rilke

causerie improvisée à la Maison de la Poésie (1),
le 19 octobre 1989, sur le Rilke des SONNETS A ORPHEE


La première chose que je dirai concerne la figure d'Orphée, et ce que d'emblée il me faut poser pour une juste compréhension, c'est ceci : les SONNETS A ORPHEE indiscutablement commencent comme les ELEGIES DE DUINO, leur problème d'entrée est le même, et ce problème est essentiel, mais leurs solutions, elles, sont absolument différentes. A Duino, au bord de la mer, Rilke, je rappelle l'anecdote, entend soudain une voix en lui qui sera le premier vers des ELEGIES : "Wer, wenn ich schrie, hörte mich denn aus der Engel / Ordnungen ?" et le maître mot de ce premier vers est, bien sûr, "hören" : "Qui donc, si je criais, m'entendrait..." - mais le Rilke de cette question, c'est, je le rappelle aussi, le Rilke de 1912, le Rilke d'après MALTE et le convalescent de ce livre, comme lui-même le dira, le Rilke, on le sait, qui s'interrogera sur la nécessité d'une psychanalyse (à quoi il renoncera sur le conseil de Lou Andreas Salomé), c'est ce Rilke-là qui va avoir recours à cet ange, à propos duquel je ne dirai, pour ma part, que ce qui pourra sembler une évidence, à savoir que la question adressée à l'ange, adressée à la fois par le poète et par l'être Rilke, cette question une et double indissolublement n'est et ne reste que question : le beau angélique, et pour l'instant je n'en dirai rien de plus, le beau a pour sens cette une et double injonction sans réponse, a pour sens cette injonction pure. Or, le premier des SONNETS A ORPHEE a pour maître mot lui aussi le mot "hören", mais cette fois apparaît une figure, Orphée, un Orphée essentiellement conforme à la mythologie, un Orphée, à peine chante-t-il qu'il suscite l'écoute universelle, animaux compris, animaux avant tout, autrement dit créatures non plus, comme l'était l'ange, au-delà de l'humain, mais en deça.

Lors s'éleva un arbre. O pure élévation !
O c'est Orphée qui chante ! O grand arbre en l'oreille !
Et tout se tut. Mais cependant ce tu lui-même
fut commencement neuf, signe et métamorphose.

De la claire forêt comme dissoute advinrent
hors du gîte et du nid des bêtes de silence;
et lors il s'avéra que c'était non la ruse
et non la peur qui les rendaient si silencieuses,

mais l'écoute. En leurs coeurs, rugir, hurler, bramer
parut petit. Et là où n'existait qu'à peine
une cabane, afin d'accueillir cette chose,

un pauvre abri dû au désir le plus obscur,
avec une entrée aux chambranles tout branlants,
tu leur fis naître alors des temples dans l'ouïe.

Si la question inaugurale, dans les ELEGIES, était question sans réponse, était question restant question, c'est la réponse, dans les SONNETS, qui d'emblée est réponse sans question : le Rilke de Duino n'était que cette question d'une écoute possible, ici le chanteur est chanteur écouté du fait simplement que son chant lui-même est créateur de celui qui l'écoute. Au-delà de la valeur thématique, aussi riche et profonde qu'elle soit, de la figure d'Orphée, il y a ainsi dans cette figure une vérité plus fondamentale, pour Rilke, une vérité qui touche au statut même du poétique, et cette vérité est désormais, pour lui, que le chant poétique, et de lui-même et par lui-même, est divinement, ou comme il dira pour conclure, est magiquement pouvoir de faire immédiatement naître son auditeur - et même l'être le moins destiné à pareille écoute, il suffit que le chant s'élève et voici le capteur fortuit devenu écouteur sacré, l'oreille un temple où retentit la poésie elle-même. Et si la question de l'ange effectivement ne se pose plus dans les SONNETS, c'est du fait que Rilke est enfin devenu, lui, celui pour qui nul ange essentiellement n'est plus nécessité, celui pour qui la question de l'écoute est résolue enfin, pour qui la question pure a fait place à la pure réponse et l'immense inquiétude affirmative des ELEGIES à la haute certitude affirmée des SONNETS : la figure d'Orphée a pour sens, en fin de compte, une maîtrise absolue et sûre d'elle-même et qui n'est autre, en toute sérénité, que celle du Rilke des SONNETS.

