erreur humaine

 

 


- Monsieur Maxime...

- Clarelle, écoutez, je vous appelle pourquoi, je vais vous le dire, aujourd'hui, Clarelle, et je l'attendais depuis si longtemps, c'est un jour, Clarelle, aujourd'hui, c'est le jour, le, il n'y en a pas un deuxième comme ça dans une vie...

- Vivien est chez vous ?

- Vivien n'est pas encore venu, Vivien a promis qu'il viendrait, Vivien donc va venir, même avec Vivien, aujourd'hui tout va euphorique, et sans whisky, ou presque...

- C'est vrai que je ne vous ai jamais entendu comme ça...

- Fini, Clarelle, n-i-ni, c'est fini, mon POUR EN FINIR, la nouvelle formule, et d'ailleurs son look, à mon goût, fait lui aussi trop magazine, elle sera fin rodée et fin prête pour l'été, mais sans moi, je n'en suis plus, de ce journal si admirable, et merci, je vous appelle pour ça, pour vous dire merci, Clarelle, et merci, c'est peu dire, hier soir, vous m'aviez fichu dans un tel état, deux bouteilles de Glen, au goulot, deux, pour dormir un peu, j'ai foncé droit là-bas, ce matin, je leur ai remis ma démission, sans un mot, tout sourire, et le geste qu'on fait, quand c'est bien celui qu'on doit faire, alors son pouvoir est vraiment magique, avant, je n'étais que fureur, la moindre étincelle et tout s'éjectait, mais ma grande enveloppe à peine là, sur le bureau du boss, toute jaune clair au milieu du sous-main vert pâle, en moi d'un coup ç'a été fou, j'aurais chanté, j'aurais dansé, j'aurais fait toutes les galipettes, comme un gosse, et je me suis sauvé, j'ai marché, marché, libre, Clarelle, je suis libre.

- Votre dernier papier, ç'aura donc été votre vrai dernier...

- Et je vous appelle aussi pour m'excuser, Clarelle, à propos de Jérôme, hier soir, j'ai eu cette réaction idiote, écoutez, vous et moi, tant que Jérôme ne sera pas revenu, à moins que déjà, pour vous, tout ne soit oublié, tout ce qu'il y a eu, tout ce qu'il y a encore, entre nous, bref, aujourd'hui est un si grand jour, je ne peux pas ne pas vous demander ça, et vous ne pouvez pas ne pas me répondre oui, Clarelle, voilà, on continue ensemble, à se parler de tout et de rien, vous êtes d'accord, on arrêterait pourquoi, et quand Jérôme sera là, on verra alors comment faire, et ce qui sera décidé, je le ferai, c'est promis, Clarelle, il revient quand ?

- Il n'y a pas grand-chose, sur la carte, et je vous dis ce qu'il y a, c'est aussi ce que Solange a dit, il y a : "Je reviens cet été...", non, je recommence : "Chère Mousse. Je reviens cet été, cela fera juste dix ans. Est-ce que nous pourrons nous revoir ? Je pense toujours à toi. Je te raconterai l'Amérique. Jérôme." C'est tout, et cette carte, elle est de Venice.

- De Venice, il est à L.A., à Los Angeles ? Il y a quand même deux ou trois choses, à Los Angeles, que j'aime beaucoup, Clarelle, il y a d'abord, plutôt à la périphérie, il y a Disneyland, dont tout le monde revient épuisé, mais ravi, surtout ceux qui ont toujours détesté et qui peuvent enfin expliquer pourquoi, il y a, dans Los Angeles même, le down town, le centre de cette ville qui n'en a pas, c'est comme un grand trou, le down town, une cuvette entre des tours géantes de toute beauté, et puis il y a Hollywood, le Théâtre Chinois, c'est là, tout au long du trottoir, qu'on marche sur les noms de toutes les stars de cinéma, et c'est là ensuite qu'on peut voir les empreintes de leurs mains et de leurs pieds, tout ça pour rappeler quoi, à tous ceux et toutes celles qui veulent arriver, pour leur rappeler qu'au cinéma, c'est comme partout, il ne suffit pas de faire le trottoir, il faut que ce soit à quatre pattes, bref, il faut, si on veut arriver, faire vraiment des pieds et des mains, il y a enfin, il y a surtout, le long de l'Océan, Venice, une plage blonde à n'en plus finir, des kilomètres de sable et des kilomètres aussi de pelouse, une piste au milieu qui serpente, et large, en ciment, pour les skaters et les cyclistes, Venice la claire, Venice la douce, Venice la gaie, avec ses grandes peintures murales, elle représente quoi, au fait, votre carte ?

- Il y a une négresse, assez grosse et toute ronde, elle a un tissu de toutes les couleurs enroulé autour d'elle, et sur son dos, il y a un enfant, un tout jeune négrillon, complètement enveloppé dans le tissu, on ne voit que sa tête qui dépasse, une petite boule noire, et la négresse est dans la rue, il y a des maisons derrière elle, mais elle n'est pas sur le trottoir, la négresse, elle est en pleine rue et pieds nus, les bras écartés, la hanche droite sortie, elle danse en souriant, un sourire tout blanc, le petit visage du négrillon, lui, est parfaitement calme, et ses yeux sont tout ronds, mais cette négresse, au fait, elle danse toute seule, il n'y a pas de musique...

- Par terre, il n'y a pas un magnéto, regardez, près d'elle...

- Mais j'oubliais, c'est vrai, un magnéto tout noir, près d'elle, à sa gauche...

- C'est Venice, et tout le long, c'est plein d'attractions, de numéros de foire et de petits spectacles, et c'est plein de musique, à trois ou quatre, et jeunes ou moins, et sans-gîte ou pas, ils sont là qui jouent dans leur coin des heures et des heures, sur l'herbe ou dans la rue, il y a autour d'eux des groupes, et sont là aussi ceux qui dansent tout seuls, ceux et celles, et n'importe qui, sur la musique de leurs cassettes, comme votre négresse et son négrillon.

- Monsieur Maxime...

- Venice, il y a la musique, il y a la jeunesse, il y a la drogue, au fond tout ce que Jérôme cherchait et que jamais il n'aurait pu trouver ailleurs, plus aucune norme, ou plutôt, c'est ce que vous aimeriez, vous aussi, non, quelle que soit votre manière de vivre, elle est là-bas normale, et combien de jeunes, amour, humour, qui s'en viennent là-bas, et de tous les pays du monde, un endroit où vivre à vingt ans, où mourir soixante ans plus tard en croyant toujours n'en avoir que vingt, bref, c'est Venice, Venice toute gentillesse, Venice toute cruauté, et toute liberté sans histoire, et toute lumière au grand vent bleu qui vient du large, et de temps à temps, pas tous les jours quand même, un avion promène à travers le ciel une large et longue banderole, un business, là-bas, en Californie en particulier, sur la banderole, en lettres géantes, il y a un nom féminin et derrière le nom : WILL YOU MARRY ME ?, VEUX-TU TE MARIER AVEC MOI ?, si Jérôme avait eu des dollars, peut-être aurait-il fait passer, pour vous, au-dessus de la mer, et repasser, le long de la plage, une belle banderole : CLARELLE, DO YOU WANT TO BE MY FIANCEE ?...

- Aller à Venice, à quoi bon, monsieur Maxime, vivre, au moyen de ce qu'on a pour ça, au moyen des cinq sens, comme on les appelle, il n'y a pas que là-bas qu'on le pourrait, vivre, elles ne manqueraient pas, tous les jours, partout, les choses à voir, entendre, humer, déguster, toucher, seulement voilà, je ne vous donnerai pas tort, monsieur Maxime, la vie, et c'est de pire en pire, on dirait qu'elle est faite exprès pour empêcher de vivre, aujourd'hui, la vie, on dirait que plus il y a à vendre à l'intérieur du supermarché et moins il y a à vivre dehors, c'est vrai que c'est d'un ennui, monsieur Maxime, il faudrait peut-être, il faudrait alors, ce peu, ce toujours le même aujourd'hui qui reste, il faudrait, pour que ce ne soit pas ennuyeux, le voir et l'entendre, à chaque fois, comme si en fait c'était nouveau, comme si jamais on ne l'avait eu à vivre encore, il faudrait être au fond cette petite fille, un jour, que j'avais rencontrée, à côté de la cahute où j'habitais à cette époque, il y avait un immense parc, et c'est là aussi que j'ai eu mes crises de lumière, mes premières, il y avait au milieu des arbres un grand espace vert, avec au bout une aire de jeux pour les enfants, c'est là, monsieur Maxime...

