quant a l'origine du langage

Ce qu'est l'origine du langage, objet déjà de toute une longue et traditionnelle investigation, n'est pour cause, en principe, un secret pour personne : elle est, pour le dire vite, élaboration qui va, dira-t-on, du signal au signe, et dont l'aboutissement, dont le parachèvement nécessaire est l'oeuvre au fond d'une toute-puissante logique, et ceci du fait que logique et langage, et c'est sans aucune exception, leur indissoluble unité ne se conçoit jamais que comme union où moteur est l'une et l'autre mobile, où l'une, alimentée au cours des temps par telle ou telle énergie, économique ou sociologique ou psychologique ou autre, où l'une est le moteur qui meut, c'est la logique, où l'autre donc, mobile ainsi mis en mouvement, où l'autre est le langage. Or, de cette conception, de cette méthode aussi que pour toute recherche elle implique, on retiendra non seulement que pour elle, en toute élaboration du langage, il n'y a jamais qu'application d'un pouvoir extérieur à lui seul à même de lui donner forme, on retiendra aussi que, si l'origine a sa vérité dans cette élaborante opération, la question du mode opératoire, autrement dit du processus, de l'origine elle-même en acte, est une question que jamais en principe elle ne se pose, est même une question qu'elle ne connaît pas. Ce qui sera donc ici à dire ? On dira ici, logique et langage étant unité telle tout simplement que l'une est ce qu'est l'autre, et mutuellement et moteur et mobile, et que dire l'une, en vérité c'est donc dire l'autre, on dira en quoi l'origine du langage est ainsi interne au langage lui-même, on dira en quoi ce processus originel, cet acte opératoire a consisté, on dira ce qu'en somme on pense avoir été cette origine même du langage.



Y a-t-il langage, il y a par là même irruption de "quelque chose d'autre", autre absolument que tout ce qui existe hors de lui et sans lui, de quelque chose autrement dit qui n'appartient pas à cette existence et qui en somme en est l'absent, bref, y a-t-il langage, il y a irruption d'une présence "absente de tous bouquets", présence qui n'est partie en rien de l'existant, présence qui est purement imaginaire. Et si le langage est instauration, par et pour l'être humain, d'un ordre ainsi tout autre, il l'est d'être substitution, par et pour l'être humain, d'un ordre imaginaire à l'ordre du monde : absent du monde est le langage et la présence imaginaire en rien n'importe à ce qui existe - absent du langage est le monde et ce qui existe en rien n'importe à la présence imaginaire. Est-ce à dire que d'une part l'ordre du monde et d'autre part l'ordre autre, ordre autre imaginaire auquel on donnera le nom d'univers, est-ce à dire que cet un n'a rien à voir avec cet autre, est-ce à dire qu'il n'y a nul rapport nécessaire entre univers imaginaire et monde existant ? L'univers se substitue au monde, il ne l'abolit pas pour autant : c'est le monde et c'est le monde seul qui en cet univers est transposé et devient autre, et c'est le monde autrement dit, c'est le monde seul que l'univers ainsi transpose et dont il fait une pure présence imaginaire, et tout univers n'est en fait que ce monde existant devenu autre. Or, si le langage est transposition et substitution, s'il est création ainsi d'un "quelque chose d'autre" absolu, si en somme le langage en lui et par lui-même est imaginaire univers, qu'est-ce alors qui à son origine est à trouver, sinon ce pouvoir de transposition et substitution, sinon cette puissance créatrice ainsi d'absolument autre, ainsi d'absolument imaginaire ? Où chercher, où trouver cette puissance ? Et qu'est-elle ? (1)

