hb - antonin artaud

Cet être parlant excentral, cet être pour lequel parler, c'est dire ou le monde ou le moi ou le mot, sans aucun doute est l'être vivant sur la terre immensément le plus commun, la conscience excentrale est sans aucun doute, autrement dit, la conscience immensément commune et ce n'est pas évidemment depuis ce siècle-ci qu'elle l'est, mais la crise d'être en ce siècle-ci fait que la conscience commune est devenue, en tant qu'elle est ce paradoxe qu'on a dit, de plus en plus et plus que jamais impérieusement tragique. Immensément commune, elle aussi, est donc devenue en ce même temps la conscience poétique excentrale, et la poétique de l'être, autrement dit cette poétique ici dont on a pris comme exemples, entre tous, Hugo et Baudelaire, a de plus en plus en ce siècle-ci fait place à la poétique ou du monde ou du moi ou de la langue, et c'est de plus en plus exceptionnel qu'un poète en ce siècle-ci n'ait pas un statut de poète excentral, grandement exceptionnel de plus en plus qu'un poète, soit exclusivement, soit successivement, soit simultanément, ne se veuille en conscience et même à sa particulière façon ne se dise ou poète du monde ou poète du moi ou poète de la langue. Il reste cependant, qui ne le sait, des poètes centraux, des poètes de l'être en ce siècle-ci, entre tous il reste en ce siècle Artaud : poète de l'être en un siècle au pire point de crise et poète en crise lui-même au pire point, ce statut central devenu en lui statut critique, et critique totalement, fait qu'il est le poète exemplaire, en ce siècle-ci, le poète même, Artaud, de la crise d'être.

"Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi", je suis, et nul autre que moi ne peut pour moi s'imaginer, s'identifier, se définir, "se répondre à soi", je suis, et je le sais, seul responsable absolu de moi-même, et cette responsabilité, ce que je sais aussi, c'est que je suis par ailleurs celui pour qui elle est l'impossible absolu, ce qu'aussi je sais en effet, c'est qu'il y a en moi "un effondrement central de l'âme", il y a en moi "une maladie qui touche à l'essence de l'être et à ses possibilités centrales d'expression, et qui s'applique à toute une vie", il y a en moi "un quelque chose qui détruit ma pensée, un quelque chose qui ne m'empêche pas d'être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens", il y a ce qui fait qu'en vérité "je suis au-dessous de moi-même, je le sais".

Si l'on pouvait seulement goûter son néant, si l'on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d'être mais ne soit pas la mort tout à fait.

Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n'est certainement pas une souffrance.

J'en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l'être. Je n'ai plus qu'une occupation, me refaire. (15)

Et se refaire, à partir d'où, de quel lieu qui puisse être pour lui fondement, sinon celui-là même en lui auquel l'assigne à tout jamais cet infaillible "effondrement central" ? C'est cette érosion même, en effet, c'est ce désastre même en lui, Artaud, qui le précipite à tout jamais, qui sans désemparer le ramène à ce lieu du "problème central", à ce lieu qui est même plus que centre, à ce pur instant originellement qui est plus qu'origine, et qui est cri. Si le cri chez Artaud sans désemparer, si aussi nûment, si aussi paroxystiquement, si le cri en lui "au lieu qu'il monte descend", s'abattant droit tel un marteau opiniâtrement sur un bloc, sur un socle sourd, si le cri sans désemparer est en lui recherche, essentielle autant que fugace, est rituelle recherche ainsi de lui-même et si sa poétique est en effet métaphysique du cri, c'est que le cri chez lui est ce qu'on a dit de l'origine elle-même et l'est plus que jamais, c'est que chez lui, c'est le cri métaphysiquement qui est fondateur absolu : de l'indifférencié, du tout physique, il est, ce cri, ce qui fait deux, cet acte et fait qui constitue originellement partage et rapport, partage entre ce qui existe et ce qui va être, et rapport qui fait que ce qui existe et ce qui est ne sont qu'un, cette originelle unité est en et par elle-même unité ainsi du silence et de la voix, unité toute première, unité à l'instant de naître, unité du souffle et du cri. Animal, ce cri ne l'est pas parce qu'il ne le sera jamais, il ne le sera jamais parce qu'il ne l'a jamais été : ce cri humain, ce cri originel, c'est en vérité le cri purement du nouveau-né, c'est le cri simplement de l'enfant. (16)