- Ecoutez, Clarelle, on reste donc ensemble et je vous en remercie, après hier soir, et vous me racontez aussi cette histoire, mais avant, vous allez encore faire une chose, aujourd'hui, pour moi, cette chose-là, je vais vous la demander, vous me répondrez oui, c'est promis ?

- Monsieur Maxime...

- Non justement, non et non, Clarelle, plus de monsieur Maxime, à partir d'aujourd'hui, Maxime, un point c'est tout, ce que je veux vous demander, c'est ça, vous m'appelez Maxime, sinon, je vous appelle mademoiselle Clarelle.

- Maxime...

- Voilà, Clarelle, et c'est quand même mieux, non ? Alors cette petite fille, elle était habillée en blanc ?


- Maxime, à ce moment-là excusez-moi, je vais me faire mon café, je reviens... Ma fille, ça, Maxime, et moi qui croyais, après hier soir, Maxime, calme-toi, ma fille, oui, calme-toi, mais je n'y peux rien... Solange avait vu juste, il a donc appelé, et la suite... Monsieur Maxime ?

- Mademoiselle Clarelle ?

- Excusez-moi, Maxime, il faut que je m'habitue, aujourd'hui, bien sûr, c'est votre café que je vais faire, et j'ai toujours quelque chose à vous dire, à ce propos-là, mais je vous le dirai plus tard, ce que maintenant je sais, en tout cas, c'est quel dosage il faut, pour votre café...

- Et cette petite fille, elle attend, Clarelle, elle s'appelait comment ?

- Elle avait une chevelure toute rousse, un visage tout fin aux doux yeux noisette, et le tissu de sa petite robe était vert et rouille, il s'accordait avec l'automne, elle est venue à moi et m'a fait un sourire : "Bonjour, madame, vous allez bien, je m'appelle Gaétane, et vous ? - Je m'appelle Clarelle, où est ta maman ? - Elle est par là, mais je l'entends, c'est elle, et je dois y aller, je vous demande pardon, vous êtes si belle, Clarelle, si gentille, si douce, oh je suis ravie, au revoir, Clarelle, vous êtes si aimable." Et sa mère en effet l'appelait, et j'ai continué ma promenade autour de l'aire de jeux, mais je n'arrêtais pas de penser à cette petite fille, elle avait dans les huit dix ans, tellement naturelle et tellement gracieuse, et tout à coup la voilà qui revient vers moi et me fait un sourire : "Bonjour, madame, vous allez bien, je m'appelle Gaétane, et vous ? - Moi, je m'appelle Clarelle... - Vous ne me dites rien d'autre ?... Oh parlez-moi encore un peu, s'il vous plaît. - Te parler, écoute, oui, tu as des beaux cheveux, tu es vraiment gracieuse, Gaétane. - Comment vous appelez-vous ? - Clarelle. - Clarelle, mais c'est maman, je l'entends, je dois y aller, je vous demande pardon, vous êtes si belle, Clarelle, si gentille, si douce, oh je suis ravie, au revoir, Clarelle, vous êtes si aimable." Elle s'en va, moi, je ne savais plus, cette petite, est-ce qu'elle était folle, ou malade, est-ce qu'il y avait quelque chose d'autre, elle était tellement merveilleuse, alors je l'ai cherchée et je l'ai retrouvée à l'endroit à peu près de la première rencontre, elle est venue à moi avec un sourire : "Bonjour, madame... - Bonjour, Gaétane, tu vas bien ? - Vous connaissez mon nom ? - Gaétane, mais oui, on s'est déjà rencontrés, toi et moi, deux fois, tu ne te souviens pas ? - Non... non... je ne sais pas..." Elle s'était pris soudain le visage à deux mains et remuait la tête en tous sens et gémissait, ses yeux étaient tout agrandis, sa chevelure toute folle, il y avait dans son regard tellement de souffrance, à chercher elle ne savait quoi, tellement de détresse, et je lui ai à peine pris les mains que d'un coup elle s'est agrippée à moi, elle me serrait de toutes ses forces, sa tête rousse au creux de ma poitrine, et je lui ai caressé les cheveux, je la calmais, la rassurais, et puis tout au fond de moi j'ai eu trop de tristesse, alors je l'ai détachée et je lui ai montré : "Ta maman t'appelle, elle est là-bas, va vite, au revoir, j'espère." Une amnésique, il y a un cas sur je ne sais plus combien, c'est ce que le lendemain on m'a dit, Gaétane, ma tellement gracieuse, ma tellement aimable, et je l'ai revue, et plusieurs fois, je n'ai jamais osé, mais de temps en temps ça me revient, c'est vrai que ç'avait été un tel ravissement, cette rencontre...

- Le paradis, en somme, oui, le paradis, ce serait ça, le monde enfin de l'amnésie...

- Et l'arôme de café, il en serait aussi, Maxime, de ce paradis, si vous pouviez sentir...

- Ce café, cette fois je vous attends, Clarelle, pour la dégustation.

- Maxime, vous me prenez pour une sourde ou pour une sotte, au moins trois fois déjà, ce soir, je vous ai entendu boire, et vous parlez de m'attendre.

- Je vous attends, Clarelle, pour ouvrir une nouvelle bouteille.

- Décidément, Maxime, ce ne sera quand même pas aujourd'hui que vous en finirez avec tout.

- Et l'enfer, c'est quoi, au contraire, l'enfer, c'est la mémoire alors totale, et pas celle d'un homme seul, ce qui est en effet, hélas, une fiction, c'est la mémoire, l'enfer, de l'homme qui vit au milieu de tous, de l'homme, à chaque fois qu'il en rencontre un autre, à qui revient immédiatement tout ce qu'il y a eu entre eux dans leur vie, absolument tout, toutes les raisons qu'il a depuis toujours de le haïr.

- Maxime, il faudra peut-être qu'un jour, vous et moi, on en arrive aussi à se rencontrer.

- Mais de toutes les personnes, Clarelle, de toutes, dont je peux dire à peu près que je les connais, vous êtes la seule, à part Vivien, à qui je peux penser sans la moindre haine, et bien sûr, il y aura Jérôme, un jour, mais qui sait...


- Moi aussi, Maxime, aujourd'hui, j'aurais une chose à vous demander, et vous me répondrez oui, vous promettez, votre tout noir, il est bien toujours là, dans son tiroir ?

- Vous voudriez quoi, que je m'en débarrasse, c'est ça ?

- Maxime...

- C'est ma haine, mon tout noir, c'est ma haine de tout et de tous, m'en débarrasser, mais comment ? Non, je n'ai pas tué, non, je n'ai pas pu, alors renoncer, définitivement, c'est ce qui me hante aussi depuis longtemps, mais la seule chose, en ce monde tel qu'il est, la seule chose, oui, vraiment la seule, qui puisse avoir un sens, qu'on ait pu l'accomplir ou non, c'est encore et toujours celle-là, tuer, je l'ai déjà dit, je sais, si je me répète alors, c'est que je n'ai peut-être, à ce sujet-là, pas encore dit mon dernier mot. Tous, ne plus les voir, qu'ils soient tous effacés, tout au fond de moi l'envie est toujours là, mais faire ça moi-même, de mes mains sur eux, la nausée est là, elle aussi, le dégoût en moi si profond, jamais je n'aurais pu, je ne pourrai jamais, tout ce que je peux avoir, pour tous, ce n'est que mépris, trop peut-être, et ma pauvre haine, elle ne l'a pas eue, en effet, sa victime, elle aurait pourtant pu l'avoir, c'était la seule, en fin de compte, la seule en fait qui en soit digne, il était trop tard, pour elle, moi, j'avais changé, il n'empêche que la seule, elle l'est toujours, malgré tout, elle, la seule en ce monde, et trop tard pour la tuer, si ça l'est devenu d'une façon, pour moi ça ne le reste pas peut-être d'une autre.

