peu d'aller chez une voyante, elle m'a dit qu'elle en connaissait une, une extraordinaire, madame Alva. J'ai longtemps hésité, et puis un jour j'y suis allée, on ne voyait que ses yeux et ses mains, à madame Alva, ses yeux au grand maquillage or et noir, ses yeux qui vous fixaient du fond de quelle nuit, comment savoir, d'une nuit tellement loin qu'on ne savait plus soudain soi-même en quel monde on était, ses mains avaient des paumes toutes chaudes, et des doigts tout blancs et tout maigres, aux ongles longs et tout dorés, je n'ai d'abord presque rien compris, sa bouche remuait à peine au milieu de son visage tout blême et sa voix était tellement rauque, et puis elle me dit tout à coup qu'il allait y avoir un décès dans mon entourage, un décès imminent, dans quelques semaines, au plus tard quelques mois, le décès d'une femme allant vers la quarantaine, une femme proche de moi et qui avait pour moi un profond sentiment d'amitié, j'ai aussitôt pensé à Paule, à Mariette ensuite, à Lucile, à toutes, et j'ai voulu en savoir davantage, alors madame Alva s'est avancée et son regard était encore plus grave et plus étrange, on aurait cru un océan au fond du monde, un océan calme et tout noir, ses mains serraient très fort la mienne, et d'une voix presque blanche, elle m'a répété que cette femme, elle était proche de moi et plus encore, elle m'aimait d'une amitié totalement pure, elle ferait vraiment tout ce qu'elle pourrait pour que je puisse avoir une vie heureuse, et moi, je me demandais de plus en plus laquelle c'était, Agathe, Solange, Paule, quand j'ai quitté madame Alva, j'étais tellement inquiète et j'avais tellement peur de leur en parler sans le vouloir, à Lucile, à Mariette, je n'avais que ça en tête, jour et nuit, cette amie à moi qui allait mourir, j'ai décidé alors de retourner chez madame Alva, et la semaine suivante j'ai appelé, quelqu'un m'a répondu : madame Alva est morte.
- Extraordinaire en effet, votre extra-lucide.
- Elle voyait sa mort...
- Elle voyait, mais hélas, elle ne savait pas.
- On peut voir sans savoir, mon cher monsieur Maxime, et pour madame Alva, de toute façon ce n'était pas le cas, ce que j'ai appris aussi, c'est que madame Alva avait un cancer généralisé, elle savait qu'elle allait mourir, vous comprenez pourquoi, maintenant, je ne pourrais plus aller chez une voyante, et longtemps même, à chaque fois que je repensais à madame Alva, à ce qu'elle a dû dire à toutes celles et tous ceux, les derniers temps, qui sont allés chez elle, à ces mêmes paroles d'amitié qu'elle a dû avoir pour tous et pour toutes, et jusqu'aux dernières heures, à ces mêmes voeux de vie heureuse, elle qui n'attendait plus que la mort, à chaque fois je riais toute seule.
- Clarelle, excusez-moi, madame Alva était une grande voyante.
- Madame Alva, vous pourriez le faire, vous, ce qu'elle a fait ?
- Il n'y a plus qu'une chose à laquelle je crois, moi, une seule chose.
- Laquelle ?
- You know it, lady.
- C'est vrai que monsieur préfère le whisky à l'amour, c'est ce que vous m'avez dit ?
- Monsieur, à vrai dire, a toujours aimé bien manger, je parle dessert, bien sûr, je parle aussi de monsieur après son divorce, oui, monsieur de temps à autre était pris de fringale et monsieur connaît quelques bonnes maisons, cuisine soignée, au bon plaisir de la seule clientèle, avec ou sans, mais c'est quand même exact, Clarelle, on change, il y a l'âge d'abord, vous avez raison, la bombance amoureuse, il en reste quoi passé la jeunesse, il y a ensuite et tout simplement la monotonie, et l'amour comme le reste, encore et toujours le même rien, LE CHATEAU ET LA MER, vous vous rappelez, pour finir il y a l'ennui, ajoutez à ça cette calembredaine, une de plus, que ce siècle a mis en circulation, dire sexualité, c'est dire liberté, et ça a circulé, en effet, circulé partout, toute l'atmosphère en est poisseuse, au point qu'il est très difficile aux meilleurs esprits de retrouver aujourd'hui un peu d'air pur, tout ce que le siècle a pu proposer comme échantillons de cette liberté, le sens en est si dérisoire, pourtant, vivre librement sa sexualité, comme on dit, ça veut dire quoi, en fait, ça veut dire en être l'esclave.