La deuxième chose que je dirai concerne aussi Orphée, un Orphée essentiellement conforme encore à la mythologie et qui donc a connu les enfers, qui est donc à la fois de ce monde-ci et de l'autre monde, et qui connaît ainsi la vie on dira de ses deux côtés, la mort étant, selon Rilke, le côté de la vie qui n'est pas tourné vers nous : Orphée est le chanteur, vie et mort, pour Rilke, qui est des deux royaumes, et c'est en référence à cette figure d'Orphée, et de manière définitive, que le Rilke des SONNETS va formuler son essentielle poétique de la mort. Quelle est-elle ? Elle est, dit-il, que le non-être est condition de l'être, elle est que le néant, que la mort est condition même de la vie, elle est que chaque instant, pour pouvoir atteindre à sa plénitude d'être, doit être immédiat rapport au non-être, elle est que chaque instant vécu doit être rapport total, rapport pur à la mort. Rien là, faut-il le préciser, d'épicurien, rien d'une vie à pleinement savourer face à la mort, mais plus rien là non plus d'existentiel, plus rien là de ce qui était dit dans LE LIVRE DE LA PAUVRETE ET DE LA MORT : "la grande mort que chacun porte en soi / voilà le fruit autour duquel tout gravite", en somme plus rien de l'être-pour-la-mort : le Rilke des SONNETS, l'être humain, pour lui, est l'être-par-la-mort (2). J'userai là d'une comparaison, je dirai que le non-être, pour Rilke, est humaine caisse de résonnance, et le vivant n'atteint sa pleine intensité que si, à chaque instant, le vécu s'entend en quelque sorte résonner sur le néant : le diapason produit un son, mais ce son ne s'entendra pleinement que si ce diapason est posé sur cette caisse immensément vide où il va retentir. C'est pourquoi il faut, dit Rilke, vivre tout instant comme une joie immense, et cette joie, en même temps, pour qu'elle puisse, et seulement ainsi, atteindre enfin sa plénitude, il faut la vivre aussi comme n'étant déjà que néant, c'est pourquoi il faut, dit Rilke, devancer tout adieu, être vivant en tant qu'Orphée, être mort en tant qu'Eurydice.

Devance tout adieu, comme s'il se trouvait derrière
toi, à l'instar de cet hiver qui va se terminer.
Car entre les hivers, il est un tel hiver sans fin
qu'être au-delà de lui, c'est pour ton coeur l'être de tout.

Sois toujours mort en Eurydice - et plus chant que jamais
remonte, et plus louange, ainsi remonte au pur rapport.
Ici, chez les passants, sois, au royaume où tout prend fin,
sois un verre qui sonne et dans le son déjà se brise.

Sois - et sache à la fois la condition qu'est le non-être,
l'infini fondement qu'il est de ta ferveur vibrante,
et donne à celle-ci, unique fois, pleine existence.

A la nature, utilisée ou bien dormante et muette,
à cette ample réserve, à cette inexprimable somme,
ajoute-toi en joie et ne fais qu'un néant du nombre.


