ALORS ADIEU

 

Une femme se déshabille en parlant à quelqu'un, à droite, qu'on ne voit pas.

ELLE

Vous ne me dérangez pas, monsieur, nous ne nous connaissons pas encore, si vous partez, je crois que je vous en voudrai... la plage est déserte, à cette heure-ci, il n'y a que vous et moi, et les mouettes, mais vous venez peut-être aussi d'arriver, vous êtes descendu où, moi à cet hôtel, Juste en face ... j'aime vraiment beaucoup, ici, je vais m'y plaire, je le sens, vous aussi... vous ne vous baignez pas... le matin, c'est l'heure idéale, regardez, nous avons toute la mer pour nous... vous attendez que le soleil monte un peu, c'est ça, qu'il soit plus chaud, mais ce que la mer est calme, pas un brin de vent... vous êtes venu seulement pour voir, pour reconnaître, oui, c'est très beau, n'est-ce pas, très pur...

Entre à gauche un homme.

LUI

C'est hallucinant, je n'en crois pas mes yeux, c'est même fou, ce que j'ai là, devant moi, est-ce que je rêve encore, est-ce que ça existe, est-ce que c'est réel ...

ELLE

Et si je répondais non ?

LUI

Une prémonition c'était ça, cette nuit, oui, j'ai fait un rêve...

ELLE

Un rêve, je vois, et dans ce rêve il y avait une plage...

LUI

Une plage immense...

ELLE

Et sur cette plage une femme...

LUI

Une femme très belle...

ELLE

Et cette femme était nue...

LUI

Et me tendait les bras !

ELLE

Vous rêvez aussi, vous, monsieur, monsieur, répondez-moi, si vous continuez à vous taire, je vais finir par vous en vouloir, vous rêvez, aussi, n'est-ce pas ?

VOIX

Oui.

ELLE

Et cette nuit, vous avez fait un rêve ?

VOIX

Oui.

ELLE

Et dans ce rêve...

VOIX

Il y avait une plage...

ELLE

Une plage immense...

VOIX

Et sur la plage ...

ELLE

Une femme très belle...

VOIX

Et... et...

ELLE

Et cette femme était nue et vous tendait les bras ?

VOIX

Je n'ai pas dit ça...

ELLE

Le soleil n'est vraiment pas fort, et ça ferait du bien de se remuer un peu, si nous jouions ensemble ?

LUI

On m'appelle Paulin.

ELLE

Paulin, et vous, vous êtes si jeune, vous vous appelez comment ?

VOIX

Sylvestre.

ELLE

Sylvestre et Paulin, mon nom est Raymone.

VOIX

Raymone...

ELLE

Aucun de vous deux n'aimerait que je le fasse marcher, n'est-ce pas, alors voilà, vous allez tous les deux courir, Sylvestre dun côté, Paulin de l'autre, à la même distance, on recule, Paulin, on recule encore, encore, encore ...

L'homme disparaît.

Quand je tendrai les bras, ce sera le signal, Sylvestre et Paulin, vous partez ensemble, au premier arrivé dans les bras de Raymone, c'est compris, attention, prêts...

 

Elle tend les bras, l'homme accourt.

LUI

Raymone, ma Raymone...

ELLE

Qu'est-ce qu'il a, revenez, mais revenez, Sylvestre... Sylvestre...

LE SPEAKER

Vous voyez cette image, sur votre écran, c'est une ligne de chemin de fer, une ligne comme on en voit partout, rien que de très banal, vous dites-vous, et vous avez raison, mais regardez là, à l'endroit qui vous est indiqué, en ce point précis, hier soir, un train est passé, comme d'habitude et comme tant d'autres, mais ce train, quelqu'un l'attendait, hier soir, quelqu'un l'attendait couché là, au bord du ballast, à plat ventre, la gorge posée sur le rail, le train arrive, au dernier moment le conducteur voit le malheureux, trop tard, je vous laisse imaginer la suite, on retrouvera le corps d'un côté, le corps décapité, et de l'autre la tête, la tête ou plutôt ce qui avait été une tête, celle que voici.

LUI

Mais c'est celui d'hier, celui de la plage...