- Excusez-moi, monsieur Maxime, j'ai encore faim, ça me fait toujours ça quand j'ai mal dormi, heureusement c'est rare, je reviens... A quoi ça va mener encore, il va parler encore tout seul, ta petite personne, en quoi peut-elle au fond l'intéresser ?... Jérôme, il s'en fiche bien, ton monsieur Maxime, de Jérôme et Mousse... Et dire que je voulais raccrocher tout de suite, ce soir, s'il appelait, juste le temps de lui dire adieu, pas plus, tu ne l'as pas fait, ma fille, et tu n'es pas contente de toi, c'est pour ça, ta mauvaise humeur... Le mieux, c'est d'arrêter tout ça le plus vite possible et d'oublier... Monsieur Maxime ?
- Excusez-moi, la nuit dernière...
- Et voilà, rosbif, en tranches très fines, petits oignons blancs, beurre et pain de seigle.
- Thank you very much, lady, mais j'ai déjà grignoté au journal, vous allez aussi vous refaire un café, je suppose ?
- Avec plaisir, monsieur Maxime, thank you very much.
- Clarelle, en anglais, votre voix est encore plus belle...
- Vous m'avez parlé de sexualité, mais si je ne me trompe pas, ça fait quatorze ans que vous avez divorcé, vous êtes devenu alors tellement laid, tellement affreux, monsieur Maxime, que vous n'avez plus tout ce temps-là connu aucune femme ?
- Il y a eu tout un ensemble, avant le divorce, et que d'ailleurs vous connaissez maintenant à peu près, Clarelle, il y a eu dans l'ordre la mutation un, le fiasco conjugal, la naissance de Vivien, la mutation deux, mai 68, avec du rêve à boulets rouges et des réveils de somnambules, la dépression au bout de tout ça, le divorce a été décidé, tout était déjà fait, j'étais déjà devenu un affreux, en effet, j'étais devenu en fait celui que j'étais depuis toujours, le solitaire, le taciturne, et qui n'avait jamais rien attendu de qui ou quoi que ce soit, rien espéré, mais qui le temps d'une longue jeunesse, avec toute sa violence, avec toute sa révolte, avait fait rêve sur rêve à l'opposé de ce qu'il était profondément, et finalement l'heure était venue où tout s'était donc écroulé, seul demeurait quoi, seul le désespoir, tout ce que je pensais s'accordait enfin avec tout ce que j'étais, ma vérité une fois pour toutes était celle de la solitude, celle du silence. A quarante ans celui qui n'est pas misanthrope, c'est que jamais il n'a aimé les hommes, c'est en gros ce que dit un bon auteur du dix-huitième, et les aimer, j'aimerais pouvoir, pourtant, mais sous tout ce qu'ils disent, mais sous tout ce qu'ils font, je vois ce qu'ils sont et je ne peux pas, je les écoute et les regarde et je ne dis rien, je souris même, et du coup la plupart sont convaincus, tout au moins dans un premier temps, qu'en toute naïveté je crois tout et toujours, mais je ne peux pas les croire, au fond de moi je ne peux pas, je ne peux que me souvenir de mon enfance, de mon village, de quelques images en moi à jamais, de ce résistant à la tête des siens qui avait fait toute sa fortune avec l'ennemi allemand, je ricane et je n'ai pour eux au fond de moi que mépris, tous tant qu'ils sont, et toutes, je n'ai que haine, une haine, hélas, toujours aussi malheureuse, oui, c'est un fait, une joie, il en faut une, en ce monde, une sûre, une simple, il y a quoi, pour moi, qui soit une joie, il y a Vivien, Vivien en fait que j'ai laissé, et laissé à qui, il y avait, et dire que j'ai cessé de l'entendre, il y avait cette voix depuis toujours, celle de Clarisse, et ça à part, glory to Glen... Je l'ai toujours su, au fond, que je n'étais pas et que je ne serais jamais des leurs, pourquoi, pour une raison toute bête, entrer dans ce beau monde-là, le fils de bûcheron que je suis ne savait pas et ne saurait jamais, sous ce rapport j'étais et serai toujours l'incapable total, le con parfait, je ne sais que ce que je suis, solitude et silence, et pour les femmes, pour les meilleures du moins, les hommes de mon genre et de mon âge, ils sont dans ce monde-là plus encore qu'un défi pour elles, ils sont leur souvenir d'enfance le plus profond, je sais, leur rêve le plus désespéré, mais je ne peux pas, même celles-là, telles que dans ce monde elles sont devenues, je les regarde et les écoute et malheureusement je ne peux que sourire, et malheureusement sans rien dire.