C'est en l'homme, on le sait, c'est en l'homme et c'est en lui seul que cette puissance évidemment se trouve : il est le seul être en pouvoir de langage, il est le seul qui soit à même autrement dit de transposer le monde en univers, la présence existante en présence imaginaire, et par là même de substituer cet univers au monde et cette présence imaginaire à l'existante. Il est le seul en qui et par qui il y a rupture avec l'existence, avec le monde, avec le moi, avec le mot même en tant que langue, en tant que vocable existant, rupture en même temps qui est irruption d'univers : ce pouvoir qui le définit, qu'est-ce alors, propre à l'être humain, qu'est-ce en lui que cette capacité et de transposition et de substitution, qu'est-ce au fond de lui que cette espèce autrement dit de matriciel d'imaginaire ? Il ne peut être, intérieur fondement de tout ce qu'est l'humain, ce matriciel au plus profond n'est à trouver que dans cette infaillible, au coeur de l'homme, autant qu'étrange opération par laquelle, et de jour comme de nuit, ce qui existe à tout instant devient un imaginaire autre, à tout instant le monde un univers, cette activité inlassable, et diurne et nocturne, autant que secrète : et si le plus juste et plus simple nom qu'on puisse lui donner, c'était alors celui de rêve, en la pleine extension du mot, rêve à tout instant, rêve à l'oeuvre en tout, rêve fondamental ? Ce matriciel d'imaginaire, un jour d'autres sauront nommer, décrire, expliquer en toute pertinence et définir pleinement le processus de tout ce qui en lui et par lui s'opère, on dira simplement ici que le monde, humain comme non humain, c'est le rêve en effet, c'est obscurément lui, le matriciel par qui le monde est constitué en "quelque chose d'autre" absolu, c'est lui ainsi qui fait à la fois et de l'homme un être imaginaire et du monde un imaginaire univers, c'est lui par lequel l'homme, autrement dit, se fait totale option imaginaire, option sur lui-même, option sur le monde. Et cette grande fonction fondatrice, oeuvre humainement de création du mode humain, de création du créateur autrement dit par le créateur même, et cette fonction, faute encore de pouvoir plus pertinemment la nommer, si donc elle est en vérité celle même du rêve, elle ne peut l'être plus purement, plus proprement, que du rêve en tous et par tous reconnu comme tel, que du rêve nocturne. En son inconsciente activité diurne, elle est aussi, c'est vrai, cette oeuvre en qui et par qui le monde est non pas aboli, mais constitué autre, elle l'est même tout autant, mais elle l'est en créant en somme un monde au statut double, un monde absent dans le langage et présent pourtant hors de lui, absent puisque devenu un univers imaginaire et présent pourtant puisque toujours là, puisqu'existant toujours, puisque non aboli (cet arbre, par exemple, arbre à la fois qu'on voit et dont on parle, il est à la fois l'arbre vu et l'arbre parlé, à la fois l'arbre monde, existant tel quel hors du langage et sans lui, et l'arbre univers, l'arbre imaginairement qui peut devenir tel qu'on le veut, taillé, abattu, débité, brûlé : ce double statut, cette confrontation entre présence existante et présence imaginaire, en l'occurrence entre vu et parlé, c'est par là seul que le rapport entre action et parole est possible, on le sait, c'est par là que naît le travail humain), mais dans le rêve nocturne, en tant qu'existant le monde est pour l'être humain monde absent, absent doublement, absent d'abord puisqu'aboli par le sommeil, absent aussi puisque devenu autre à l'intérieur de l'homme (ainsi l'arbre qu'on voit n'étant plus présent, l'arbre imaginaire est le seul en l'homme, est le seul par l'homme, est le seul à pouvoir alors connaître tout, toute déformation, toute transformation, toute métamorphose), et seul présent, seul est et seul reste ainsi cet autre absolu, cet univers imaginaire en toute sa plénitude, en toute sa pureté. Si c'est en cette puissance, en cet incessant matriciel d'imaginaire et nulle part ailleurs qu'en effet le langage a son origine, il ne peut l'avoir qu'en ce matriciel, qu'en ce creuset dans sa seule pleine et seule pure fonction, dans sa création nocturne autrement dit : l'origine du langage est donc le seul rêve.