LE SPEAKER

IL s'appelait Sylvestre, il avait dix-sept ans, il est mort hier soir, à 22h50, à la seconde près. Reste la question que vous vous posez, que nous nous posons tous : pourquoi, pourquoi cette mort, à dix-sept ans, pourquoi ce désespoir, l'histoire de Sylvestre, ce que nous en savons nous rappelle une fois de plus l'existence, même chez nous, du malheur je dirai le plus conventionnel, le plus classique, il a cinq ans, Sylvestre, quand son père abandonne le foyer conjugal, sa mère trouve une grande chambre avec un coin pour la cuisine, elle travaille dans un établissement d'enseignement comme femme de salle, elle est de santé fragile, l'enfant aussi, pas de famille, elle va l'élever seule, à quatorze ans, Sylvestre est envoyé dans une école d'apprentissage, pour faire dessin industriel, sa scolarité est toujours aussi difficile, il est malade bien plus souvent qu'il ne faudrait, Sylvestre, c'est un garçon d'une timidité insurmontable, qui ne parle pas, qui ne sort pas, qui se croît d'une laideur extrême, et, mise à part l'amitié d'un ancien camarade d'école, un nomme Franchi, sa solitude, à l'approche de la majorité, est disons totale, et c'est alors, ces derniers mois, que son destin va s'accomplir, la mère meurt, le fils, dans un état grave, est hospitalisé, vente des biens, tutelle, il sort de l'hôpital, cherche du travail, n'en trouve pas, se présente à son examen, échoue, et ce n'est plus désormais que fugue sur fugue et toujours pas de travail et toujours la même solitude, imaginons-le les tout derniers temps, Sylvestre, imaginons l'enfant que trop de malheur brusquement désoriente et rend dangereusement vulnérable, et pour finir, la goutte d'eau qui fait déborder, qui décide de tout, pour finir, hier, hier matin, l'adolescent va à la plage, et là, mais laissons la parole à Franchi .

FRANCHI

La lettre, à Sylvestre, à 2 h de la nuit que je la trouve, en rentrant, d'habitude à minuit, minuit et demi, mon boulot, c'est fini, chez Michaella, mais hier, c'est comme ça, on a le monde fou, soixante couverts...

LE REPORTER

Sylvestre, avant d'aller à son tragique rendez-vous, sur le bord de la voie ferrée, Sylvestre était passé chez vous la déposer, cette lettre, et vous la trouvez donc sur votre lit, vous ne la lirez que le lendemain, c'est-à-dire ce matin...

FRANCHI

Crevé, que je suis, en rentrant, crevé, je dors, et ce matin, oui, quand on me dit ça, que Sylvestre il est mort, c'est là que je la lis, sa lettre, à Sylvestre, un vrai copain depuis tout petit, Sylvestre, mais ça faisait des semaines, avant ça, des semaines tous les jours qu'il venait me dire : Franchi, je veux plus vivre ...

LE REPORTER

Vous étiez donc son seul ami, et même, c'est lui qui l'écrit, un ami qui avait raison, ce que raconte cette lettre, est-ce que c'est clair alors pour vous, et pourriez-vous nous l'expliquer, Raymone, ce nom ne vous dit rien ?

FRANCHI

Connais pas, mais les femmes, les filles, d'habitude elles le voyaient même pas, Sylvestre, elles le voyaient pas, c'est pour ça qu'il me disait : je veux plus vivre, alors moi je lui disais toujours : Sylvestre, sûr qu'y en une, t'as qu'à attendre, y en a une qui viendra, un jour, c'est sûr qu'y en a une, et c'est là-dessus que j'avais raison, un jour y en a eu une, c'était hier, sur la plage, mais il en a peur, lui, des femmes, il peut pas, il peut pas, ça je sais...

LE REPORTER

Vous savez, mais quoi ?

FRANCHI

C'est ma soeur, c'est elle qui me l'a dit, qu'il peut pas, et c'était même avant qu'il se mette à renifler de la colle...

LE REPORTER

S'il vous plait, voulez-vous nous lire vous-même cette lettre ?

FRANCHI

"tu-a-vais-rai-son... Franchi... tu avais raison... il-y-a-une femme qui... est-ve-nue-c'é..."