- Vous me parlez d'un monde où vous êtes incapable d'entrer, mais vous y êtes, dans ce monde-là, cher monsieur Maxime.
- Ironie, oui, c'est ce qu'on pourrait dire, et c'est effectivement au moment même où j'ai enfin compris que je n'étais rien d'autre qu'un affreux, un solitaire, un taciturne, un grand enfant définitif, c'est à ce moment-là que j'ai été reconnu, et consacré comme un des leurs, au journal, et même un des leurs les plus importants, j'ai pensé alors tout laisser en plan, tout ce que je croyais avoir à dire, aller le dire ailleurs, le dire autrement, mais la vraie ironie est là, être reconnu signifiait gagner trois fois plus, du jour au lendemain, et comme tout ça s'est fait peu après le divorce, et compte tenu aussi tout banalement du risque de chômage, un risque de plus en plus grand, bref, il y avait la pension alimentaire à payer pour Vivien et j'ai pu, du jour au lendemain, boucler mon budget sans devoir recourir encore au rewriting. Ce qui a fait de moi dans mon métier ce que je suis devenu alors, ce qui m'a fait trouver ma formule à moi, c'est l'expérience évidemment de cet échec de 68, mais c'est en plus, pour moi, celle de cette dépression, l'hiver suivant, de cette crise où je l'ai vraiment touché, ce fameux fond, cet au plus bas, cet au plus nu, au plus obscur, ce quelque chose, quand il n'y a plus rien, ce quelque chose pourtant qu'il y a encore, ce quelque chose de vivant malgré tout, quand plus rien ne se peut de ce qui est nécessaire humainement pour vivre, absolument plus rien, plus l'ombre d'une idéation, plus un rappel non plus de tout ce que la vie en sa longue histoire avait constitué, et quand j'en suis enfin remonté, de ce trou de ténèbre au centre de rien, quand j'ai pu me faire une idée à nouveau, une idée enfin qui n'ait plus peur d'elle-même, une première ou presque a été, je me souviens, de me demander si ce mai 68 en ce sens n'avait pas été, lui, comme une espèce de contre-dépression, comme un total effondrement jubilatoire, comme un breakdown follement euphorique. Une révolution en esprit, c'est ce qu'on a dit, mais c'est ce qui fait justement de 68 le mouvement même, enfin, de la vérité révolutionnaire, enfin son mouvement le plus radical, 68, ce n'est plus la seule mise en question de ce monde tel qu'il est et tel quotidiennement qu'il est fait, c'est le procès enfin de la manière de voir que ça supposait, c'est en tout et pour tout et partout le procès, 68, de l'esprit de ce monde ancien, que de cet esprit, que de ce monde-là il ne reste enfin rien, que la table enfin soit totalement rase, et que soit possible un nouvel esprit du monde, et naisse un monde nouveau. L'esprit de 68, c'est effectivement l'esprit seul, sans compte à rendre qu'à lui-même, il n'aurait jamais pu, sinon, s'il n'avait pas procédé de son seul mouvement, jamais, sinon, il n'aurait pu aller jusqu'au bout de son affaire, il n'aurait jamais pu s'en prendre au fondement même, au fondement seul de l'énorme édifice et totalement alors le mettre à bas, jamais il n'aurait pu, sinon, accomplir ce travail titanesque, et l'accomplir avec ce qui n'est qu'à lui seul, avec cette clairvoyance, avec cette audace et cette légèreté, avec cette grâce, il y avait une légende, Clarelle, chez les Grecs, jadis, une légende qui disait que les cités, c'était un musicien qui les avait construites, au son de sa musique arrivaient de toutes parts en volant les blocs de pierre et tous par milliers s'empilaient, s'assemblaient tous par milliers en cadence, élever sur la terre une puissante cité ne prenait donc que le temps d'une musique, et c'est ça, 68, c'est ce musicien-là, et son esprit, c'est cette musique, oui, cette musique simplement inverse, il s'agissait non plus de construire en effet, mais de détruire, il y a eu alors ces accents tout à coup, il y a eu ces rythmes, et les blocs se sont mis à vibrer, à bouger, à se disjoindre, à peine avait-elle commencé, cette contre-musique, et la colossale cité millénaire avait à peine entendu ces accords que patatras, qui donc aurait cru chose pareille, plus rien qu'un monstrueux, le monde ancien, qu'un dérisoire amas de décombres. Et c'est peut-être ça, l'essentiel, ce moment stupéfiant, qui n'avait plus été vécu depuis quand, depuis deux siècles peut-être, cet imprévisible moment où ce monde trop