- Votre café est juste à point, Maxime, plus trop chaud, mais encore assez...

- Everything comes to him who waits.

- La dégustation, vous êtes prêt ?

- Ready, lady ?

- Maxime...

- A notre amitié, Clarelle, c'est tout ce que je nous souhaite.

- Maxime, aujourd'hui, à votre liberté... C'est vrai qu'il reste délicieux, mon café, il vient du Brésil, mais maintenant je peux vous le dire, Maxime, le meilleur, c'est le vôtre, il vient du Kénya.

- Ma liberté, même ça, Clarelle, si vous saviez pourtant, je n'ai pas vu passer ma journée, aujourd'hui, j'étais comme fou de joie, et je suis toujours dans un état, d'ailleurs, comme un enfant, mais même ma liberté, c'est quoi, treize ans, d'un coup, treize ans, tout un pan de ma vie...

- Tout est fini, j'ai tout perdu, oui, je la connais, Maxime, votre formule, et ma formule à moi, vous voulez que je vous la dise : tout est fini, j'ai survécu.

- C'est par bonds que la mort s'approche...

- Maman, son père était métallurgiste, et dans sa petite usine, en banlieue, il y avait encore un vieil usage, au moment de la retraite, on remettait à l'ouvrier un bon gratuit pour un cercueil et pour un enterrement, les plus simples, bien sûr, vous ne devinerez jamais comment il a disparu, cet usage, maman me l'a raconté je ne sais combien de fois, tellement j'adorais, j'étais toute enfant, c'était en fait l'année avant sa mort, à maman, cet usage a été supprimé après la parution d'une lettre, et c'est mon grand-père, le père de maman, qui l'avait écrite au directeur de cette usine, et la lettre a paru dans je ne sais plus quel grand journal, mon grand-père, à peine en retraite et son bon dans sa poche, et son bon aussi, pour le cercueil et l'enterrement, était reproduit dans le journal, mon grand-père avait donc écrit pour lui dire, publiquement, toute sa reconnaissance, ensuite pour rappeler qu'il ne comptait jamais à son actif que trente-huit ans de service et qu'il était profondément ému d'avoir été pourtant honoré avec tant de générosité et de délicatesse, il voulait simplement savoir, pour terminer, si c'était vrai, ce qu'on disait à l'usine, que lui, le directeur, à son départ en retraite, il aurait droit au double bon, tout au moins pour ce qui est du cercueil, si c'était vrai, quand il serait mort, que ses deux cercueils seraient alors préparés tous les deux, pour le cas où monsieur le directeur, dans son premier, ne se sentirait pas tout à fait à l'aise... Maxime...

- Votre grand-père...

- Enfin, Maxime, je n'en espérais pas tant, c'est la première fois que je vous entends rire.

- La première en tout cas que je ris comme ça depuis combien, depuis bientôt trois ans, quand on m'a tout volé, chez moi, tout ce qu'il y avait entre mes quatre murs.

- Et c'est ça qui vous a fait rire ?

- Aux éclats, moi et mon grand gosse, et ça résonnait, qui plus est, tout l'appartement était absolument vide.

- Mais vous êtes comme moi, Maxime...

- Clarelle, avant ce soir-là, il s'était passé quelque chose, bref, je vous raconte, on avait décidé, le fils et moi, de partir ensemble une semaine, c'était la première fois, j'ai fait tout arranger par une agence, et cette agence, oui, j'aurais pu demander qu'on enquête sur elle, après la mise à sac, j'ai préféré ne rien savoir, pour toute une semaine on est donc partis, mon bonhomme et moi, on devait rentrer le dimanche, et le lundi, un 22 juin, le jour de son anniversaire, je lui offrirais l'Opéra et je l'inviterais ensuite, histoire de rire, chez Maxim's...

- Vous aimez la musique ?

- L'opéra en particulier, mais Vivien aussi, l'opéra, les voix, Vivien en est fou, presque autant que de varappe...

- Vous êtes partis loin ?

- On est restés une semaine en Bavière, en Allemagne, près d'un lac, le Chiemsee, on résidait chez l'habitant, elle, une petite grosse qui ne quittait jamais son corsage brodé de vert et de rouge et qui ne disait pas trois mots de la journée, et lui, un moustachu maigre aux yeux bleus qui parlait assez bien le français, vers la fin de la guerre il avait été expédié sur le front de l'est, mais auparavant, il avait passé plus de deux ans à Paris, Paris qu'il nous racontait comme un paradis, il nous montrait ses vieilles photos, sur l'une d'elles il était tout blond et tout jeune, dans son uniforme, debout tout seul devant la Tour Eiffel, cette photo-là, il la regardait en pleurant à chaque fois en silence, et le soir je jouais aussi avec lui aux échecs, à chaque fois il gagnait, à chaque fois il riait d'avoir, comme il disait, flanqué la pile au Français, le jour, Vivien et moi, on allait visiter la région, avec ses lacs, c'est tout près du plus beau, le Königsee, un long lac resserré entre de hautes parois rocheuses, oui, c'est là, au sommet d'un pic, pour y parvenir, dans la dernière partie, on prend un ascenseur creusé au centre du rocher, c'est là que Hitler avait fait construire son repaire, au-dessus de Berchtesgaden, son Nid d'Aigle, on allait aussi se promener à pied autour du Chiemsee, un lac immense et toujours plein de voiles blanches, au milieu une île avec un couvent, on y distillait je ne sais plus quel sirop, et tout autour du lac des établissements pour curistes, on y soignait les rhumatismes, il y avait en particulier des bains de boue, on jetait un oeil, on plaisantait, Vivien et moi, et puis le dernier jour à midi, le samedi, j'ai fini par céder à notre Bavarois, j'ai goûté à la bière et ç'a été la catastrophe, impossible pour moi de quitter la maison, de m'éloigner trop des WC, des beaux WC tout roses, j'étais complètement détraqué, je suis resté jouer aux échecs, Vivien est allé se promener tout seul, mais en plein milieu de l'après-midi le voilà qui rentre, il nous raconte alors qu'il venait de traverser, juste au bord du lac, sur une centaine de mètres, une drôle de prairie, une surface toute plane et d'un vert tout tendre, avec une terre, à chaque pas, qui de plus en plus devenait molle et comme fléchissait sous ses pieds, notre Bavarois, qui dès le début s'était dressé de sa chaise et devenait de plus en plus pâle à chaque mot, Vivien n'avait pas terminé qu'il lui a fait tout reprendre en lui demandant des précisions, Vivien répondait d'une voix de plus en plus sourde, oui, l'herbe était toute fraîche, oui, la terre était toute humide, oui, la chaussure quelquefois collait presque, oui, il avait continué par le plus large, et le panneau d'interdiction, non, il n'avait rien vu, le Bavarois alors s'effondre sur sa chaise, il prend la main du gosse, il explique, en n'arrêtant pas de secouer la tête et gémir, la prairie d'un vert tendre que Vivien avait traversée était strictement interdite, il y avait le lac en-dessous, il y avait l'eau qui se poursuivait sous la terre, et la terre, à cet endroit-là, la terre avait quoi, au plus un mètre d'épaisseur, c'était un miracle, Vivien, qu'il ne soit pas passé au travers, un miracle, et Vivien sans un mot s'est assis, lui aussi, tout blême, et ce que je me suis dit, c'est qu'heureusement peut-être, heureusement que ce dernier jour, j'avais été cloué à la maison, sinon, sous le poids de nos deux corps, au fils et moi, la terre, une dizaine de pas et la terre cédait, se voir tous les deux s'enfoncer, tous les deux ensemble...

- Et finir comme ça, dans l'eau sous la terre...