Dire être humain, si primitive qu'elle soit, c'est dire communauté : transposer un monde en un univers qui se substitue à lui, c'est en fait transposer un monde humain commun en un univers commun imaginaire - et si le rêve est rêve, la nuit, propre à chaque être, il ne l'est que d'être ce rêve proprement d'un être existant d'une commune existence, il n'est rêve singulier que d'être, la nuit, singularisation d'un rêve en réalité constitutivement commun. Tout rêve est rêve de tous, tout rêve est rêve à tous, rêver est pour chacun, si singulière en lui que soit l'imaginaire transposition, rêver, la nuit, c'est être encore et toujours avec ceux qui ont la même existence commune, et c'est manière encore et toujours, rêver, d'être ensemble. Il faut en conséquence imaginer une communauté, rapport transmis de siècle en siècle, alimentation, sexualité, guerre, jeu, rapports propres à tous comme à chacun, rapports intériorisés en chacun comme en tous, rapports totalement, rituellement réglés, profonde tradition d'existence commune, il faut imaginer, monde commun devenant sans cesse en chacun comme en tous univers commun imaginaire, il faut imaginer que de cet univers, de cet imaginaire en toute sa plénitude et toute sa pureté, du rêve autrement dit, du rêve nocturne, est née en tous comme en chacun, la nuit, de cette vie alors devenue autre et pourtant encore et toujours vie ensemble, est née au coeur du rêve, au rythme, encore obscur, de l'essentielle fonction imaginaire, est née et d'elle-même ainsi la parole : il y avait, mouvements, gestes, cris, sons, cet ensemble entre eux de signaux, cet ensemble rituel totalement réglé et propre à tous comme à chacun, ensemble transmis depuis si longtemps que le temps en était oubli, il faut imaginer que ce réseau de signalisation qui sans cesse, en chacun comme en tous, tendait à devenir imaginairement un "quelque chose d'autre" absolu, mais absolu qui restait impossible, le jour, à distinguer, à séparer de la signalisation existante, il faut imaginer que le rêve nocturne, en sa plénitude, en sa pureté, de tout ce qu'était ce réseau, de tout ce qu'était cette complexe et claire signalisation, le rêve a pu, lui et lui seul, faire en chacun comme en tous se lever un "quelque chose d'autre" enfin qui était signe, enfin son et sens imaginairement absolu, signification enfin pleine et pure, il faut imaginer que la parole, originellement diverse en chacun, mais diversité qui ne pouvait usuellement, qui ne pouvait nécessairement que devenir fond commun, si rudimentaire alors qu'il ait pu être, il faut imaginer que c'est ainsi, que c'est la nuit que la parole a d'abord été prononcée, en cette vie autre, autre purement, autre pleinement, mais encore et toujours, on le redira, vie ensemble, il faut imaginer que les hommes n'ont pu qu'être étonnement de s'entendre tous, jour après jour, se mettre à parler ce que chacun le plus communément parlait chaque nuit, se mettre tous à se transmettre, à se comprendre, étonnement d'autant plus profond que cette parole était présence, en chacun et tous, aussi familière intimement, pour tous et chacun, qu'absolument obscure, il faut imaginer, pour fixer l'essentiel, que si les hommes enfin se sont mis à parler en ce monde, enfin, autrement dit, dans leur commune existence diurne à se parler entre eux, c'est qu'ils s'étaient déjà entre eux, tous en chacun, la nuit, chacun pour tous, parlé en rêve.