connu dans lequel on vit quotidiennement, qu'on éprouve et sans cesse et partout comme un monde à jamais à toute épreuve, indestructible inéluctablement, rien soudain, rien, une poussée à peine et c'est l'incroyable, il n'était que décor, ce monde, peint et repeint, rafistolé mille et mille fois, les puissants de ce monde, eux aussi n'étaient que des rôles éculés, quant à l'histoire elle-même, elle n'était qu'une horrible pièce archirabâchée, et quoi d'autre, oui, quoi, alors un rire, un gigantesque rire éclate, et là où était ce monde, un vent s'engouffre, un tourbillon d'immense fraîcheur, sur la terre à nouveau à nu c'est l'air soudain des commencements, la soudaine pureté de tous les possibles, bref, celui qui jamais n'aura connu ça, celui qui mourra sans avoir eu jamais l'esprit en lui pris de vertige, ivre de vérité, celui-là au fond de lui-même, un monde est un monde, il est un et tout, celui-là jamais n'aura pu savoir ce que c'est qu'être libre, une loi, la liberté n'en a qu'une seule, et qui est musicale, et qui est tout ou rien.
- J'ai fini mon rosbif, monsieur Maxime, et c'est vrai que je n'ai pas eu à m'interrompre, si, une fois quand même, si je me souviens, mais pas plus, qui plus est mon café est toujours mon café et maintenant je vais le déguster tout en vous écoutant, vous ne continueriez pas comme ça, vous, à ma place ?
- Clarelle, je n'avais jamais parlé de 68 à personne, et sur 68, j'avais aussi essayé d'écrire, il y a un certain temps, pour moi évidemment, pas pour mon journal, 68, ç'a peut-être été mon plus beau rêve, et politiquement, mais à vous je peux tout dire, en toute naiveté, en toute fidélité aussi, ce que j'attendais d'un monde nouveau, c'était qu'en ce monde alors les bûcherons restent tous bûcherons, mais soient enfin les maîtres, voilà tout ce que c'était, pour moi, politiquement, je préciserai que ce nouveau monde en question, qu'il soit meilleur ou pire, au fond ça ne m'a jamais intéressé, je ne me suis jamais fait là-dessus la moindre illusion, tout ce que 68 pour moi signifiait, c'était ce rêve-là, c'est tout, ce rêve d'un paradis où les manieurs de hache enfin l'auraient, à leur tour, le pouvoir, un conte pour enfants, je sais, et ç'a été aussi mon dernier rêve, aujourd'hui 68, c'était il y a combien, à peine seize ans, ce que c'est loin pourtant aujourd'hui, infiniment loin, l'impression qu'on a, c'est que ce mouvement est tout compte fait d'un autre temps, qu'il appartient pleinement à cette ère révolutionnaire, elle aura duré à peu près deux siècles, elle est aujourd'hui définitivement révolue, oui, l'impression que 68 aura été, à l'intérieur de cette ère-là, l'acte dernier de toute une longue série, et le plus pur, le plus vrai, le bouquet final en somme du feu d'artifice. Autre image en moi, tout à coup, autre image d'enfance, ce qui rebondissait aussi en toute une longue série, à la surface de l'eau, c'était les cailloux dans leurs ricochets, je les revois si merveilleux sur la rivière, tout au bout du village, après le passage à niveau, à cette époque elle était belle, la rivière et son eau, c'était soit une masse immobile et toute sombre, entre les arbres aux grands branchages qui retombaient, soit elle courait, toute étincelante, au ras des pierres, à l'endroit où le fond remontait, juste à l'amont du pont aux vieilles piles toutes moussues, elle était partout si claire et si propre, et tout ça aussi, c'est fini, la rivière, aux mois de chaleur, on y était tout le temps, c'est là qu'on a tous appris à nager, on apprenait d'abord les mouvements dans un coin d'eau où tout le monde avait pied, ensuite on partait du milieu de la prairie, on courait, courait, courait et sautait au milieu de la pleine eau profonde et débrouillez-vous pour regagner le bord, ou pour rattraper la chambre à air d'auto qu'un autre alors lançait, la rivière, on pouvait y passer la journée entière, on cherchait les têtards, qu'on appelait les gaillots, tout doucement on retirait un caillou, le gaillot était là, avec sa grosse tête, et gris brun sur le fond blanc de l'eau transparente, et la main descendait lentement, lentement, avant de s'abattre, on pêchait à la main aussi les chevennes, qu'on appelait les blancs, dans les couloirs où le courant était le plus rapide, il y avait même des truites, elles s'enfonçaient