Il est impossible, affirmera-t-on, de rien comprendre à tout ce que dit, à tout ce qu'écrit, à tout ce que fait Artaud, à tout ce qu'il est, si n'est pas évident qu'il est en fait Artaud-l'Enfant, Artaud-le-Mômo (dans sa Marseille natale, on le sait, mômo signifie enfant, mômo est le môme) et que toute sa vie, exemple absolument sans autre, il va être et rester celui qui jamais ne sera ainsi l'enfant à retrouver, celui jamais qui ne sera perdu, celui qui ne sera ainsi que l'enfant qu'il était de naissance et qu'il restera jusqu'au bout quand cet enfant sera devenu homme. En quel sens l'entendre ?

Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté, l'enfance douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes virils et de l'esprit analytique qui lui permet d'ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. (17)

C'est chose en effet toujours et partout communément admise, entre l'enfance et l'âge adulte il y a rupture, il y a radical passage, il y a nécessaire transmutation : cet enfant qui devient adulte, on dira qu'en somme il va devoir alors se faire à ce quelqu'un d'autre, à cet adulte donc en lequel il se perpétue, on dira aussi que cet adulte inversement, que ce quelqu'un d'autre alors va devoir se faire, lui aussi, à cet enfant devenu donc en lui si autre et si profond qu'il ne sera la plupart du temps même pas reconnaîssable. Un être est-il possible en qui il n'y aurait pas eu transmutation, pas eu passage, pas eu rupture, un être en qui l'enfant ne serait pas devenu quelqu'un d'autre en adulte, un être en qui l'enfant se serait perpétué adulte en n'ayant en rien cessé d'être l'enfant qu'il est, cet être est-il vraiment possible ? Oublier, pour répondre il faut avant toute chose oublier ce qui s'entend communément par enfant, ce qui communément s'entend par homme, il faut imaginer ensuite un être en qui l'homme en totalité est encore enfant, en qui l'enfant même, en totalité, l'enfant toujours est homme, et cet être ainsi absolument un, de naissance et jusqu'à sa fin, si l'imaginer est à ce point vertige, à ce point effondrement de tout, c'est que personne, en tout cas notoirement, personne auparavant n'a jamais fait qu'on doive alors l'imaginer, c'est que cet être, il n'en est en effet qu'un exemple et qu'un seul, cet être un, pour lequel il est vain de chercher à définir ce qui en lui serait propre à l'enfant qu'il était (tout ce qui était l'enfant est resté tel en lui adulte), à définir aussi ce qui serait en lui propre à l'adulte qu'il est devenu (rien de ce qui est l'adulte en lui n'est autre que l'enfant resté tel), cet homme enfant, cet enfant homme a nom Artaud. De son corps, de sa main, de sa voix, de tout ce qu'il a pu dire, écrire et faire, en ses plus minutieux rituels comme en ses livres les plus rigoureusement denses, en ses poèmes les plus abrupts comme en tous ses tâtons itératifs, on le redira, rien ne pourra apparaître évident en rien, rien n'aura sens aucun, si n'est pas compris qu'Artaud est cet enfant homme, est cet homme enfant, cet homme exemplairement qui n'aura jamais médité, ordonné, agencé, mis en oeuvre, accompli, que ce qu'aura voulu accomplir cet enfant qu'il aura été, son cri même en tant que diction, son cri d'homme étant cri resté de l'enfant natal, cri originel : tout par contre, infantilisme magistral, pour ainsi dire, ou maîtrise infantile, absolument tout sera vraiment compris si cette chose est claire, à savoir qu'Artaud, s'il a été destin "viril", destin d'homme entièrement responsable, Artaud n'aura cessé, Artaud-le-Mômo, de Marseille à sa mort, d'être en même temps, tel que lui-même il l'aura toujours su, destin d'"enfant", Mômo vulnérable et si clair, si pur, dérisoire à devenir quelquefois douteux même ou suspect, Mômo si appliqué, si grave, intransigeant, Mômo intraitable.

