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IL
POETA PORNOGRAFO
Giorgio Baffo naît à Venise en 1694. Sa famille, une des
plus vieilles de la Sérénissime République, avait
-eu, en des temps très anciens, la souveraineté sur l'île
de Paphos, d'où peut-être le nom (Paphos, en dialecte vénitien,
devenu Baffo).
Cette famille, au XVIème siècle, avait fourni une Sultane
à l'Empire Ottoman. Baffo le père était alors gouverneur
de Corfou et sa fille, toute jeune, sur le navire qui la transportait
vers son père, est faite prisonnière par les Turcs qui la
font entrer dans le sérail de Mourad Ill. La jeune Vénitienne
était d'une très grande beauté, le Sultan s'en éprend
et bientôt l'aime d'un amour exclusif. Elle met au monde un fils,
le futur Mehmet III. Fait exceptionnel dans les m_urs ottomanes, le Sultan
reste longtemps fidèle à la Sultane Baffo, qui lui donne
quatorze fils. Fidélité insupportable à la Sultane
mère, jalouse de l'empire que sa bru exerce sur Mourad : elle persuade
le Sultan que la Vénitienne use de sortilèges pour susciter
l'amour. Mourad fait torturer les esclaves attachés à la
Baffo, mais n'obtient aucune preuve et retombe sous le charme de la Sultane.
A partir de là, néanmoins, il lui est infidèle et,
de ses autres concubines, il aura encore cinquante enfants. A cinquante
ans, en 1595, Il meurt d'épuisement. Durant le règne de
son fils Mehmet III, la Sultane mère Baffo jouira d'une autorité
absolue, mais en 1603, Ahmet ler succède à son père
Mehmet, relègue la grand-mère dans le vieux sérail
et personne n'en entend plus parler.
De
la vie de Giorgio Baffo, peu de choses sont connues. Sur l'homme, une
intéressante anecdote est contée par le fameux Casanova
de Seingalt. Baffo, "grand ami de son père" et plus encore
de sa mère, était alors son tuteur. Casanova a huit ans,
quand on le conduit à Padoue pour le mettre en pension. Sur le
canal de la Brenta, dans un buirchiello, sorte de maison flottante, l'accompagnent
sa mère, l'abbé Grimani et Baffo. Le jeune Casanova dort
dans la même salle que sa mère. Au matin, on est le 2 avril
1734, la mère se lève, ouvre la fenêtre, et les rayons
du soleil réveillent l'enfant.
Le lit
était trop bas pour que je pusse voir la terre ; je ne voyais
par la même fenêtre que le sommet des arbres dont la -rivière
est bordée. La barque voguait, mais d'un mouvement si égal
que je ne pouvais le deviner, de sorte que les arbres qui se dérobaient
successivement à ma vue avec rapidité me causèrent
une extrême surprise. "Ah ! ma chère mère,
m'écriai-je, qu'est-ce que cela ? Les arbres marchent."
Dans
ce moment môme les deux seigneurs entrèrent et, me voyant
stupéfait, me demandèrent de quoi j'étais occupé.
"D'où vient, leur répondis-je, que les arbres marchent
?"
Ils rirent ; mais ma mère après avoir poussé un
soupir me dit d'un ton pitoyable : "C'est la barque qui marche
et non pas les arbres. Habille-toi."
Je
conçus à l'instant la raison du phénomène.
Allant en avant avec ma raison naissante, et nullement préoccupée
: "Il se peut donc, lui dis-je, que le soleil ne marche pas non
plus et que ce soit nous au contraire qui roulions d'Occident en Orient."
Ma bonne mère, à ces mots, crie à la bêtise.
Monsieur G,rimani déplore mon imbécillité, et je
reste consterné, affligé et prêt à pleurer.
M. Baffo vint me rendre l'âme. Il se jeta sur moi, m'embrassa
tendrement et me dit : "Tu as raison, mon enfant ; le soleil ne
bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence et
laisse rire."
Ma
mère, surprise, lui demanda s'il était fou de me donner
des leçons pareilles ; mais le philosophe sans même lui
répondre continua à m'ébaucher une théorie
faite pour ma raison pure et simple. Ce fut le premier vrai plaisir
que j'ai goûté dans ma vie. Sans M. Baffo ce moment eût
été suffisant pour avilir mon entendement ; la lâcheté
de la crédulité s'y serait introduite.
Dans
son palais construit par le Sansovino, Baffo occupe "un coin de la
cuisine". Son existence simple, calme, est celle d'un patricien d'esprit
indépendant, d'un patriote attaché fortement à sa
ville. Il est élu, sans avoir rien brigué, membre de la
Quarantia, Cour Suprême de Justice. En dépit de maintes tentations,
il ne se mariera pas, de peur que "ses enfants ne se fassent pendre",
et terminera ses jours entouré de nombreux amis, recherché
et loué pour son urbanité, sa gaieté, sa gentillesse,
sa réserve, sa finesse et sa délicatesse d'esprit.
Il
meurt à Venise en 1768, âgé de soixante-quatorze ans.
Avec lui s'éteint la famille Baffo.
Trois ans après sa mort paraissent Le poesie di Glorgio Baffo,
Patrizio Vento, 1771, choix de deux cents poèmes établi
par ses amis, première édition dont il ne reste aujourd'hui
que deux exemplaires. En 1789, un riche Anglais, Lard Pembroke, admirateur
enthousiaste, publie aux Editions Cosmopoli Raccolta universale delle
opere di Giorgio Balla, Veneto, quatre volumes comprenant six cents
canzones, madrigaux et sonnets.