Ainsi le langage originellement dit une vie autre, certes, mais qui n'est que transposition imaginairement de la vie ensemble existante, imaginairement il dit les rapports rituels d'existence commune, il dit l'option propre à la communauté, la proposition d'existence en quoi elle se reconnaît et se perpétue - et ce système existant d'organisation commune, il le dit, donc, en faisant de lui un système autre, un système organique imaginaire, autrement dit le langage à l'origine est système propositionnel global, qui n'est pas encore autrement dit ni syntaxique et ni lexical, ni relation et ni nomination. Le langage originellement jamais donc ne relie et jamais ne nomme, il n'est que proposition d'un rapport, rapport qui est dit pour les autres êtres parlants, jamais en somme il ne dit le monde, aux êtres parlants il ne dit jamais que le rapport qu'ils sont eux-mêmes avec le monde et que ce rapport seul : de même qu'il n'est pas relation encore et pas encore syntaxe, il n'est de même pas encore lexique et pas encore nomination, et semblerait-il même énoncer un nom, ce nom serait-il même un vocable unique, eau, par exemple, il ne dit en fait jamais l'eau elle-même, il ne dit jamais que telle demande d'eau, pour telle soif, par exemple, ou pour telle hygiène, il ne dit jamais qu'un rapport originellement dans lequel et par lequel sont globale unité être et chose, on peut dire aussi objet et sujet. Le système organique imaginaire est ainsi ce constituant antécédent aux éléments qui vont le constituer, il est proposition qui implique et rend possible ainsi relation et nomination, mais ce n'est qu'alors, quand tout un processus, nécessairement de longue durée, aura généré mutuellement cette relation et cette nomination, quand de ce rapport, quand de cette globale unité, quand le langage, en distinguant alors en elle entre relation d'un côté et nomination de l'autre, entre syntaxe d'un côté et de l'autre lexique, et corollairement entre ainsi être et chose, entre objet et sujet, quand le langage aura extrait de son sein même en quelque sorte, extrait de cette unité, de cette proposition globale originelle, objectivement extrait enfin le nom, la nomination étant ce qui principalement importe ici, quand par exemple en disant eau, le langage dira non plus le seul rapport dont l'eau dépend, mais l'objet même eau, ce n'est qu'alors et pas avant que l'eau apparaîtra, que l'eau sera en ce monde en tant que telle, en tant qu'eau, ce n'est qu'alors en somme et pas avant qu'imaginairement l'eau sera créée, et le monde lui-même, et le monde imaginairement ne sera vraiment créé, lui pareillement, qu'une fois nommé. Or, générateur ainsi et de relation et de nomination, générateur autrement dit de la création de ce monde, or, cette création n'est le fait, on insistera, que du seul langage, et dire alors langage, indissolublement c'est dire aussi logique : avec la logique, avec le langage autrement dit, ce qui est né, c'est un pouvoir.

En quoi la logique, en quoi le langage est-il donc pouvoir ? Rien de ce qu'il dit, d'une part, rien ne peut imaginairement avoir trait à rien qui ne soit de ce monde, à rien qui ne soit de cette existence, et d'autre part, tout ce qu'il dit est absence pourtant de cette existence, absence imaginairement de ce monde existant : ce pouvoir est donc absolument libre, est libre absolument de présenter, d'analyser, de résoudre ce monde en ne présentant, en n'analysant, en ne résolvant en fait que lui-même, univers purement et pleinement imaginaire, il est donc pouvoir absolu, pouvoir qui s'avère ainsi, de l'eau et de toute chose autant que de tout être, autant de tout objet, peut-on dire aussi, que de tout sujet, autant du monde autrement dit que de l'homme même, absolu pouvoir imaginairement de création et par là de disposition de tout ce qu'il peut ainsi créer. (2) Ce qui naît avec le langage, au coeur même du rêve, est alors double en vérité : c'est en premier lieu quelque chose en effet de si intérieur à l'homme, et si intérieur si profondément, pour lui, si obscurément, que pour l'homme il ne peut lui être advenu que d'un ailleurs, que d'un extérieur, c'est en deuxième lieu quelque chose aussi d'un tel pouvoir qu'il ne peut lui être advenu que d'une toute-puissance à l'homme inconnue - autrement dit ce qui naît avec le langage, avec ce pouvoir étrange étrangement accordé à l'homme, accordé par cette toute-puissance dont lui, l'homme, ne connaît rien, mais qui connaît de l'homme, elle, intimement, profondément tout, ce qui naît à la fois si manifestement et si obscurément, c'est, nom d'abord comme d'un pressenti, c'est le divin même, un divin originellement antérieur aux dieux, les dieux, eux non plus, ne pouvant être avant d'être nommés, les hommes ne pouvant croire en eux avant de les avoir, eux aussi, logiquement créés, et créés alors, eux, mythiquement créateurs : avec le langage, et propre à la communauté, naît la religion, toute communauté humaine originellement n'étant ainsi que communauté religieuse. Et le rêve, lui, le rêve en lequel le langage est né, que pourrait-il être, à la fois si autre et si familier, le rêve, à chacun comnme à tous, que pourrait-il être originellement, sinon la présence même ainsi des dieux, sinon l'instant même ainsi du sacré ? Il est ce dont rien ne peut être parlé, il est ce qui lui-même et de lui-même obscurément, puissamment parle, il est origine en effet de toute vérité, de toute constitution commune autrement dit, divinement humaine, humainement divine, il est, ce rêve originel, fondation logiquement des dieux par le langage et mythiquement du langage par les dieux.