Mais au milieu de cette misère sans nom il y a place pour un orgueil, qui a aussi comme une face de conscience. C'est si l'on veut la connaissance par le vide, une espèce de cri abaissé et qui au lieu qu'il monte descend. Mon esprit s'est ouvert par le ventre, et c'est par le bas qu'il entasse une sombre et intraduisible science, pleine de marées souterraines, d'édifices concaves, d'une agitation congelée. Qu'on ne prenne pas ceci pour des images. Ce voudrait être la forme d'un abominable savoir. Mais je réclame seulement pour qui me considère le silence, mais un silence intellectuel si j'ose dire, et pareil à mon attente crispée. (18)

Unité selon l'autre, a-t-on dit pour Hugo, et l'autre est seul pour lui le sens, pour Baudelaire unité selon le même et seul le même est sens pour lui, systématiser comme on l'a fait là était nécessaire, on a dit pourquoi, mais pour Baudelaire en fait comme pour Hugo cette unité du même et de l'autre est ce qu'elle est en vérité pour tout être qui parle, on l'a dit aussi, une indissoluble unité qui originellement, qui centralement, on le rappellera, est partage et rapport : ce rapport est central à ce point chez Artaud, ce partage est à ce point originel qu'il est pour lui, qu'il reste en conscience opération à même on dira la chair, partage et rapport entre souffle et cri. Cette unité ainsi, ce qu'en toute conscience elle est chez Artaud, cette unité et l'indissoluble sens un qu'est alors le sien, souffle et cri, cette unité chez lui, ce qu'elle est à l'origine même, elle le restera jusqu'au bout, souffle et cri à travers toute l'oeuvre. Effondré centralement, c'est ainsi centralement qu'Artaud est poète entre tous de l'être, en toute pureté originelle, en toute métaphysique intégrité, d'un seul mouvement un de son surgissement jusqu'au terme : Artaud, à la surface en quelque sorte immensément et de tout temps commune, Artaud, en quelque sorte au beau milieu du toujours même innombrable humain paysage, Artaud est l'éruption, invraisemblable et pourtant là, le feu central même implacablement jaillissant, Artaud, l'incandescence originelle à ciel ouvert. (19) Silence, on ne peut être en effet devant Artaud que ce "silence intellectuel", devant ce "salopé vivant" qui n'était rien, ce spasmodique une fois pour toutes, rien que cruelle nécessité de se refaire, autrement dit de se faire entièrement lui-même, à lui-même entièrement de se répondre, on ne peut devant pareille réponse être entièrement, stupeur, honte et reconnaissance en fin de compte, on ne peut être finalement que cette question qui peut se formuler de cette commune façon : qu'est-ce que ça veut dire, au fond, que d'être un original ? Question ici, commune à tous et de tout temps en effet, qu'on posera autrement, qu'on formulera ainsi : être un, un et total, être soi-même absolument, pour être tel que faudrait-il donc faire, autrement dit que suffirait-il d'être ? Et la réponse, et pour chacun et pour tout temps, la réponse entièrement tient dans ce nom et dans lui seul, seul exemple absolu, la réponse est en effet dans ce que ce nom seul, dans ce que seul Artaud signifie : être un et totalement responsable de soi, être un totalement libre, il faut, pour être absolument cette liberté, il faut déjà qu'elle soit proprement singulière, autrement dit qu'elle soit celle d'un être un totalement par rapport à qui que ce soit d'autre, il faut que cet être, autrement dit, soit singularité sans semblable, et cependant ne lui suffira pas ce qui n'est encore ainsi qu'originalité relative, originalité externe en rapport uniquement à ce qu'est autrui (la "tricherie" est d'un tel facile : elle abonde), il faut aussi qu'elle soit originalité interne en rapport à ce qu'est l'être lui-même, il faut aussi, voilà alors qui va suffire, il faut que jusqu'au bout, sans rupture et passage et transmutation, cet être soit celui qu'il est à l'origine, il faut qu'il soit jusqu'à sa mort cet homme enfant, cet enfant homme, et soit ainsi, pureté et plénitude, originalité absolue. (20 et 21)

 

 

