Te
souviens-tu, Bakounine ? Toujours la même chose. Il est sûr
que tu as dérangé.
Rien d'étonnant ! Et tu déranges encore aujourd'hui. Comprends-tu
? Tu déranges
tout simplement. Et c'est pourquoi je t'en prie, Bakounine: reviens.
Interrogé, enchaîné au mur des casemates d'Olmutz,
condamné à mort, transféré en Russie, grâcié
mais prisonnier à vie :
un individu on ne peut plus dangereux ! Dans sa cellule un protecteur
lui fait apporter un piano à queue, un Lichtenthal. Ses dents tombent.
Pour son opéra Prométhée il trouve une
douce, une plaintive mélodie,
au rythme de laquelle il balançait comme un enfant sa tête
de lion.
Ah Bakounine, c'est bien là toi. (Il balançait sa tête
de lion :
vingt ans plus tard encore, à Locarno). Et parce que c'est bien
toi,
et parce que tu ne peux pas nous aider, Bakounine, reste où tu
es.
Déporté en Sibérie, et s'enfuyant le long de l'Amour
au bleu de glace,
franchissant l'Océan Pacifique, vapeurs, traîneaux, chevaux,
express, traversant la déserte Amérique, six mois durant
sans une halte, enfin, à Paddington, un peu avant le Nouvel An,
se précipitant de l'Hansom, grimpant l'escalier, dans les bras
de Herzen
il se jetait en s'écriant: Où est-ce qu'on trouve ici
des huîtres fraîches ?
Parce que tu es, en un mot, un incapable, Bakounine, parce que de toi
rien à tirer pour l'imagier le Rédempteur le bureaucrate
le Père de l'Eglise
pour le flic de droite ou de gauche, Bakounine: reviens, reviens !
Retour en exil. Le rendaient heureux non seulement le grondement de
l'émeute,
le vacarme des clubs, le tumulte sur les places publiques, mais aussi
l'agitation de la veille, aussi les discussions, codes secrets, mots de
passe.
Grand sans-abri, poursuivi de rumeurs, de légendes, de calomnies
!
Coeur magnétique, ingénu et prodigue ! Il invectivait
et criait,
il exhortait et décidait, à longueur de jour et longueur
de nuit.
Pas vrai ? Et parce que ton activité, ton oisiveté,
ton appétit,
ta continuelle transpiration sont aussi peu à la mesure humaine
que tu l'es toi-même, oui, je te le conseille, Bakounine, reste
où tu es.
|