- Cette dernière nuit, là-bas, ç'a été affreux, mon bonhomme nous faisait cauchemar sur cauchemar, il criait, il m'appelait, le lendemain dimanche on a pris la route du retour, mais beaucoup plus tard que prévu, on a décidé de faire une étape à Strasbourg, c'est là, le lundi matin, j'avais emmené Vivien visiter la ville, elle est d'une beauté, on était entrés dans la cathédrale, ensuite on est montés sur la plate-forme, on domine de là un grand bout de la plaine, avec au loin la montagne tout au long, c'est là que j'ai parlé au fils de quelques personnages célèbres, de quelques jeunes esprits fiévreux qui tous avaient aimé ce panorama, qui tous avaient connu un moment de paix, là-haut, mais quand on est repartis, tard aussi, on ne parvenait pas à se dire quoi que ce soit, dans la voiture, on est passés devant une prairie, une belle herbe verte, on s'est demandé à très haute voix si on allait ou non s'arrêter pour y faire une petite promenade, on n'a même pas eu la force d'en sourire, on est finalement arrivés juste pour l'opéra, on a vu, surtout écouté, en fait, une FORCE DU DESTIN effectivement exceptionnelle, après quoi, pour le repas de ce quatorzième anniversaire, une table nous attendait chez Maxim's, on a discuté un peu du spectacle, on restait la plupart du temps silencieux, brisés aussi de fatigue, on est rentrés chez moi et c'est Vivien qui a ouvert la porte, il m'agrippe par le bras, puis éclate brusquement d'un rire énorme et se met à danser entre les murs nus, je riais, moi aussi, heureux comme un fou, le rire nous avait enfin délivrés.

- Et dans l'appartement il n'y avait donc plus rien ...

- Mis à part, mais j'en ai encore le frisson, mis à part ma bibliothèque et tous mes fichiers, plus rien, même plus de vaisselle à la cuisine, absolument plus rien, mes voleurs avaient fait place nette, alors ce que j'ai fait, j'ai changé carrément de tout, j'ai même changé de voiture, j'ai pris une japonaise, of course, et j'ai pris un appartement avec garage, un grand quatre pièces assez beau, Clarelle, où Vivien a toujours sa chambre, mais encore plus spacieuse, avec salle de bains.

- Votre histoire, elle m'en rappelle une autre à moi, je ne sais pas pourquoi, peut-être simplement parce que c'était aussi il y a trois ans, peut-être aussi parce que cette histoire, elle n'a pas fini par un rire, elle, à chaque fois que j'y pense, elle me met mal à l'aise, excusez-moi, Maxime, je ne la raconte jamais, c'est la première fois. Ce jour-là, à ma caisse, il y avait un monde encore plus fou, les hommes surtout ne se décidaient pas à partir, c'est vrai que je m'étais trouvé une petite robe, le matin même, une pure merveille, un camaieu de bleu d'une lumière, une rayonne d'un ferme et d'un souple, elle me moulait la poitrine et la taille, aucun doute, ce jour-là j'étais en beauté, un jeune homme est venu, j'ai eu l'impression un instant que je l'avais déjà vu, un jeune homme très beau, les cheveux blond foncé, les yeux bleus, les traits d'une finesse, une bouche presque boudeuse, il avait vingt-cinq ans, pas plus, ce qui pour moi était flatteur, je retrouvais un peu aussi ma toute jeunesse, on est rentrés chez moi, pas d'apéritif, lui, pas de tornade, il avait une façon de me prendre la taille et de passer la main partout sur ma robe, et sous, une chose alors dont j'ai pu me rendre compte et qui me faisait plaisir aussi, c'était à quel point, lui et moi, on avait la même stature, à part la taille, il l'avait plus forte, on avait en gros la même ligne, après le repas j'ai choisi mon meilleur parfum pour mon lit, mon jeune homme était là qui me souriait sans rien dire, alors je l'ai déshabillé, et vous non plus, vous n'auriez pas deviné, ce jeune homme, oui, c'était une femme, ou plus exactement un homme devenu femme après opération, je lui ai demandé ce qu'il espérait bien faire, il a posé mes mains sur sa petite poitrine, elle était toute chaude et toute ferme, et m'a répondu qu'il était homosexuel, mais qu'il l'était encore plus qu'il ne l'avait pensé lui-même, et que depuis qu'il était femme, il n'aimait plus que les femmes et plus qu'elles seules, et je l'ai trouvé alors tellement amusant, et tellement caressant aussi, cette nuit-là, je n'ai peut-être jamais été aussi heureuse, et le lendemain matin, mais je vous l'avais dit, quand je dors, je dors, le lendemain matin il n'était plus là et ma robe non plus.

- Votre belle robe neuve ?

- Je l'ai portée une journée, à peine, et c'est vrai que sur lui, je l'imagine très bien, ma belle robe, on se ressemblait tellement de corps, du coup je me suis rappelée à quel moment je l'avais déjà vu, c'était dans la queue, à ma caisse, au début de ce même après-midi-là, il était alors habillé en femme.

- Et votre malaise, avec cette histoire, la cause, c'est quoi ? Ce n'est pas l'homosexualité ? Ce n'est pas le fait non plus qu'on vous avait je dirai possédée ?


- C'est que je me dis que vraiment, c'est le monde à l'envers, ce n'est plus la robe pour obtenir la femme, c'est le contraire, c'est la femme pour obtenir la robe.

- Mais ce monde, Clarelle, mais ce monde où chercher quelqu'un, c'est pour obtenir de lui quelque chose, il n'a vraiment rien d'un monde à l'envers, Clarelle, ce monde-là, c'est bel et bien le nôtre, et s'il y a malaise, à chaque fois comme ça qu'on le surprend tout nu, le vieil égoisme, c'est qu'à vrai dire, on ne sait que trop qu'il est à l'oeuvre à l'intérieur de tous, de tous absolument, c'est ça, ce qui le rend insupportable, c'est sa vulgarité. C'est comme le mal, Clarelle, c'est quoi, depuis que le monde est monde, le mal, c'est jour après jour la petite méchanceté, la petite turpitude et la petite scélératesse, et méchanceté de plus en plus méchante, jour après jour, de n'être justement que petitesse à tout jamais, rien d'autre, oui, le vrai mal, le mal quotidien, insupportablement c'est ça, c'est l'ennui. Il faudrait quoi, pour que faire le mal, ce soit en effet la félicité, la, pour qu'exercer sa méchanceté soit enfin une pleine, une divine jouissance, il faudrait avoir le pouvoir total, seuls quelques élus parviennent jusque là, le pouvoir d'être méchant jusqu'au pur caprice absolu, mais ça dure combien, ceux-là aussi, au fond, ils le savent, l'universelle médiocrité aura toujours raison d'eux et très vite. Ah si ma vie était à refaire, et rien que pour ça, finalement, rien que pour ne pas crever d'ennui, c'est au bien, moi aussi, Clarelle, exclusivement au bien que je la consacrerais, ma vie, et toute entière et jusqu'au bout, pour vivre au moins de temps en temps, peut-être, un vrai moment heureux, peut-être la sainteté est-elle en ce monde, effectivement, la seule incorruptible joie.

- Mais vous, Maxime, il y a plus méchant que vous, tout de même.

- Ceux que je retrouve, excusez-moi, ceux que je retrouvais jusqu'ici autour de moi, ils vous le diraient, au moins ceux-là, que méchant, oui, je l'aurai été treize ans, ou presque, et même assez méthodiquement, mais méchant comme tout le monde, en n'en pouvant plus à chaque fois de ne pas pouvoir faire autrement que dans le seul médiocre.

- Monsieur Maxime... Excusez-moi...

- Au fond pourquoi, tout était là, pourtant, sélectionné, organisé, élaboré, tout était prêt, le jour où la nature a donné naissance à l'espèce humaine, il y a eu sans doute, on ne sait pas laquelle, une petite erreur.


- Moi, je sais, je n'aurais jamais dû raconter ma robe.

- Ces crises de lumière, c'est bien tout à l'heure ce que vous avez dit, racontez ça alors, ces crises, c'est quoi ?

- Il y a quelque chose, excusez-moi, c'est vous-même, hier soir, qui m'en avez parlé, quelque chose que vous devez me lire...