Rilke disait de ce sonnet qu'il était le plus proche de lui, le plus valable peut-être de tous : nous sommes là en effet au coeur de la poétique rilkéenne - et que faut-il par là entendre ? Ce qu'il faut entendre, et c'est cette troisième chose, ce soir, que je dirai, c'est que pour Rilke le temps n'existe pas. La vie est en rapport absolu à la mort, pour lui, la vie est en rapport non pas à la vie elle-même, vie d'aujourd'hui à vie d'hier, l'instant présent n'est pas en rapport à l'instant passé, Rilke n'est pas un élégiaque horizontalement de la durée, il est un élégiaque du présent même en tant que ce présent est toujours rapport au néant : élégiaque, en un sens, sans élégie, il l'est en un sens autre, et tout rilkéen, de l'élégie ainsi conçue absolument, celle vers laquelle pathétiquement, triomphalement monte la série des ELEGIES DE DUINO, il est en verticalité l'élégiaque absolu. Rilke diffère en ce point de cette constellation centre-européenne à laquelle cependant il appartient : ce lieu commun à tous, de Kraus à Broch et Musil et même Wittgenstein, cette vision d'un présent en rapport au passé, cette certitude au fond que la fin de quelque chose est en train de s'accomplir, c'est ce que j'appellerai une mentalité, au plus profond de tous, apocalyptique, et Rilke, malgré ses partis, malgré le procès qu'il instruit, dans les SONNETS, de la civilisation moderne, et de ce qu'il appelle le "Nouveau", machine, avion et banque entre autres, si cette dimension apocalyptique est en lui plus qu'absente, est en lui impossible, elle l'est du fait que la pure verticalité, que la pure élégie absolue en lui le délivre originellement de tout ce qui est mode horizontal, procès historique, élégie on dira relative. Et le temps ainsi qui n'existe pas, et le temps, pour Rilke, la formule est dans sa PRINCESSE BLANCHE, "und die Zeit ist Raum", et le temps est espace. On ne s'étonnera peut-être pas si je dis d'un Rilke et d'un Brecht qu'ils sont poétiquement antithétiques, et c'est en effet moins thématiquement qu'ils le sont qu'originellement : Brecht, c'est le poète originellement de la conversion de l'espace en temps, tout espace, pour Brecht, toute chose est moment dans un processus, moment transitoire, dirait-il, tout pour lui est histoire - alors que Rilke est le poète de la conversion originellement du temps en espace. On ne s'étonnera donc pas non plus si j'ajoute alors qu'on pourrait même arbitrairement distinguer d'une part les poètes du temps, d'autre part les poètes de l'espace, autrement dit ceux d'une part pour qui l'être est un perpétuel avatar dans le processus qui doit s'accomplir, ceux d'autre part pour qui le processus est le mode apparent d'un être qui depuis toujours et pour toujours reste celui qu'il est, ceux d'une part, je simplifie encore, pour qui nous ne sommes que ce que nous devenons, ceux d'autre part pour qui nous ne devenons que ce que nous sommes. Un jour, bien sûr, nous, périssables, et même, est-il dit dans les ELEGIES, nous les plus périssables, un jour nous serons anéantis, notre destin est d'être en effet un jour foudroyés, mais jusque là rien en nous ne change, rien, nous ne sommes que ce que nous sommes depuis que nous sommes nés, l'enfance est en nous toute entière, elle n'a fait même en nous qu'être de plus en plus féconde et plus vaste et plus riche, l'enfance en notre vie, dit Rilke, n'est pas muette.

Existe-t-il vraiment, le temps, le destructeur ?
Quand le brisera-t-il, monts en paix, le château ?
Ce coeur, à la merci infiniment des Dieux,
le démiurge avec lui sera violence quand ?

Et sommes-nous vraiment anxieusement fragiles
autant que le destin voudrait nous en convaincre ?
L'enfance, la profonde et pleine de promesses,
en nos racines - par la suite - est-elle muette ?

Le périssable, ah son fantôme,
à travers tout accueil candide,
il passe ainsi qu'une fumée.

Tels que nous sommes, les sans trêve,
auprès des forces qui demeurent,
nous avons valeur de divin usage.

Le temps n'existe pas, pour Rilke, seul existe l'espace, mais cet espace alors, qu'est-il pour lui ? Il est, cet espace rilkéen, il est ce que Rilke appelle le Weltinnenraum, littéralement l'espace intérieur du monde. Qu'est-ce à dire ? Il faut pour répondre avoir recours à ce sonnet, l'un des plus étonnants, des plus simples et des plus secrets à la fois, qui ouvre la deuxième partie des SONNETS A ORPHEE, ce sonnet qui commence ainsi : "atmen", respirer, ce sonnet dans lequel Rilke, sur le rythme double de l'inspiration, celui des quatrains, et de l'expiration, celui des tercets, nous dit ce qu'est pour lui cet espace intérieur du monde.

Respirer, invisible poème !
Continûment, purement, au prix
de l'être propre, espace échangé. Contrebalance
au rythme de quoi proprement j'adviens.