nez vers l'amont dans les touffes d'herbe, et pour fuir elles devaient faire un premier petit mouvement de recul, il fallait donc aller insensiblement par derrière, avancer les mains écartées, au milieu des longues herbes lisses, et millimètre à millimètre, et l'eau devenait de plus en plus froide, et jusqu'à leur sentir le ventre, ou les ouies, et soudain saisir, quoi, rien, le plus souvent, mais parfois oui, on la tenait, on hurlait, d'avoir entre les doigts ce corps soudain qui frétillait et scintillait au grand soleil, c'était l'exploit, la truite, on la rejetait à l'eau d'ailleurs, tellement elle était belle, avec ses fines écailles bleutées et tous ses petits points partout de toutes les couleurs, fini, tout ça, de temps à autre on pêchait à la ligne, avec des vers, des asticots ou des traîne-bûches, et la pêche au filet était interdite, on y allait, mon père et moi, à la nuit tombante, je prenais un seau, lui dans un sac son épervier, auquel il avait ajouté des dizaines et dizaines de plombs pour l'alourdir encore, il était le seul à pouvoir s'en servir, de ce qu'il appelait son parapluie, au premier banc de poissons il le jetait, un rond parfait, l'épervier à la seconde était au fond, pas une seule bête n'en échappait, mon père remontait son filet plein et grouillant, on remplissait le seau des pièces les plus grosses, on renvoyait à l'eau le reste, et c'est fini, fini, telle que je l'ai connue, elle n'existe plus, cette grande rivière toute poissonneuse, elle n'existera plus jamais, cette eau d'enfance, on y jouait en effet aux ricochets, le vainqueur était celui, bien sûr, qui en totalisait le plus, les cailloux, tous en lançaient le même nombre, et les choisir était très important, pas trop légers, qu'ils ne virevoltent pas, d'un poids équilibré, que la trajectoire n'aille pas obliquer et vite tourner court, et d'une forme la plus égale et la plus plate possible, qu'ils n'accrochent pas dans l'eau et puissent rebondir sans presque perdre d'énergie, on allait se placer dans l'eau courante à mi-mollets, en aval de la nappe immense et vert noir qui s'enfonçait unie entre les arbres, et lancer le caillou, ce n'était pas si facile non plus, tout dépendait de l'attaque sur l'eau, pas trop près, pas trop loin, et vraiment rasante, et le plus fort qu'on peut, le caillou alors pouvait ricocher pour une longue série, en ligne droite ou non, souvent quand même en décrivant une courbe, en rebonds réguliers ou non, surtout à la fin, ils se rapprochaient et se précipitaient, les compter et les regarder en même temps, c'était impossible, en fait, tant c'était à chaque fois l'émerveillement, tant l'inquiétude aussi, ce caillou qui allait toucher l'eau pour l'érafler et rebondir tout aussi vite, il irait jusqu'où, c'était la stupeur, à chaque fois que tout avait soudain disparu, mais de temps à autre il y en avait un, et c'est avec ce caillou-là, Clarelle, excusez-moi, qu'on va revenir à 68, ce qui après tout, je le reconnais, n'est pas vraiment indispensable, bref, de façon toute inattendue il y avait un caillou, à son dernier rebond il montait plus haut et droit brusquement et brillait, puis plus rien, sur toute l'eau sombre il n'y avait plus rien à voir, tout était silence un très court instant, face à cette étendue absolument calme, à cette masse au loin immobile où tout finalement, tout l'un après l'autre allait s'engloutir, l'eau de la rivière alors, les enfants debout au milieu, un très court instant l'eau apparaissait comme une présence muette, au fond là-bas, mystérieusement terrible.
- Vous me rappelez un homme encore jeune, il y a de ça sept ou huit ans, je prenais un café à la terrasse, il est venu du bar avec son verre et s'est assis à ma table, il avait un beau bouc de barbe noire et ses yeux marron étaient d'une douceur, il m'a demandé pourquoi j'avais l'air si heureuse, à cette époque-là je n'étais pas encore résignée à ne jamais en avoir, je lui ai répondu que c'était simple, je rêvais que j'avais un enfant, le doux barbu a comme gémi, j'ai voulu lui dire à quel point c'est une joie, et de tous les instants, d'avoir quelqu'un à qui tout donner, tout apporter de ce qu'il lui faut pour vivre, il s'était levé, il a vidé son verre et m'a dit tout triste en partant : on ne s'entendrait jamais, moi, je n'aime que la nostalgie.