- Mon dernier édito funèbre, aujourd'hui, Clarelle, mais je n'y ai même pas mis les pieds, dans mon bureau, tout est toujours là-bas, dans ce monde enfin qui n'est plus le mien, qui ne l'a jamais vraiment été, ce monde des vrais intelligents qui parlent effectivement pour ne rien dire, ou plus exactement pour dire n'importe quoi plutôt que de parler de ce qu'ils sont à tourner au fond d'eux-mêmes et retourner et sans arrêt, et c'est quoi, c'est ce qu'ils n'ont pas encore obtenu dans leur vie et qu'ils veulent par tous les moyens un jour s'approprier, rien que pour les voir disparaître, tous, j'aimerais tellement que mon vieux rêve enfin se réalise et que les bûcherons, que les parias prennent le pouvoir, la seule chance qu'il y a que ce monde puisse jamais changer, le seul salut, ç'a toujours été, rien d'autre, et ça sera toujours la soif de vengeance.

- Je vais me faire encore un café, Maxime, et pendant ce temps-là, ce qu'il y a dans votre papier, vous le connaissez, tout de même, vous pourriez peut-être m'en parler.

- Vous me parlez après, vous, de vos crises ?

- Je vous écoute, Maxime.

- Le titre, POUR EN FINIR AVEC L'AUTRE ROMAN, mais je vous donne uniquement l'idée, en deux mots, Clarelle, et de toute façon, je ne l'aurais pas lu en entier. Voilà, pour le roman comme pour quoi que ce soit, même démence, même orgueil, ce siècle a voulu autre chose, il s'était toujours pris pour le siècle qui sait, le siècle enfin du savoir même, il a voulu que le roman devienne alors savoir, lui aussi, savoir de tout et d'abord de lui-même, et c'est ce que le roman s'est efforcé donc de devenir, mais à l'exception de rares réussites, il est devenu en effet, le roman, savoir cousu, collé, mêlé, savoir, et d'abord de lui-même, extérieur à lui, en proportion d'ailleurs du savoir-faire, il est devenu en ce siècle autre chose, en fait, que roman, et la raison, c'est simple, on avait oublié, oublié totalement qu'autre chose, le roman l'a toujours été, autre chose, et qu'il l'est toujours, et que pour ça, il lui suffit d'être lui-même, il lui suffit en somme de quoi, de raconter, bref, raconter, c'est ça, le propre du roman, sa raison d'être et son pouvoir, raconter, raconter encore et toujours raconter, tout le savoir du monde est là, à l'intérieur de ce qu'il raconte, et le savoir d'abord du roman lui-même, et qui cherche en lui trouvera toujours tout, voilà, mon papier se termine un peu pompeusement sur ce que j'appelle alors l'omnipotence du narratif. Mais pour moi l'important, Clarelle, c'est que cet article, c'est vous qui me l'avez inspiré, c'est en vous écoutant que j'ai même, non seulement réfléchi à nouveau sur tout ça, que j'ai pu moi-même aussi me mettre à raconter, j'ai pour ainsi dire suivi votre école, Clarelle, et pour quelqu'un qui n'avait raconté jamais rien à personne, oui, je sais, je pense encore trop et pense trop à moi, je crois pourtant que je ne suis pas somme toute un si mauvais élève.

- Vous allez maintenant écrire un roman ?

- Clarelle, pour ça aussi, tout serait à recommencer, je vous l'avais dit, c'est avec Faulkner que je l'ai découvert, le roman, et Faulkner, je n'arriverais jamais dans ma tête à me délivrer de lui, Faulkner, celle en fait qui me l'a fait découvrir, c'est une jeune femme, elle était venue ouvrir un compte à la banque, à Los Angeles, une très belle noire à la peau d'huile, elle est partie un peu après pour San Francisco, je l'ai cherchée en vain, là-bas, tout ce que j'ai trouvé, c'est San Francisco elle-même et le Glen, bref, écrire, moi, écrire en écrivain, non, jamais je n'en ai eu envie, écrire en lecteur, par contre, ça oui, lire, je passerais même toute ma vie à lire.

- Vous allez alors donner des conseils à ceux qui écrivent ?

- Le seul conseil que je lui donnerais, à celui qui veut devenir écrivain, c'est qu'une fois tout vécu, tout connu, tout retenu, s'il n'est pas en mesure, au moment d'écrire, de tout oublier, et d'abord tout ce qu'il sait sur le roman lui-même, s'il n'est pas en état d'oublier absolument tout, qu'il retourne alors à sa hache natale.

- Maxime, un journal, ce n'est pas un supermarché, tout de même, alors qu'est-ce que vous allez faire ?

- Maintenant, vous écouter, Clarelle, oui, c'est à vous.

- Maxime, moi aussi, je vous aurai tout avoué, cette chose-là, jamais je ne l'aurais racontée à personne d'autre... Maxime... C'était ce même automne où j'avais rencontré Gaétane, il faisait assez froid, ce jour-là, mais le ciel sur le parc était d'une luminosité, à peine arrivée au grand espace vert, tout à l'autre bout les enfants jouaient, criaient, riaient, je m'étais arrêtée et je regardais, tous, devant le rideau d'arbres, tous étaient autant de taches de couleurs, de taches minuscules, là-bas, leurs ballons plus encore, et la lumière était d'une transparence, et puis tout à coup je ne reconnaissais plus, je n'entendais plus qu'à peine et je voyais des points colorés disparaître au fond, je n'entendais plus rien, tout au fond d'une lumière immense et comme irréelle, un froid se répandait, mais se répandait comme de l'intérieur de l'air froid lui-même, un froid venant de loin, de plus loin même que loin, et qui me traversait toute entière, et je ne voyais plus rien, c'était comme une nuit noire et j'étais comme aveugle, en même temps j'étais éblouie, une lumière incroyable était partout, autour de moi, en moi, je n'aurais pas pu dire, et j'ai senti un vertige m'envahir, mes yeux se renverser, ma nuque s'en aller vers l'arrière, et puis j'ai perdu connaissance... Excusez-moi, votre café, c'est le moment idéal, Maxime, il est à déguster sans plus attendre...

- And my Glen too, lady... Vous avez culbuté dans l'herbe ?

- Une voix m'a réveillée, un vieux monsieur était près de moi, tout maigre et tout blanc, les cheveux, le costume, la chemise, avec une cravate en laine bleue, il me dira plus tard, avant de repartir tout heureux que je l'aie embrassé, il me dira que de tout loin il m'avait vue et que, hélas, il n'avait plus ses bonnes jambes de vingt ans, mais arrivé près de moi ce qu'il m'avait dit, je n'y avais rien compris, il prononçait mal à cause de son dentier du haut qui ne tenait plus, alors il s'est penché, ses yeux étaient d'un bleu tout pâle, il a maintenu ses dents avec son pouce et m'a dit : vous avez une crise, et j'ai répondu : une crise de lumière.

- Clarelle...

- Ce qui m'était arrivé, je n'en avais pas la moindre idée, et tout était là, l'espace vert, les arbres, les enfants, leurs cris, leurs couleurs, c'était bien toujours ce même monde et pourtant, c'était comme s'il y avait eu un monde au fond du monde, un monde ami tellement présent, mais tellement en même temps distant, c'était d'une terreur, c'était d'un bonheur, j'étais comme toute sans pesanteur, comme toute délivrée et de tout, j'ai pensé alors à Denise, et je me suis dit que j'étais tout à coup comme elle, ma Denise, entièrement purifiée.

- Et ça vous est arrivé plusieurs fois ?

- Dans ce même parc, deux autres fois, l'année après, et puis j'ai dû changer de supermarché, j'ai habité en plein Paris, j'ai voulu voir le nouveau quartier de la Défense, un jour, je sors du métro devant cette vaste esplanade en béton, d'une clarté toute douce entre les grandes tours, le ciel bleu était d'un soyeux, c'était l'autre printemps, je me suis arrêtée, à nouveau le froid est venu de loin, de plus loin que loin, la lumière à nouveau est devenue autour de moi, en moi, comme irréelle, à nouveau j'étais en même temps aveugle et toute éblouie, et j'ai senti le vertige à nouveau qui m'envahissait, ma tête qui partait en arrière, alors je me suis de moi-même étendue avant de perdre connaissance, et j'ai rouvert les yeux, j'étais toute seule au milieu du béton immense, et le monde était tellement lumineux, tellement pur, j'ai même eu comme honte, en plein Paris, de vivre ça, cette espèce de bonheur terrible.