Vague unique, dont
je suis à mesure la mer;
de toutes les mers possibles, toi, la plus épargnante, -
acquisition d'espaces.

Ces espaces, combien de leurs points étaient déjà
à l'intérieur de moi. Plus d'un vent
est comme mon fils.

Toi, me reconnais-tu, air, encore plein de lieux qui furent miens ?
Ecorce lisse, toi, un jour,
voûte et feuillage de mes paroles.

Cette inspiration, c'est l'absorption en moi, l'intériorisation de cet espace qui, biologiquement même avant tout, me produit à chaque instant, cet air tout simplement sans lequel je ne pourrais pas vivre, cet air qui fait de moi l'être que je suis, acquisition d'espace perpétuellement que je transforme en être vivant - mais inversement cette expiration, cette projection perpétuellement de ce qui m'est intérieur, cette extériorisation fait que c'est l'espace même, l'espace hors de moi, qui devient comme habité par moi, comme hanté par celui que je suis. Qu'on imagine une chambre, une chambre dans laquelle on a coutume de vivre, avec laquelle on est dans une totale intimité, une chambre où l'air est à la fois celui quotidiennement que je respire et dont je vis et celui où quotidiennement je parle et je sens et je rêve, extériorisant ainsi ce qui m'est intérieurement présent, qu'on imagine cette chambre ainsi toute pleine de moi : dès que j'entre, c'est, dit Rilke, c'est comme si j'étais reconnu par l'air qui m'entoure.

Toi, me reconnais-tu, air, encore plein de lieux qui furent miens ?
Ecorce lisse, toi, un jour, voûte et feuillage de mes paroles.

L'espace entier du monde, c'est, infiniment démultiplié, pour Rilke, l'espace de la chambre - il dit lui-même, ailleurs, que la chambre et l'immensité sont le même espace - et ce qu'il appelle espace intérieur du monde est non pas espace mesurable, non pas espace géométrique, mais espace qui serait immense chambre intime, chambre d'échos, dans tous les sens, chambre toute de métamorphoses, espace non pas saisi comme extérieure infinité, mais comme infiniment vécu de l'intérieur. Poète de l'espace, aucun autre poète, en Occident, ne l'est plus purement peut-être que Rilke, et les SONNETS se terminent justement sur ce qui peut être entendu comme un manifeste aussi d'une poétique pure de l'espace : entre l'être et le monde il y a perpétuel échange, échange qui est métamorphose, échange où je deviens aussi bien ce qui de l'immensité m'a été offert intimement que ce que j'offre alors de moi-même à cette intime immensité, aussi bien douleur que breuvage enfin qui n'est plus amer - le temps en effet, le temps n'a que faire où l'espace est pour l'être ainsi magiquement possibilité d'être tout.

Ami silencieux des nombreux lointains,
sens ton souffle encore accroître l'espace.
Dans la charpente obscure des clochers
fais-toi retentir. Ce qui vit de toi,

cette nourriture en fait une force.
La métamorphose, entre en elle et sors.
Quelle est ta plus douloureuse expérience ?
Boire est-il amer pour toi, fais-toi vin.

Dans cette nuit de démesure, sois
magique puissance où tes sens se croisent,
de leur rencontre étrange sois le sens.

Et si tu es oublié du terrestre,
à la terre immobile dis : Je coule.
A l'eau dans sa hâte parle : Je suis.