LE REPORTER

Excusez-nous, voici la lettre de Sylvestre à son ami Franchi : "tu avais raison Franchi tu avais raison il y a une femme qui est venue c'était sur la plage ce matin elle m'a parlé elle voulait de moi c'est la vérité elle voulait de moi mais j'ai pas pu je me suis sauvé elle est partie avec un homme et j'ai compris que c'était celle-là son nom c'était Raymone elle serait restée avec moi elle aurait su elle c'était sûr c'était celle-là et c'est fini après ça c'est vraiment fini je veux plus vivre et j'ai plus que toi alors adieu"

LE SPEAKER

Alors adieu, Sylvestre, adieu, mais que s'est-il passé exactement, hier matin, sur la plage, une enquête est en cours, et peut-être...

Un marteau-piqueur dehors se met en marche, elle arrête le poste et ferme la fenêtre.

LUI

Une enquête...

ELLE

Si c'est une Raymone qu'ils recherchent...

LUI

C'est moi, ce qui s'est passé, c'est moi qui vais leur dire...

ELLE

Qu'est-ce qui te prend encore...

LUI

Il me prend que je le pressentais, il me prend que ça devait arriver un jour, cette histoire, il me prend que c'est enfin arrivé, que je vais pouvoir enfin parler, enfin tout dire.

ELLE

C'est compris, fais-la, ta grande scène, on y a droit à chaque fois, n'est-ce pas, après un fiasco.

LUI

Un fiasco, il y a une femme qui est venue, il y a un gosse qui est mort, ça paraît absurde, mais c'est comme ça.

ELLE

Il n'y a pas une femme, il y a toi et moi, dans cette histoire, et toi comme moi, personne n'y est pour rien, et personne n'aurait rien pu faire.

LUI

Toi et moi, elle et lui, vous ne connaissez pas, non, les deux grands ringards en tournée, à quel jeu ils ont l'habitude de jouer, elle et lui, vous ne connaissez pas, non, à quel jeu ils ont joué encore, hier, sur la plage, et pourquoi, non, mais je vais tout vous dire.

ELLE

Ta grande scène, c'est bien ça, on t'écoute.

LUI

Parle toujours, comme d'habitude, c'est ce que tu te dis, mais cette fois-ci, ce n'est pas à toi que je vais parler.

ELLE

Alors va les trouver, vas-y, mais va.

LUI

J'attends qu'ils viennent.

ELLE

Tu attends, je vois, tu attends, et pour dire quoi ?

LUI

La vérité, oui, telle qu'elle est, enfin la dire, la vérité, enfin en sortir, enfin en finir...

ELLE

Je te l'ai déjà dit, après cette tournée on prend des vacances, des vraies, on en a besoin, toi et moi.

LUI

En finir vraiment, tout est comme du lierre sur un arbre mort, comme du lierre malade...

ELLE

Si tu t'arrêtais de boire ?

LUI

C'est lui qui a raison, Sylvestre, c'est ce gosse, et pourquoi, pourquoi on s'entête encore, il n'y a plus rien pourtant à espérer, plus rien, pour personne, ô tristesse de tout, tristesse à mourir, oui, c'est comme un musée à l'heure de fermeture, il y a eu la sonnerie, on se hâte, on regarde encore une toile ici, l'autre plus loin, mais le regard n'est plus le même et les pas résonnent autrement, on ferme, messieurs dames, on ferme, on se dirige alors vers la sortie, on se retourne une dernière fois sur l'immense édifice où toutes les toiles vont rester seules, on ferme, messieurs dames, seules dans les grandes salles où toutes les lumières vont s'éteindre, on ferme, seules sur les murs, toutes seules, dans la nuit vide.

ELLE

Tu joues vraiment de plus en plus mal, comme sur la plage, hier, ce n'était pas possible, un cabot pareil, comment ce Sylvestre a-t-il pu y croire ?

LUI

Jouer, c'est tuer, et le théâtre, c'est la mort, c'est ça, la vérité, c'est ça, ce qui s'est passé, hier, sur la plage.

ELLE

Tu veux que je te le dise, moi, pourquoi il est mort, ton Sylvestre, il est mort parce que le théâtre, il n'en avait justement aucune idée, aucune, alors il y a cru, vraiment cru, à notre petit jeu, il s'est sauvé et du même coup adieu, toi, adieu ta petite partie à trois, la voilà, toute l'histoire, et la morale en est toute simple...

Le marteau-piqueur s'arrête.

Hors du théâtre, pas de salut...

On sonne.

VOIX

Police, ouvrez.