- Et les jours après, votre vie est comment, à chaque fois, plus insupportable ?


- Ecoutez, c'est vrai que je me suis demandée, un petit instant, la première fois, si je n'allais pas en parler quand même à quelqu'un, mais à quoi bon, ma vie, aucun doute, à chaque fois, comment dire, en accord, c'est ça, je suis en accord avec tout, avec tous, jamais je n'aime les gens comme je peux les aimer alors, travailler aussi est bien plus léger, voilà ce qu'elle est, ma vie, et ça dure des jours, peut-être des semaines, je ne sais plus, le souvenir lui-même est tellement une joie.

- La chance, la, vous l'avez, Clarelle, on aurait parlé autrefois de mystique à l'état sauvage, mais sauvage, elle l'est toujours, l'extase, et le reste est affaire de foi, de croyance en tel ou tel dieu, nécessaire à quoi, nécessaire à rien, c'est elle en effet qui suffit à tout, c'est elle seule, la crise de lumière, et foin d'un dieu, et foin d'une foi. Vous êtes la grande favorisée et vous êtes plus que ça, Clarelle, vous êtes un témoin, et pur, de ce qui pourrait, de ce qui devrait être demain sur cette terre, si les hommes, sans plus croire en rien, si les hommes enfin se restituaient tous, se reconnaissaient mutuellement dans leur commune appartenance au monde, oui, le seul salut est peut-être là, dans une religion sans plus aucune foi, une religion purement humaine.

- Madame Palmyre, un soir tard, devant la télé, c'était dans ma chambre à la clinique, elle venait de pleurer à je ne sais plus quel film, et puis d'un seul coup, à voix basse, en fixant droit devant elle, elle avait dit, ç'a été l'unique fois, qu'elle croyait en un dieu et monsieur Zébédée aussi.

- Et pourtant, ces deux-là, leurs dieux n'étaient pas les mêmes, si je me souviens bien, celui que madame Palmyre adorait, celui dont elle ne prononçait le nom qu'avec la plus fougueuse exaltation, c'était le dieu des grands flots verts, le dieu aux rémiges grises, le goéland, alors que monsieur Zébédée idolâtrait, lui, la gracieuse déesse aux ailes blanches, la déesse de l'eau bleue, et ce n'était jamais que par elle qu'il jurait, par la mouette rieuse.

- Un dieu tout noir, ce ne serait pas ça, le vôtre ?

- That's to say, l'être humain est en lui-même et par lui-même un être religieux, et ça, ou bien les uns ne font depuis toujours que le nier, ou bien depuis toujours les autres ne font qu'en alimenter une foi, quelle qu'elle soit, pour la plus grande gloire d'un dieu et des siens, moi, je ne suis ni des uns ni des autres, et je reste en fait de plus en plus seul, dans un monde où la grande affaire, et même et surtout pour tous ceux qui niaient, et qui deviennent d'ailleurs les plus fanatiques, c'est aujourd'hui de se convertir à la foi nouvelle.

- Quelquefois, Maxime, vous parlez d'une chose, on ne sait plus vraiment si vous êtes sérieux ou pas.

- Clarelle, il y a un papier, en fait, que depuis longtemps je voulais écrire, et trop tard, je ne l'aurai pas fait, je le regrette un peu, c'est mon morceau de bravoure à moi, chaque fois que pour moi je me le redis, je le sais par coeur, ça me ramène à l'époque où j'étudiais le commerce, moi aussi, où mon avenir, à moi aussi, c'était de me retrouver un jour un grand économiste, et pourquoi pas, de renom international, moi aussi, oui, mon papier, le titre en aurait donc été POUR EN FINIR AVEC LA FOI...


- Maxime...

- J'aurais dit quoi ? Que la chose en effet la plus stupéfiante, aujourd'hui, la plus imprévisible, c'est ce renouveau religieux auquel on assiste partout, c'est la ferveur, chacun à sa manière, avec laquelle est adopté dans tous les pays ce culte nouveau, bref, c'est, du bas en haut de toutes les sociétés, la profonde piété de tous et de toutes qui croient tous et toutes en cette nouvelle divinité, laquelle a nom, le même partout, Déesse Economie. Elle est ce que les divinités ont toujours été, cette nouvelle Déesse, Elle est partout présente et partout invisible, Elle est à la fois infiniment proche et lointaine, Elle est évidence et mystère, et comme toutes les divinités, Elle a d'une part ses millions, ses milliards de simples fidèles, Elle a d'autre part ses doctes congrégations de grands-prêtres, Elle a ceux-ci pour édifier ceux-là, Elle n'a rien, en somme, absolument rien qui n'ait toujours été attribut des divinités, mais avec Elle existe une chose nouvelle, une seule, qui est que la Déesse Economie, et ceci pour la première fois dans toute l'histoire des religions, est une divinité malade. Et ses grands-prêtres, à son chevet et jour et nuit, ne cessent d'interpréter ce qu'on appelle non pas symptômes, dans son cas, mais indices, et pour qu'Elle soit en pleine santé, la Déesse, il suffirait que les indices soient tous au vert, mais la plupart du temps, hélas, tel ou tel indice a viré à l'orange, au rouge même parfois, ce qui signifie en ce cas que I'état de la Déesse indubitablement s'est encore aggravé, les indices d'un seul coup sont-ils tous au rouge, tous, la Déesse alors va très mal. Que de tourments pour tout un peuple, et pas un qui ne ressente au plus profond, pas une, à quel point son modeste sort est lié à celui de la grande Déesse, et ne cherchez pas, si votre voisin, un matin, passe devant vous sans vous saluer, c'est qu'il vient d'apprendre avant de partir au travail que la Déesse ne va pas mieux, que l'indice de la production a de nouveau diminué, vous rencontrez dans une soirée une femme superbe, elle vous rabroue et presque vous insulte, et vous voulez savoir pourquoi, c'est que I'indice de l'inflation a ce jour-là de nouveau augmenté, et quant à ce poète, vous ne comprendrez rien à son dernier livre, à l'âpre cheminement de son désespoir, si vous oubliez les variations, pendant tout ce temps qu'il l'a écrit, de la balance commerciale. Et cet empire, et ce pouvoir sans précédent de la Déesse Economie, il tient à ça, à ce fait qu'il y a, entre Elle et les mortels, cette communauté de destin, à ce fait qu'en tout, de toute évidence il en va pour Elle comme pour eux et mystérieusement pour eux comme pour Elle, à ce fait qu'Elle est là souffrante, et de plus en plus épuisée, et presque moribonde, et qu'Elle ne mourra pas pourtant, qu'Elle ne ressuscitera même pas, Elle, après avoir donné tous les frissons, mais oui, vaille que vaille Elle se rétablit, ses couleurs reviennent, Elle la si faible, Elle la si forte, Elle la si grande Déesse, on la sait à chaque fois à bout de souffle, exsangue, à l'agonie, à chaque fois on sait en même temps qu'Elle est immortelle.


- Maxime, excusez-moi, j'ai beau ne rien y connaître en dévotion, je crois que vous n'arriverez jamais à l'oublier.

- Oublier qui ?

- Cette Léonie, on n'avait pas encore parlé d'elle, ce soir...

- On n'en parlera pas, Clarelle, et puis quoi, ce papier-là, mais il aurait été comme tous, et tous, depuis longtemps, depuis même toujours, c'était pour le plaisir, en fait, rien d'autre, que je les écrivais, mes POUR EN FINIR, le plaisir, à la fin, le même que j'avais autrefois à passer la main sur l'entaille, celle que mon père venait d'achever, le plaisir que donne un travail bien fait.


- Ah la fin et vous, je vous entends encore, la fin, Clarelle, la fin.

- Mon POUR EN FINIR sur l'économie, il n'en aurait pas eu, lui, de fin, pas de conclusion, indeed, conclure, au fond, c'est encore croire.