15 - Artaud - Le pèse-nerfs retour

16 - Ce qu'est pour Artaud le théâtre, on ne peut le saisir vraiment qu'à partir aussi de ce fait que l'originel est le lieu sans cesse auquel la souffrance assigne Artaud, de ce fait qu'Artaud, au double sens de l'expression, est condamné à l'origine. Et ce lieu d'origine, autrement dit ce lieu sans cesse où surgit le processus constitutif, reconstitutif dirait, lui, Artaud, à la fois de l'être et de la parole, et ce lieu pour lui est scène et ce qui sans cesse, "impulsion psychique secrète", ou, dirait-on ici, mystère originel, ce qui surgit sans cesse est pour lui "la Parole d'avant les mots" indissolublement unie à la vie, est unité pour lui d'avant les formes, unité du cri et du souffle, autrement dit du langage et du corps : parler, c'est en mots mettre en jeu son corps même, et jouer, c'est en acte intelligiblement se dire. Ainsi uns, chez Artaud, sont poétique et théâtral : la scène est toujours scène originelle, est toujours lieu sans cesse où surgit cette unité à la fois toute intellectuelle et toute corporelle,

"Parce que le théâtre n'est pas cette parade scénique où se développe virtuellement et symboliquement un mythe,
Mais ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement,
Par piétinement d'os, de membres, de syllabes,
Se refont les corps,
Et se présente physiquement et au naturel l'acte mythique de faire un corps." (a)

a- Artaud - LE THEATRE ET LA SCIENCE retour

17 - Baudelaire - LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE retour

18 - Artaud - NOUVELLE LETTRE SUR MOI-MEME retour

19 - "Il suffit. Rentre au volcan."
René Char - ANTONIN ARTAUD (poème écrit à la mort du poète et paru en juin 1948 dans la revue K) retour

20 - Fou, Artaud ? C'est vrai, il y a tel ou tel incident délirant ou furieux, mais quelle santé, quelle, il fallait avoir pour écrire encore et comme il l'a fait, pour écrire en toute magistrale, en toute centrale fidélité à soi-même, après avoir subi, traitement prescrit rationnellement, plus de cinquante électrocs ? Que dire ? En vérité plus purement sera présente en un être, et quel qu'il soit, cette originalité qu'on a dite ici interne, en vérité plus pleinement son mode singulier d'identification sera repris de son seul mode originel, plus la folie, autrement dit, restera pour lui en fait impossible, et plus il sera communément en effet, paradoxe inconscient d'être ainsi vécu originellement, considéré comme fou. retour

21 - Mémento séquentiel des citations fragmentairement incorporées :

"Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi".
Artaud - Ci-gît

"Car je n'appelle pas avoir de la pensée, moi, voir juste et je dirai même penser juste, avoir de la pensée, pour moi, c'est maintenir sa pensée, être en état de se la manifester à soi-même et qu'elle puisse répondre à toutes les circonstances du sentiment et de la vie. Mais principalement se répondre à soi" .
Artaud - L'ombilic des limbes

"Cet éparpillement de mes poèmes, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l'attribuer non pas à un manque d'exercice, de possession de l'instrument que je maniais, de développement intellectuel; mais à un effondrement central de l'âme, à une espèce d'érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée, à la non-possession passagère des bénéfices matériels de mon développement, à la séparation anormale des éléments de la pensée (l'impulsion à penser, à chacune des stratifications terminales de la pensée, en passant par tous les états, toutes les bifurcations de la pensée et de la forme)."
Artaud - Correspondance avec Jacques Rivière

"Il faut que le lecteur croie à une véritable maladie et non à un phénomène d'époque, à une maladie qui touche à l'essence de l'être et à ses possibilités centrales d'expression, et qui s'applique à toute une vie."
Artaud - Idem

"Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée; un quelque chose qui ne m'empêche pas d'être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens."
Artaud - Idem

"Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j'en souffre, mais j'y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait."
Artaud - Idem

"Je trouverai, crie-t-il, le problème central, celui auquel tous les autres pendent comme les fruits à la grappe..."
Artaud - Les dix-huit secondes (scénario de film)

"Je n'admets pas je ne pardonnerai jamais à personne d'avoir pu être salopé vivant pendant toute mon existence"
Artaud - Revue 84, numéro 5-6, 1948 retour

 

© maurice regnaut



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