L'espion de Vaux-le-Vicomte

Tu te rappelles notre balade ? Et notre pique-nique avec cet Hercule, tout au fond, qui nous tournait les fesses ? Ce que j'avais oublié de te dire, c'est que ce grand espace vert, devant le château, c'est en fait un jardin-espion, appelé aussi jardin-cracheur. Regarde la carte à bout de bras et tu le verras mieux, l'espion caché.

Tu verras d'abord en haut, son drôle de front, tout long, tout droit, tout pâle, puis plus bas, de chaque côté, ses gros yeux, très écartés (des yeux qui changent continuellement de couleur : tantôt l'un est jaune et l'autre vert, comme ici, tantôt l'un vert et l'autre jaune, tantôt les deux sont jaunes et tantôt les deux verts), et tout en dessous enfin, au milieu, sa bouche. On l'appelle jardin-cracheur, parce qu'il espionne sans arrêt, mais ce qu'il voit, évidemment il ne le dit pas, non, il pince les lèvres jusqu'à ce qu'il n'y ait plus au centre qu'un petit trou, et ce qu'il sait, il le crache alors, regarde, sous forme d'un jet d'eau. Et si on pouvait rester là, jour et nuit et toujours, à l'écouter et le comprendre, ce jet d'eau, on saurait alors tout ce qui s'est passé, tout ce qui se passe et tout ce qui se passera. Mais aujourd'hui, hélas, pauvre jardin, tout le monde y passe, comme nous, et plus personne n'écoute.

©Maurice Regnaut