- Vous l'avez quitté un peu vite, Maxime, votre journal, c'est de ma faute et je m'en veux...

- And yet, and yet, la religion économique, lady, c'est la religion, à vrai dire, d'un monde qui par nécessité est devenu ouvertement vulgaire, d'un monde qui partout désormais n'a plus qu'un souci, un seul, survivre, et tout ça se terminerait par quoi, par l'embrassade universelle ? Il y a cet auteur du siècle dernier, qui déjà d'ailleurs avait tout compris de ce qu'est l'Amérique, et pourtant ce n'était pas un Américain, c'est sans doute lui, au fait, qu'a lu Jérôme, il parle, cet auteur, des grands despotes du temps passé et de leur leçon, et cette leçon, il dit qu'elle est que pour soumettre un peuple, et pour le soumettre en toute certitude, il faut lui donner des lois douces, exclusivement, des lois qu'une administration perfectionnée applique régulièrement comme d'elle-même, et dans ce domaine on en est où, aujourd'hui, on en est au point où l'administration elle-même est devenue en fait la seule toute-puissance, et l'établir, la maintenir et la protéger, le pouvoir politique n'est plus là que pour ça, et d'un comme de l'autre côté de ce tout-puissant organisme administratif, du côté des insatisfaits comme de celui des responsables, il n'y a plus qu'un moyen pour se faire écouter, qu'un même et qu'un seul, la violence. Un auteur de ce siècle-ci, un auteur argentin, dans un texte aussi bref que profond, raconte la dernière nuit d'un officier nazi, c'est lui, cet officier, qui parle, à l'aube il sera fusillé, mais il mourra heureux, dit-il, la victoire, dit-il encore, la victoire est à nous, nazis, c'est grâce à nous qu'à présent la violence existe en ce monde, et ce qu'il dit est faux, bien sûr, la violence a toujours existé, mais aujourd'hui la toute-puissance administrante, elle est d'une perfection telle, aujourd'hui, que le monde, avec elle il est l'ordre même, il n'est plus sans elle que chaos, le nazi dit vrai, la violence en ce monde, à chaque révolte d'un côté, à chaque rétablissement de l'autre, il n'y a plus comme solution à présent que la violence, effectivement, de plus en plus pure et plus méthodique, et d'un comme de l'autre côté la même, la seule violence, à chaque ébranlement de système, à chaque tremblement de monde, et jusqu'à l'heure, oui, la voilà pourtant, la conclusion, jusqu'à l'heure où le monde entier s'enfoncera enfin dans un chaos irrémédiable.

- Votre café, Maxime, est-ce que je dois m'en faire un troisième ?

- Vivien ne devrait plus trop tarder, c'est la droiture même, ce gosse, il a dit qu'il viendrait, il va venir, je voudrais aussi, avant, jeter un coup d'oeil à sa chambre, être sûr qu'il n'y manque rien, serviettes, savon, crème à raser, mais au fond ce que j'aimerais savoir, c'est ce qui s'est passé depuis hier soir, dans toute cette fête, et s'il a ou non rencontré Chao, et dans quel état il va être, et j'ai peur à nouveau du pire.

- Mais c'est vous, Maxime, vous vous racontez des choses à nouveau toutes catastrophiques...

- Vous ne croyez pas non plus, au fond, que ça puisse être dans ma nature, à moi aussi ?

- C'est vrai que c'est un grand jour, aujourd'hui, pour vous, mais tout simplement ce qu'il aurait fallu, ce soir en tout cas, c'est peut-être boire un peu moins.

- Avoir vécu une autre vie, avoir commencé autrement, c'est ça, ce qu'il aurait fallu, être né à San Francisco.

- C'est comme votre Amérique, ce qu'elle est pour vous, ça aussi, on ne sait plus vraiment.

- Il n'y a jamais eu de révolution en Amérique, et pourquoi, ce que j'ai pensé, pendant un temps, c'est que toutes ces révolutions qu'il y a eu ailleurs, ce qu'elles cherchaient, en fait, toutes, sans le savoir, c'était ce que connaît justement l'Amérique, et rien qu'elle.

- On ne peut pas tous venir au monde à San Francisco, tout de même.

- Vous, Clarelle, vous vous voyez venir au monde où ?

- Moi, en Allemagne.

- Dans quel coin ?

- Dans un camp.

- Un camp ?

- Auschwitz.

- C'était pour jouer, Clarelle, en quel pays vous auriez aimé vivre, à vrai dire c'est ça, ma question, vivre au moins votre enfance.


- A l'école, il y avait au mur une grande mappemonde, un jour l'instituteur parlait du Japon, tout là-haut, à droite, et le Japon, je le trouvais tellement drôle, il avait l'air d'une vieille pédale de vélo toute seule, oubliée au beau milieu de l'eau, et ce jour-là, je me souviens, je me suis dit : j'aimerais bien aller au Japon, mais je me suis dit aussitôt qu'au Japon, il y avait dans une école, au même moment, un enfant qui se disait là-bas qu'il aimerait bien aller en France, à quoi bon alors les voyages.

- Pour tout dire, Clarelle, au moment de l'été, ce que j'aurais aimé, moi, c'est vous emmener en Amérique, au moment de l'été ou n'importe quand, vous balader à travers l'Ouest, par ces routes qui n'en finissent pas, vous montrer quoi, quelques canyons, il y en a tant, vous montrer peut-être, en pays Navajo, le Chelly Canyon, le plus émouvant, et le Bryce Canyon également, le plus somptueux, puis aussi des parcs, le Yosemite et le Half Dome, et les séquoias du Mariposa, les beaux géants rouges, et puis tout, Clarelle, de la Vallée de la Mort au grand Désert Mohave, à Las Vegas, à Monument Valley, à la Vallée des Dieux, tout, tout, mais pour finir, retour droit vers San Francisco, avec le travelling sur la ville en arrivant par le Bay Bridge, on irait la voir, cette ville, de partout, des Twin Peaks, du Vista Point au bout du Golden Gate, on irait la voir de Sausalito, dans la lumière du soir, San Francisco loin sur le ciel, San Francisco loin à même l'eau, San Francisco, le rêve le plus beau qu'ait rêvé le ciel par amour de l'eau, par amour du ciel le rêve le plus beau que l'eau ait rêvé.


- Maxime...

- Je sais, Clarelle, je sais que si rien ne le retient, Jérôme retournera là-bas, c'est sûr, je sais que c'est avec lui que vous la verrez, cette Amérique, et que c'est avec lui que vous irez vivre en Californie, il est ce qu'il est partout, ce monde, et c'est pourtant, comme si chez tous, là-bas, il y avait eu mutation à jamais, c'est là-bas et nulle part ailleurs que vivre est encore une chose douce, une chose encore heureuse.

- Jérôme, c'est vrai...

- Clarelle, je n'ai pas beaucoup dormi, cette nuit, j'ai fait quand même un rêve, excusez-moi, c'est pour moi comme un devoir, de vous le raconter, voilà... On était ensemble, étendus sur un grand drap blanc, sur un drap aussi grand que la terre, on venait de faire l'amour, vous et moi, le ciel était bleu, bleu d'un bleu pur, d'un bleu intense et lumineux, on a marché ensemble à pas lents jusqu'au bord du grand drap, face au ciel, il y a eu sur le bleu du ciel une tache noire, une autre, une autre encore, il y a eu des taches partout, et toutes grandissaient, toutes se rejoignaient, le bleu tout entier a été recouvert de noir, puis une pluie, une terrible pluie a d'un coup tout lavé, tout a ruisselé, tout, noir et bleu, autour de nous, tout s'est abattu sur le drap immense, on a levé alors la tête, il n'y avait plus de ciel.

- Maxime, il est peut-être temps de penser à Vivien.