- Les enfants, Clarelle, ils grandissaient tous dans un monde, autrefois, c'était dans ce même monde, une fois devenus adultes, que tous vivaient ensuite et toute leur vie, et les choses ont duré comme ça combien de siècles, combien de millénaires, un jour tout a changé, on était élevé dans un monde et c'était dans un autre, une fois devenu adulte, qu'on était appelé à vivre sa vie, et l'apprentissage a remplacé alors l'initiation, de l'ancien monde au monde nouveau l'ajustement a par la suite été de plus en plus nécessaire et plus fréquent, mais c'est peut-être en ce siècle, le nôtre, après cette Deuxième Guerre Mondiale, et pour ceux de ma génération, c'est pour eux qu'il a peut-être été le plus ample et le plus profond, le plus imprévisible, ce passage radical d'un monde à l'autre, et qui a fait cette fois du monde d'avant un monde, en vérité, plus qu'ancien, archaïque. Une nuit, c'était après mon breakdown, quand je me suis repris à penser à tout ça, à 68 d'abord, au-delà de 68 à tout le reste, une nuit je me réveille et je savais, je vous aurai vraiment tout avoué, Clarelle, enfin je savais pourquoi, moi, j'étais né, et je l'ai cru ensuite tout un temps, je savais que ma vocation, à moi, c'était ça justement, dresser ce constat, spécifier en quoi le destin de ce siècle avait été celui du trop ancien, en quoi trop ancien était ce monde même et trop ancien, du coup, son rêve aussi d'un monde nouveau, faire part en somme à tous que de ce siècle en sa totalité, de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait voulu être, il ne restait et reste rien, rien de tout cet orgueil aveugle et rien de toute cette ambition d'un autre temps, rien qu'un invraisemblable vide.
- C'est vrai qu'on n'aurait jamais pu s'entendre, vous et moi, jamais. Votre vie, en effet c'est toute une histoire, et toute tellement pleine, et résultat, pour vous, c'est fini, tout ça, il ne reste plus qu'à tout enterrer, mais moi, toute petite personne que je suis, moi, si j'étais à votre place, un bonheur, voilà ce que ça serait, pour moi, un bonheur extraordinaire, d'avoir vécu ce que vous avez vécu, vous parlez d'un monde qui s'est effondré, mais je ne serais plus tout simplement qu'espoir, moi, d'avoir eu la chance de survivre.
- POUR EN FINIR, c'est le nom général que j'ai donné à ma rubrique, un papier par semaine, dans mon journal, POUR EN FINIR, c'est le nom en fait que j'ai gardé, après mon tout premier papier, je l'avais intitulé POUR EN FINIR AVEC LE TEMPS...
- Le temps, monsieur Maxime...
- Le temps est mort, c'était en effet ce que j'avais écrit, l'homme a cru longtemps que si sa vie avait un sens, ça tenait à ça, au fait qu'elle se vivait à l'intérieur du temps, lire le temps, c'était lire le sens de la vie humaine, et c'était fini, fini à jamais, le sens est à chercher ailleurs, le temps continue à dire l'heure, à part ça, de même qu'il y a des bulletins météo, il ne reste plus qu'à fournir des bulletins chrono, cartes à l'appui, et qu'à déchiffrer en oubliant ce qu'on avait longtemps cru, être dans le temps, ce n'est plus être ni en train de parcourir une route, en ligne droite ou courbe, et qui monte ou descend, ni une spirale, et vers le haut ou vers le bas, ni un cercle indéfiniment, ni tout ce qu'on peut imaginer, le temps ancien, le temps est mort, et si ça peut encore avoir un sens, être dans le temps, c'est être vraiment, totalement dans le noir, le noir à l'infini, le noir à tout jamais, la vie humaine en sortira sans cesse et sans cesse y retournera, mais rien ne pourra venir de lui, rien, de ce noir, rien qui permette à l'homme en quoi que ce soit de comprendre sa vie.
- Et c'est des choses comme ça qui vous rendent tellement triste ?