Mythe, elle aussi, la Tour de Babel, nul ne s'étonnera qu'on puisse en parler ici, pour conclure, à propos de l'origine donc du langage. On rappellera que tout imaginaire est d'une seule commune existence et tout univers d'un seul commun monde, et dire ainsi que tout langage est rapport nécessaire à cette communauté où il naît, rapport nécessaire à ce total ensemble, à cette traditionnelle unité de corps ritualisés, rapport, par le rêve en chacun, fondamentalement propre à tous, c'est dire subséquemment qu'il n'y a pas un langage unique ayant une unique origine en rapport avec une unique communauté, c'est dire en fait qu'il y a communautés multiples, et c'est dire simplement qu'à l'origine il y a non pas un, mais des langages. Et Babel, commentaire connu, quelle qu'en soit la variante, et Babel, contemporaine ainsi mythiquement de ce passage alors du monde nomade au sédentaire, et Babel, contemporaine autrement dit de cette coexistence attestant, comme jamais jusqu'alors, comme en somme pour la première fois, que multiplicité des communautés signifie aussi multiplicité des langages, et Babel, cet échec d'une communauté à vouloir que le langage de tous soit le seul sien, Babel est mythe de l'origine en effet du langage et l'est ainsi : originelle, elle l'est non pas en un sens historique, elle ne l'est que d'être, en quelque temps que ce soit, mythe imaginairement dont l'origine est dans le langage même, autrement dit, lui aussi, dans le rêve.