- Mon bonhomme, mon grand, c'était sans arrêt qu'il me demandait : ton enfance, papa, raconte-moi un peu, et je n'ai jamais osé, jamais, ce qu'a été son enfance à lui, ce qu'a été toute sa vie, en fait, jusqu'ici, ça s'appelle comment, cette mère et son monde, il n'était en rien fait pour ça, lui, en rien, ça s'appelle malheur, tout ce qu'il a connu, tout, c'est comme si je ne m'étais marié, moi, que pour avoir ce fils, mais du coup, l'erreur est l'erreur, j'ai dû le laisser à l'autre, oui, son malheur, c'est à moi qu'il le doit, moi qui peux quoi, l'autre a la loi pour elle, et mon beau boulot de fossoyeur, de croque-mort culturel, c'est bien tout ce que j'avais encore, et lui, pendant tout ce temps, lui avec l'autre, il continuait à vivre là, de plus en plus abandonné, de plus en plus au fond de son trou, et qui sait même, j'y pense d'un coup, cette montagne, cette passion qu'il a de grimper à même les immenses parois, c'est peut-être ça, ce qu'elle signifie, et ce qu'il cherche à faire, et de toutes ses forces, quand il s'acharne ainsi, mètre après mètre, à monter le long de la pierre dure, le long de la pierre froide, oui, ce qu'il veut, ce gosse malheureux, c'est peut-être en effet sortir de sa fosse, arriver là-haut, dans la pleine lumière, à l'air enfin libre.

- Il n'a pas toujours eu que du malheur, tout de même...

- C'est pire encore, pire, Chao, son premier bonheur, son premier corps de femme, et dire que d'un coup, rien, il n'en restait rien, trahison, non, crime, oublier, mais comment, jamais on n'oublie, et moi, c'était quoi, ce que j'aimais alors, ce n'était jamais qu'une voix, moi, et cette voix, parlez-moi encore, oui, parlez-moi, Clarelle.


- C'est drôle, écoutez, depuis que je vous dis, moi, simplement Maxime, aucun doute, pour moi ce qui a changé, c'est mon nom à moi, à chaque fois que vous le dites.

- Quand je repense à nos premiers appels, Clarelle, on est devenus si proches, vous et moi.

- Et simplement par téléphone, c'est vrai, vous croyez que ça pourra continuer encore, à jouer comme ça, à vous, à moi, Maxime, il faudrait qu'on se rencontre.

- Dès que tout sera fini, Vivien et Chao, c'est promis.

- En même temps j'ai peur, Maxime, j'ai peur de vous voir, si j'allais vous trouver horrible ?

- Vous seriez, vous, la laideur même, il y a une chose de vous qui resterait telle que je la connais, et c'est votre regard, Clarelle, votre regard simple. Au moment de mon breakdown, quand à bout de dépression j'ai coulé à pic, je me suis retrouvé, en effet, vraiment tout au fond, c'était à la surface, là-haut, comme si le monde avait été entièrement peuplé de navires, et moi, de tout en dessous, je suivais des yeux leurs mille déplacements, leurs évolutions, leurs traces, où ils allaient, d'où ils venaient, ce qu'ils contenaient, je ne cherchais même pas à comprendre, et ce qui se disait à bord me parvenait à peine, et je m'entendais moi-même, quelquefois, répondre au loin n'importe quoi, je suis resté longtemps comme ça, comme un mollusque halluciné dans la nuit de l'eau, et puis lentement je suis remonté, j'étais de nouveau là-haut, dans la lumière, et de nouveau les gens, je les voyais à la même hauteur, mais je continuais en même temps, mais j'ai continué, je continue encore à les suivre d'en dessous, vous n'en avez qu'un seul, vous, moi, j'ai deux regards, l'un pour celui, là, devant moi, tel qu'il agit et tel qu'il parle, et l'autre pour tous ses mouvements, sous la surface, ses impulsions, ses tremblements, ses soubresauts, ses circonvolutions, c'est ça, pour moi, le monde, et je regarde double et je me tais, je ne fais que sourire.

- Vous ne pourrez jamais vivre, Maxime, si vous ne faites confiance à personne.

- In Glen I trust, lady, in Glen only.

- Faire une cure, dans ce cas-là, pourquoi pas, mais jamais ça ne pourra suffire.

- Clarelle, écoutez, je voulais attendre effectivement, mais après tout, voilà, aujourd'hui je sais que tout peut changer, pour moi, tout sera dur, tout sera long, mais tout est possible, et même arrêter de boire, aujourd'hui je sais, quelqu'un peut m'aider, quelqu'un peut même faire un miracle, pour moi, et c'est vous, Clarelle, aujourd'hui je sais, votre voix, je vous l'ai déjà dit, c'est la voix de la vérité même, et c'est la seule en ce monde, oui, votre voix, la seule à laquelle je puisse croire.

- Maxime...

- Encore une fois je sais, Clarelle, il y a Jérôme et Mousse, avant toute chose, et je comprends, notre amitié est peut-être une chimère, et puis qu'importe, il y aurait malgré tout, si rien n'était possible, il y aurait tout ce que je vous dois déjà, Clarelle, et je vous dois tant de choses.

- C'est moi qui vous dois, Maxime, c'est moi qui ne suis qu'une toute petite personne...

- Unique au monde, Clarelle...

- C'est l'heure, Maxime, il faut que vous alliez voir sa chambre.

- Merci pour aujourd'hui, Clarelle, et je sais, j'ai encore trop parlé, c'était aussi un vrai grand jour, pour moi, mais ce soir, j'ai été heureux, Clarelle...

- Vivien vous attend.

- Demain je vous appelle, oui, de toute façon, mais dites-le moi, si je ne dois pas appeler après telle heure...

- A l'heure que vous voudrez, Maxime, et ce sera toujours un plaisir pour moi de me préparer votre café.

- A demain, Clarelle, à demain, cette fois je vous ai vraiment tout dit.

- A demain, Maxime... Une minute encore, une minute comme ça et j'allais sortir peut-être une sottise... Il m'a tout dit, ça, aucun doute, et maintenant que faire ?... Une fois de plus, ma fille, elle avait tout prévu, cette Solange, oui ou non ?... Alors écoute-la, ne fais rien sans elle... Et Jérôme, oui, tout s'arrangera... Quelle histoire... Il y a eu un moment, ce soir, il n'arrête pas de boire, à nouveau il parlait tout seul, je me suis dit que décidément c'était impossible, et puis voilà, rien qu'après une semaine, à peine plus, onze jours exactement, rien qu'à se parler au téléphone une fois par jour... Tu ne sais plus du tout, ma fille, ou tu ne sais que trop... Ce Maxime, ses vacances ensemble, et son rêve, cette nuit, ils sont beaux, ses rêves... Qu'est-ce qu'il aurait pensé, ton Maxime, si tu lui avais raconté les tiens ?... Le téléphone, il rappelle ?... Maxime ?

- Vivien est venu, il a laissé toutes ses clés sur son lit, avec un mot à côté, je vous lis : "Papa. Tout est fini. Tu sauras tout. Je ne pouvais pas rester. Je vais là-bas. Je ne serai pas avec toi pour ton anniversaire...", oui, mon anniversaire est dans trois jours... "pas avec toi pour ton anniversaire, et pourtant j'avais tant rêvé qu'on serait tous ensemble, elle et moi avec toi. Pardonne-moi tout. Ton fils qui t'aime. Vivien". Il a pris tout son matériel d'escalade, son matériel de haute montagne, à quel endroit il est allé, je le sais, j'ai à peu près huit heures de route, il faut que j'arrive à temps, j'y vais, Clarelle...

- En pleine nuit ?

- Ne vous inquiétez pas, ce que je fais toujours, quand le sommeil me prend, je m'arrête un quart d'heure à dormir, sur le siège...

- Ne buvez pas trop...

- Tout continue à rire de nous, Clarelle, aujourd'hui, pour moi, c'est la vie enfin libre, et ce soir, vous et moi, on reste là à se raconter et ci et ça et rien que pour quoi, rien que pour être ensemble, et pendant ce temps-là, il y a un train qui fonce droit, là-bas, droit dans la nuit, Vivien, mon Vivien, je ne sais pas ce qui a pu se passer, je m'en doute un peu, avec Chao, je pars, Clarelle, à bientôt, je vous appelle aussitôt que je saurai, à bientôt, Clarelle.

- A bientôt, Maxime... A bientôt...



Extrait ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut


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