- Pour tout vous dire, Clarelle, le temps, depuis que je vous connais, le temps, j'y ai réfléchi à nouveau, et c'est vrai, aujourd'hui je pense un peu autrement, le temps, j'étais, moi, et je serai toujours celui qui est dedans, vous, vous êtes dehors, moi, tout ce qui peut arriver a un sens, pour vous ce qui arrive arrive et c'est tout, le paradoxe alors, pour moi qui vis à l'intérieur du temps, c'est que le sort de tout, c'est que le sort des autres, en fait, ce qui compte au fond, c'est le sens qu'il a pour moi, c'est mon sort à moi que tout signifie, à moi seul, le paradoxe au contraire avec vous, vous qui vivez à l'extérieur du temps, vous pour qui le sort des gens n'a pas de sens, c'est que pour vous ce qui compte alors, c'est leur sort lui-même, pour vous, c'est les gens eux-mêmes, oui, voilà ce qu'on est, Clarelle, à nous deux, les deux façons humaines de vivre, les deux fondamentales, moi, c'est l'une, vous, c'est l'autre, encore que là je simplifie, en réalité tout le monde est les deux ensemble, vivre dans le temps, c'est moi, vivre hors du temps, c'est vous.
- Et ces deux façons-là ne pourront jamais s'accorder vraiment, c'est donc ça, ce que vous voulez dire avec votre temps, mais peut-être y a-t-il tout de même autre chose, et même en êtes-vous si sûr, de ce que vous pensez, tout au fond de vous-même ?
- Ce que j'avais écrit à propos du temps, dans mon premier POUR EN FINIR, c'est devenu aujourd'hui des lieux communs, je sais, mais quand il est sorti, lieux communs, c'est aussi, c'est déjà ce qu'ils ont dit, et tous, ceux du journal et ceux autour, ceux grosso modo du monde qu'on dit intellectuel, lieux communs et rien de plus, ce qui est toujours un très bon signe, en fait, si on trouve lieu commun ce dont personne encore, avant vous, n'avait parlé, c'est évidemment que vous avez touché juste, et le courrier des lecteurs l'a confirmé, bref, du jour au lendemain j'ai eu ma page, et semaine après semaine, en toute liberté, littérature, art, cinéma, société, politique, à propos de tout ce qui pouvait me convenir, je l'ai rédigé, ce fichu faire-part, c'était alors un genre nouveau, l'édito funèbre, en effet c'est comme ça qu'on l'a vite appelé, mon papier était attendu, commenté, discuté, je suis devenu une espèce de grand frère aîné, un peu plus réfléchi, un peu plus sagace, peut-être, un grand frère, au fond, pour qui c'était une façon de se souvenir, lui, qu'il avait autrefois été heureux, POUR EN FINIR, la période héroïque en a duré combien, pour moi, à peine trois ans, le temps que j'y ai cru, en fait, que j'étais né vraiment pour ça, pourtant j'ai tout de suite été mal à l'aise, à vrai dire, on me lisait pourquoi, pour le plaisir de m'entendre affirmer que le désespoir était aujourd'hui la seule vérité, je recevais un nombreux courrier qui m'en remerciait, ce que j'écrivais devenait un autre espoir, en somme, un espoir tout bêtement pervers à la petite semaine, un espoir d'avoir un motif de plus de désespérer, ce paradoxe était de plus en plus pour moi une imposture, et puis fini, un jour, fini, ma vocation, je n'y croyais plus, être né pour dire quoi que ce soit, de ça aussi il ne restait plus rien, je me suis retrouvé d'ailleurs encore plus libre, encore plus dégagé de tout ce qui est propre à ce siècle, encore plus décidé à tout ensevelir de ce que ce siècle a pu croire et penser, plus maître aussi, moi, de mes moments heureux d'enfance, et j'ai continué, et treize ans déjà, treize ans que je joue au frère fossoyeur, et ce qui m'a soutenu, c'est peut-être au fond l'amour du métier, treize ans, mais maintenant je n'ai plus qu'une envie, en finir avec ce POUR EN FINIR.
- En finir, qu'il n'en reste rien, c'est aussi ce que je pense, il n'y a vraiment plus rien d'autre à faire.
- J'ai déjà publié deux recueils, deux choix de mes POUR EN FINIR, sous ce titre, un troisième va paraître, après quoi fini, that's over, fini n-i-ni, and now... Vous êtes toujours là ?
- J'attends d'avoir terminé mon café.
- Mon dernier papier, sorti aujourd'hui, dans le numéro nouvelle formule, un POUR EN FINIR, je l'espère du moins, de mon meilleur cru, j'en ai eu l'idée aussi en écoutant qui, depuis une bonne semaine, en écoutant Clarelle...
