Présentation,
écrite pour la lecture de MERDE ET SANG
au Festival d'Avignon 1993
(retransmission France-Culture, automne 1993)
Chaque siècle a sa hideur, celle de ce siècle-ci, le nôtre, au théâtre comment la dire, aujourd'hui, comment, cette hideur-ci en tant que telle, aujourd'hui la représenter ? La mettre en fable, ou pour parler communément, sans entendre là rien d'artificiel, la théâtraliser ? Ce sera possible un jour, sans doute, mais plus tard, quand une telle hideur alors sera devenue enfin vraiment histoire : aujourd'hui, elle n'est plus purement témoignage, certes, mais histoire, elle ne l'est pas encore vraiment. Seul donc, entre témoignage et histoire, seul, pour dire au théâtre une telle hideur, celle de tous les actes invraisemblables commis en ce siècle et celle surtout de tous ceux qui les ont commis, seul peut-être est possible, alors, d'en faire un récit, aujourd'hui, un récit qui aurait, par exemple, à raconter cette hideur comme une bataille, une grande bataille humainement essentielle, autrement dit seul peut-être est possible aujourd'hui de recourir à l'une des formes les plus élémentaires du théâtre grec, du théâtre antique, à savoir le récit que fait au choeur de ce théâtre un messager. Mais reprendre cette forme aujourd'hui, mettre au théâtre un récit fait par un messager au choeur, c'est nécessairement se poser cette autre question : que va-t-on faire, en notre monde télévisuel, de cette reprise aujourd'hui d'une forme élaborée il y a plus de deux mille ans, reprise à propos d'un sujet qui plus est d'un indiscutable intérêt, que va-t-on faire de ce qui peut en somme être considéré comme un événement théâtral, sinon le retransmettre en direct pour tous les téléspectateurs, le choeur, représentant de la cité, ne pouvant être plus rien d'autre en l'occurrence qu'un public privilégié, spécialement choisi, convié et rassemblé dans un lieu spécial, comme la chose aujourd'hui se produit pour des événements culturels, sportifs, politiques et autres, bref, l'événement théâtral ne va-t-il pas être converti, et le plus normalement du monde, en un événement médiatique ? Il en résultera que c'est la forme antique elle-même qui va se retrouver fondamentalement convertie, il en résultera que le récit fait au choeur par le messager, son espace va se dédoubler : d'une part il y aura l'espace du messager, l'espace où le messager sera enregistré, et d'autre part il y aura l'espace du choeur, l'espace où pour le choeur cet enregistrement sera retransmis - il y aura ainsi, où qu'il se situe en réalité, en quelque lieu d'enregistrement d'une part et d'autre part en quelque lieu que ce soit de retransmission, il y aura pour un tel événement un espace double.
Le dispositif scénique de MERDE ET SANG est la figuration de cet espace double. Il est donc un seul et même espace scénique séparé en deux : la moitié avant de la scène, et qu'on appellera avant-scène, est de sol en pierre, comme l'était la scène de théâtre antique, et la moitié arrière, et qu'on appellera arrière-scène, est surélevée et de sol en bois, recouvert ou non, comme l'est la salle de spectacle moderne. L'avant-scène est l'espace réservé au messager - l'arrière-scène surélevée est l'espace réservé au choeur. L'avant-scène est l'espace de l'enregistrement, seul ce qui est nécessaire à cet enregistrement peut s'y trouver - l'arrière-scène surélevée est l'espace de la retransmission, s'y trouvent un écran installé sur le fond et, devant cet écran et face à lui, des sièges préparés pour le choeur. L'avant-scène et l'arrière-scène, en principe, sont indépendants : d'une part le messager ignore tout de ce qui est retransmission - d'autre part le choeur ne connaît rien du messager que sa retransmission en direct, le choeur ne regardera que l'écran et jamais la scène. Entre ces deux espaces, entre l'arrière-scène surélevée et l'avant-scène, il y a, quelle qu'en soit la forme, une séparation praticable, une séparation qui évidemment est aussi une communication, qui autrement dit figure à la fois ce qui sépare et ce qui fait communiquer l'espace du bas, celui de l'enregistrement, et l'espace du haut, celui de la retransmission, qui figure en fait, pour tout dire, le double mouvement d'un espace à l'autre, à savoir dans un sens le mouvement du bas vers le haut, qui fait que ce qui se produit en bas sur la scène théâtrale est en haut sur l'écran converti en image, et le mouvement dans l'autre sens du haut vers le bas, qui fait que l'image en haut sur l´écran renvoie à la scène en bas théâtrale (et ce mouvement vers le bas, c'est le jeune membre du choeur resté à la fin qui l'accomplira, qui de l'écran descendra vers la scène - infraction, la seule et significative, au principe établi d'indépendance entre les deux espaces). Il va de soi, pour conclure avec cette présentation du dispositif de MERDE ET SANG, que ce double espace n'en est qu'un pour le spectateur, que, de ce qui se passe et sur l'avant-scène et sur l'arrière-scène, tout, pour le spectateur, tout est vu et tout entendu.
© maurice regnaut
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