Je ne voudrais pas terminer sur ce sonnet dernier, je ne voudrais pas terminer sur la beauté des SONNETS A ORPHEE, je voudrais terminer sur le sens de cette beauté elle-même, sur le sens du beau rilkéen. Pour Rilke, l'ordre du beau n'a rien à voir avec l'ordre esthétique, il a tout à voir avec l'ordre éthique : pour le Rilke des SONNETS, si le beau n'est plus ce qu'il était dans la première élégie, s'il n'est plus le commencement du terrible au sens angélique de ce terme, il reste encore et toujours cependant commencement, dans la mesure où le beau est encore et toujours injonction, où le beau nous enjoint effectivement de commencer - commencer à vivre autrement. Toute évaluation purement esthétique, pour Rilke, n'est que ce qu'on peut appeler une conduite de défense à l'égard de l'exigence éthique essentielle à toute beauté. Wittgenstein dit à peu près que les problèmes de vie, que les "Lebensproblemen" ne peuvent avoir de véritable solution que dans une autre "Lebensform", que dans une autre forme de vie : ils ne peuvent pas se résoudre à l'intérieur de la forme de vie en effet qui les a suscités, ce n'est qu'en adoptant une autre forme que nous pourrons les résoudre - et pour revenir à ce que j'avais dit de la première élégie, à ce qui pouvait sembler une banale évidence, et pour me faire comprendre enfin, je le souhaite, à propos de ce que j'appelle ainsi injonction, je dirai ceci : quand l'autre forme de vie, au sens wittgensteinien du mot, quand l'autre forme est impossible et reste pourtant nécessaire, alors, comme pour le Rilke de Duino, alors oui, le beau est le commencement du terrible. Et Kafka, lui, disait, je cite de mémoire, que dans un monde de mensonge, la vérité n'est pas le contraire du mensonge, et que le contraire d'un monde de mensonge, seul le serait un monde de vérité : Rilke au fond dit la même chose, il dit que le beau n'est pas ce qui constituerait à l'intérieur de notre fausse vie une sorte de dédommagement, de compensation, de sublimation, de témoignage de dignité, voire de paradoxale preuve de grandeur, le beau pour lui est ce qui nous ordonne, à l'intérieur de cette fausse vie, est ce qui nous enjoint de vivre autrement, de vivre enfin en vérité. Baudelaire, on le sait, disait que la poésie est mensonge, et la musique aussi, mensonge au regard de cette vie ici-bas, mais qu'elle est vérité par rapport, espérait-il, aux splendeurs situées derrière le tombeau : pour Rilke, qui n'est pas croyant, c'est ici même, si nous voulons entendre vraiment ce que nous dit le beau, c'est ici qu'il faut essayer de "changer la vie", ici qu'il faut en trouver le secret. Ce secret, pour lui, quel est-il ? Vivre autrement, c'est bien entendu vivre poétiquement, pour Rilke, et c'est, au sens un et double, au sens rilkéen, c'est vivre magiquement : dans les SONNETS, la parole en effet est une et double, elle est indissolublement chant et leçon à la fois ("sei - und wisse zugleich", "sois - et sache à la fois" : l'emploi de la deuxième personne est dans les SONNETS ce qu'il est dans les textes sacrés peut-être avant tout autre, il est emploi absolument ambivalent, la "grammaire du tu" est grammaire à la fois indissolublement du lyrisme intime et de l'intimation éthique), et si le dernier sonnet est ainsi profession d'un art poétique - et cette poétique est celle totale du pur espace -, il l'est aussi d'un art de vivre - et cette sagesse est celle de la totale puissance métamorphique de l'être -, et le Rilke des SONNETS A ORPHEE est Rilke en et par lui-même enfin accompli, à la fois maître d'art et maître de vie. Et ce Rilke-là n'est plus celui des ELEGIES : commencement du terrible, on l'a vu, le beau ne l'est plus, pour lui, le beau est commencement désormais de la joie ("O Erfahrung, Fühlung, Freude", "Expérience et conscience et joie" : ainsi triple est la clé, pour le Rilke des SONNETS, la loi de la présence au pur espace). Et pourtant, le Rilke de Duino, celui angéliquement qui n'est que question sans réponse, oui, c'est sur lui que je terminerai, sur celui de la pure injonction éthique, et je lirai deux textes - le premier, tiré des CAHIERS DE MALTE, est le portrait que Rilke fait de la Duse, la grande tragédienne italienne :