- Clarelle, moi ?
- Vous, ce papier, c'est à vous, Clarelle, que je le dois...
- Monsieur Maxime, alors oui, cette fois c'est fini.
- Je voulais vous le lire, ce soir, tout est resté dans mon bureau...
- Qui vous a permis de parler de moi dans votre journal ?
- C'est de ce que vous m'avez appris que je parle, Clarelle, pas de vous, je vous apporte ça demain...
- Des choses une fois de plus que je ne comprendrais pas, c'est inutile, et même, excusez-moi, mon cher monsieur, mais je vais raccrocher...
- Clarelle, non, ne raccrochez pas, vous auriez absolument tort...
- Tort, vous croyez que j'ai eu tort, cette nuit, quand vous n'arrêtiez pas de parler, j'avais pourtant quelque chose à vous dire, moi aussi, et vous le saviez, la veille déjà, vous en toucher un mot, je n'avais même pas osé, mais après tout, si c'est comme ça, voilà, j'ai reçu une lettre de Jérôme, avant-hier, d'Amérique...
- Vous avez reçu...
- Une lettre de Jérôme...
- Une lettre...
- Une carte postale, il revient, Jérôme, il va revenir, c'est ça, ce que j'avais à vous dire.
- Et moi qui me ramène avec quoi, avec toute une page, avec tout un grand édito sur le roman, sorry, il y avait une carte postale, o my gosh...
- Vous dire ça, c'est vrai que ce n'était plus la peine, après vous avoir dit que c'était fini...
- Et comme ça, d'un coup, vous, vos histoires, votre façon à vous de raconter, votre voix, tout au fond du temps, toute musique, done with...
- Si je n'avais pas dit ça, je n'aurais peut-être alors rien dit du tout...
- Et plus personne à qui parler, plus jamais, tout, retrouver tout et tous, mais quoi, j'ai l'âge que j'ai, la grande personne que je suis, vous n'en avez jamais rien eu à foutre, vous, that's a fact...
- Arrêtez de boire...
- Vivien, lui aussi, ce gosse qui est où, en ce moment, ce gosse tiré dans tous les sens, de toute façon, depuis toujours, la mère à hue, le père à dia, et l'un qui doit réparer ce que fait l'autre, et réparer comment, Vivien, Chao, comment, vous vous en fichez, c'est ça, ce n'est pas votre affaire, il me reste quoi, à moi, enough now, je raccroche...
- Non, monsieur Maxime..
- Et vivez heureuse, avec votre Jérôme, et vivez, vous, adieu vous, adieu tout, adieu rien.
- Ne rac... C'est fini... C'est ce que tu voulais, ma fille, c'est fait, je ne sais plus... Ce n'est plus moi, tout ça, il y a la fatigue aussi, je n'ai presque pas dormi, j'ai mal, mais oui, mal, tu comprends pourquoi... Tu aurais pu faire autrement, trouver quelque chose, écoute, ce n'était quand même pas n'importe qui, monsieur Maxime... Son café, je ne lui ai même pas dit que son café, aucun doute, c'est le meilleur... Monsieur Maxime, il te manquera, ma fille, il me manquait déjà, à l'idée... Et ce qu'il y a eu, ce soir, je ne sais vraiment plus ce qu'il faut en penser... Solange... Et si elle pouvait, elle, m'expliquer tout ça, c'est vrai, et me dire encore... Il n'est pas si tard, mais tout le monde chez elle doit déjà dormir, pas elle peut-être... Et même si son mari ne dort pas encore, il ne regarde plus la télé, maintenant que ses yeux se fatiguent trop, sans parler de ses poignets, quel métier, cette informatique, il s'est converti au walkman, son Frédéric, il n'entendra même pas, peut-être aussi n'est-il même pas encore rentré... J'appelle, je laisse sonner une fois, pas plus, et je raccroche, elle comprendra, Solange, si elle entend, et me rappellera... Une fois, voilà... Qu'est-ce qui t'a pris, ma fille, d'arrêter comme ça ?... Son papier, c'est vrai que toi aussi, en fait, tu aimerais le connaître... Un homme comme lui qui écrit des choses à propos d'une personne comme moi, qu'est-ce que j'ai bien pu lui apprendre ?... Et ça y est, elle rappelle, une sotte et Solange... Oui, c'est Clarelle...
Extrait
ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut
http://www.maurice-regnaut.com