Cet
homme d'une parfaite distinction, d'une suprême pudeur, qui ne se
permettait même pas, dit-on, les légèretés
de langage les plus convenues, cet homme avait, sa vie durant, composé
des poèmes dont le thème exclusif était la jouissance
sexuelle. Il parlait comme une vierge, dit-on encore, il écrivait
comme un satyre. Et ses écrits circulaient, anonymes, dans Venise,
et sa renommée était considérable. Il ne publiera
rien, de peur sans doute que le livre ne soit saisi, leur Auteur inquiété.
Esprit indépendant, ennemi violent et railleur de l'
Eglise, défenseur entre autres de Goldoni, Baffo avait connu, en
effet, le danger qu'il y a, même pour un patricien illustre, à
se rire de l'ordre moral. A une certaine époque, dit-on sans préciser,
on avait fait la chasse aux copies manuscrites, et le poète avait
eu directement affaire avec les Inquisiteurs d'Etat. L'enquête n'avait
pas abouti, mais Baffo en tirera une leçon, et définitive,
de circonspection.
Si l'unique thème est la sexualité, pas une fois la poète
ne se répète. Une prodigieuse richesse d'imagination et
d'observation, d'invention et d'expérience, une constante et vigoureuse
originalité font de cette poésie une immense variation savoureuse,
émouvante, éclairante. Elle a pour fond l'existence quotidienne
dans la Sérénissime République décadente,
les fêtes, les jeux des casinos, les exercices mondains des nonnes
et des moines, les heures luxueuses du théâtre et de la danse,
voire l'actualité en toutes ses rubriques : venue du Duc d'York,
emprisonnements politiques, mésaventures des Jésuites, élection
d'un nouveau pape, débuts d'une actrice. A ces moeurs, faits et
comportements, la poésie de Baffo est réponse d'apparence
frivole, en vérité profonde, aussi heureuse que rigoureuse,
libératrice par corruption. Ce qui est à l'oeuvre en tout
et partout, c'est le désir, ce qui en chaque poème est à
voir, observer, comprendre et parfois, comme comme chez Sade, en l'entendant,
c'est indéfiniment sa réalisation multiple.
Baffo écrit en pur dialecte vénitien, langue renommée,
appréciée pour une aisance, une variété, une
souplesse, une mollesse même, qui la rendent apte, plus qu'aucune
autre, à toutes les nuances du dire amoureux. Cette élégance,
elle est chez Baffo unie à une sévérité, à
une indéfectible exigence, et l'inflexion perpétuellement
est un temps fort. Mais ce qui confère à ce jeu insolent
maîtrise et noblesse, ce qui fait de chaque poème une preuve
parfaite, un pari tenu, c'est la totale et tranquille négation
des codes admis, la radicale nouveauté de la signification. Baffo,
c'est le titre d'un de ses poèmes, ne veut pas de métaphores":
il donne à la sexualité les noms qu'elle a dans la bouche
commune, et l'obscénité de la langue "parlée
accède alors à sa pleine dignité. Toutes les hyperboles,
périphrases, équivoques, toutes les figures du langage érotique
de son temps, langage malade, en décomposition, Baffo, comme Sade,
les élimine et, plus libre que Sade, il invente une santé.
La "littérature", il en va d'elle comme des "parures
des dames": il faut la lire, la traverser, la dénoncer, langage
qui ne dit rien d'autre en fait que le désir. Désir nu de
toute nudité, parole et désir ayant même fonction,
cette nécessité fonde le jeu poétique du Vénitien,
son agile et puissante liberté, sa lumière on ne peut plus
subtilement simple et crue - et sa cruciale actualité. Reste entièrement
juste aujourd'hui ce que Casonova disait de Baffo : "sublime, génial
poète dans le plus lubrique des genres, mais grand et unique".
Quel choix faire en cette peuvre, univers où sont unanimement modes
l'un de l'autre être et désir ? C'est pour leur lyrisme essentiel
qu'ont été retenus les dix-neuf sonnets ordonnés
ici, essentiel doublement : la forme à l'extrême contraignante
est diction de l'imaginaire le plus justement profond que l'érotique
littéraire ait connu, et fantasme, aveu, anecdote, il n'est toujours
question que de ce face-à-face, en vérité, que de
cet échange, au coeur même de l'être, entre le désir
de vivre et celui de mourir, entre J'extase et l'agonie, entre la naissance
et l'ensevelissement
- et d'une telle pureté, on pourrait dire aussi d'une telle virginité
idéologique est cette diction qu'elle constitue, à l'égard
de toute écriture érotique, un critère absolu. Nul
principe ici, nulle théologie, ou rationnelle ou naturelle ou négative,
nulle horreur et nul rire, nul privilège humain: le merveilleux
chrétien n'est lui-même qu'un langage, signe usuel dont joue,
ironiquement, gravement, l'être sexuel, ce qui importe à
son désir, en sa parole, étant cette heureuse mise en jeu
de tout, quotidienneté, hasard et rêve, énigme même.
Ainsi dire le sexe, origine et fin, sans aucune secondarité, sans
aucune idéalité, fait de Baffo un poète en tout sens
exemplaire, un maître ami de vie ouverte,
à la fois excentrique et prévenante, et lucidement familière
du secret, prostituée à tout par fidélité.
Poète érotique ? Le vrai nom du poète vénitien
est celui, vulgaire et triomphal, que lui-même se donnait : "poeta
pornografo".
Maurice
Regnaut
SONNETS
EROTIQUES
Auteur : Giorgio Baffo
Texte français établi par
Maurice Regnaut
Avec la collaboration de Ginette Herry
Présentation de Maurice Regnaut
Editeur : Action poétique
Genre : Poésie
Parution en 1983 - Nombre de pages : 47
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