Si nous avions un théâtre, serais-tu là, ô tragique, toujours aussi mince, aussi nue, sans aucun subterfuge, devant ceux qui contentent sur ta douleur étalée leur curiosité pressée ? Tu prévoyais déjà, ô toi si émouvante, la réalité de tes souffrances, à Vérone, alors que, presque une enfant, jouant du théâtre, tu tenais devant toi des roses, comme un masque qui te faisait une face et qui, en t'exagérant, devait te dissimuler.
Il est vrai que tu étais une enfant d'acteur, et lorsque les tiens jouaient, ils voulaient être vus. Mais toi, tu dégénéras. Pour toi cette profession devait devenir ce qu'avait été pour Mariana Alcoforado, sans qu'elle s'en doutât, le voile de religieuse : un travestissement, épais et assez durable pour qu'il fût permis d'être derrière lui malheureuse sans restriction, avec la même instante ferveur qui fait bienheureux les bienheureux invisibles. Dans toutes les villes où tu vins, ils décrivirent tes gestes ; mais ils ne comprenaient pas comment, perdant de jour en jour l'espoir, tu levais toujours un poème devant toi pour qu'il te cachât. Tu tenais tes cheveux, tes mains, ou un autre objet épais, devant les endroits translucides ; tu ternissais de ton haleine ceux qui étaient transparents; tu te faisais petite, tu te cachais comme les enfants se cachent, et alors tu avais ce bref cri de bonheur, et tout au plus un ange aurait pu te chercher. Mais lorsque tu levais prudemment les yeux, il n'y avait pas de doute qu'ils t'eussent vue tout le temps, dans cet espace laid, creux, aux yeux innombrables : toi, toi, toi, et rien que toi.

Et tu avais envie d'étendre vers eux ton bras plié, avec ce signe du doigt qui conjure le mauvais &brkbar;il. Tu avais envie de leur arracher ton visage dont ils se nourrissaient. Tu avais envie d'être toi-même. Ceux qui te donnaient la réplique sentaient tomber leur courage ; comme si on les avait enfermés avec une panthère, ils rampaient le long des coulisses et ne disaient que ce qu'il fallait pour ne pas t'irriter. Mais toi, tu les tirais en avant, tu les posais là, et tu agissais avec eux comme des êtres réels. Et ces portes flasques, ces rideaux trompeurs, ces objets sans revers te poussaient à la réplique. Tu sentais comme ton cceur se haussait indéfiniment, jusqu'à une réalité immense, et, effrayée, tu essayais encore une fois de détacher de toi leurs regards, comme les longs fils de la Vierge.

Mais alors, ils éclataient déjà en applaudissements, par crainte du pire : comme pour détourner d'eux, au dernier moment, ce qui aurait dû les contraindre à changer leur vie.
(3)

Le deuxième texte est tiré des NOUVEAUX POEMES, un sonnet où Rilke présente une sculpture, un Apollon, dieu du soleil et dieu du beau, dont il ne reste rien, plus de membres, plus de tête, rien qu'un torse, et c'est, dit Rilke, comme si le regard de cette tête absente s'était retiré vers tout l'intérieur de ce fragment de corps : nous sommes devant le beau comme si le beau nous regardait, comme si le beau, dit aussi Rilke, nous rappelait ainsi à son ordre éthique.

TORSE ARCHAIQUE D'APOLLON

Nous n'avons pas connu sa tête prodigieuse
où les yeux mûrissaient leurs prunelles. Pourtant
son torse luit encore ainsi qu'un candélabre,
c'est son regard, simplement dévrillé en lui,

qui s'y tient rayonnant. L'orbe de la poitrine
ne pourrait sinon t'éblouir, et de la douce
courbe lombaire un sourire ne pourrait fuir
vers ce centre porteur auparavant du sexe.

Cette pierre sinon, dégradée et tronquée,
aurait pour loi le limpide à-pic des épaules
et ne chatoierait pas comme la peau d'un fauve;

et n'éclaterait pas hors de tous ses contours
à la façon d'un astre : il n'existe point là
d'endroit qui ne te voie. Il faut changer ta vie.



NOTE 1 : Sur les murs de la Maison de la Poésie, une exposition accueillait le public, consacrée à Rilke, Kraus et Wittgenstein : ceci pour expliquer la présence de certaines allusions dans cette causerie. retour

NOTE 2 : "Rilke nous tend le trèfle à quatre feuilles de la mort" dit René Char dans ses Pages d'ascendants retour

NOTE 3 : Rainer Maria Rilke - Les Cahiers de Malte de Laurids Bridge - traduction de Maurice Betz - Oeuvres - Editions du Seuil - p.699-700. retour




© maurice regnaut



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