A l'intérieur de chaque communauté, le langage un pour tous et le même langage pour chacun, c'était plus que la seule vérité, c'était la vérité même, avant, la vérité commune, avant la rencontre avec l'autre, et ce sera toujours, pour chaque communauté, la même vérité même, après, mais cette vérité pour chacune aura été démentie, avec la rencontre, innombrablement par chaque vérité autre. Or, ce qui est ainsi arrivé par l'autre et de l'extérieur, comment le mythe en fait va-t-il le dire ? Ce commentaire connu touchant le passage en effet du monde nomade au sédentaire, on ne l'a plus haut rappelé que pour lui poser ici la question qu'il ignore, lui aussi, la question qui est : comment le mythe est-il donc né, quel a été le mode opératoire, en cette constitutive opération, quel a été l'acte originel ? Il a été ce que toujours est l'origine, il a été rêve - et ce qui à chaque communauté est arrivé par l'autre et de l'extérieur, c'est à l'intérieur imaginairement, c'est au coeur du rêve et selon son ordre, obscur autant que tout-puissant, c'est en lui et par lui que tout, pour chacun en chaque communauté, que tout, confrontation de l'un et du multiple autant que le destin de cette confrontation, autant que son échec, que tout a été transposé : ainsi l'existence est donc devenue en rêve un "quelque chose d'autre", ainsi le destin, ainsi l'échec de cette confrontation de l'un et du multiple a pris la forme imaginairement de cette Tour et de son destin et de son échec, le démenti extérieurement de l'un par le multiple étant alors intérieurement démultiplication de l'un, la ruine autrement dit par l'innombrable autre extérieur n'étant alors qu'innombrable désastre interne, ainsi le grand rêve en chacun comme en tous s'est retrouvé grandiose cauchemar. Rêve entre tous originel, rêve intérieur à tout langage, à toute communauté, rêve effectif dit et redit jusqu'à telle version plutôt que telle autre et retenue alors et fixée, oui, tout mythe est rêve, et Babel, sa vérité est absolument là : Babel est mythe de l'origine au sens non pas où cette vérité l'aurait été une fois, au commencement du monde, une seule fois pour toutes, mythe, on le sait, de l'impossible unicité humaine et de langage et de communauté, Babel l'est au sens où ce mythe est vrai originellement pour toute communauté et tout langage et de tout temps, aujourd'hui comme hier, hier comme demain. Si de tout temps, si pour tous et chacun, si Babel en somme est cette vérité, elle l'est d'être à chacun comme à tous ce rêve essentiel, elle l'est d'être à tous comme à chacun cet essentiel cauchemar : c'est, pour conclure aussi simplement qu'il se peut, c'est d'être originelle en chacun comme en tous et de tout temps que la Tour de Babel est ainsi intérieurement universelle.



Quand le langage aurait tout oublié de son origine, et quand rien ne lui reviendrait de cette toute-puissance obscurément sacrée en chacun comme en tous, quand il se voudrait en somme à jamais communication et rien d'autre, il serait encore, il resterait toujours ce qu'originellement, ce qu'à jamais il est en et par lui-même : il est rêve, il est nous en nous et de nous rêvant, nous imaginairement sans quoi jamais nous n'aurions été nous, sans quoi jamais nous n'aurions été communauté humaine. Parler, c'est imaginairement être ensemble, ensemble même seul, sans personne, intérieurement ensemble avec toujours quelque autre, et transposition d'un monde commun se substituant à lui, ce nous ainsi, cet univers qu'est imaginairement l'être qui parle est communion, communion qui est voeu commun et voeu pour autant qui n'est pas volonté : ce n'est pas du fait d'un parti, qu'il peut prendre ou non, que l'homme imagine une communauté, mais c'est d'être parlant, c'est d'être alors en et par lui-même une communauté imaginairement, ce n'est du fait d'une vision, qu'il peut avoir ou non, que l'homme a ce rêve en lui d'un monde commun, mais c'est d'être en et par lui-même, en lui-même parlant, monde commun rêvé - et si ce nous, qu'il soit aimé, qu'il soit haï, si ce nous en tout être humain est finalement et ne peut pas ne pas être obsession, la raison en est que tout être humain n'est que nous, tout être parlant, nous imaginairement, nous originellement. L'âge d'or ? Il n'y a jamais eu, utopique nostalgie, il n'y aura jamais d'autre âge d'or que le langage même, et quel que puisse être, horrible ou heureux, le monde commun que le langage ait pu jamais et pourra jamais dire, il ne dit jamais que l'imaginaire en effet, que l'univers qu'il est lui-même : à jamais rêve et rêve à jamais ensemble, oui, tel est le langage, et tel est l'homme, à jamais nous.


1 - On renvoie ici à ce livre, encore inédit, H B, ainsi qu'à ce QUANT A, neuvième et dernier, QUANT A L'IMAGINAIRE.retour

2 - Il aurait fallu ajouter la langue : elle aussi, autant que le monde et que l'homme, est alors créée en tant matériellement que signe, en tant que vocable, écrit déjà ou non. (Si on n'en a rien dit, c'est par seule simplification d'ordre méthodique.) retour



© maurice regnaut



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