Est-il donc impossible, Ern, d'être vrai ? D'être ouvert à soi-même ainsi qu'à tous, d'être une parole qui se fie et se rit et qui ne dit jamais que le mal d'être séparé, le bien ensemble ? Hors de tout lieu, de tout ordre convenu, la rencontre simple où la vie unit, de par elle seule et sans erreur, vous qui l'avez tant désirée et tant cherchée, est-elle donc impossible ? Etre heureux n'est-il plus que pauvre obsession dérisoire, être même illusion ? Relation littérale du vécu, fait sans effet, l'intelligence était pour vous ce pouvoir, ce devoir, mais si non disait oui, chaque rire étant chance de tendresse, à quelle parole avez-vous jamais cru qui n'ait dit, à mots nus, l'être en mal ? La vérité, pour laquelle tant lutter, tant souffrir, ou n'était rien, ou n'était pour vous que vécu parfait, désir mortel comblé, santé dans l'incurable. Instant où le visage, où le sourire emplit le regard de l'enfant, instant où le soleil suffit amplement au corps sur le sable, il n'y avait à vivre, pour vous, qu'un seul vrai sens: faire que le jeu vivant tout entier, face à face ou parmi la foule, soit perpétuité de cet instant-là, de ce pur bien-être. Impossible ? Et le destin de la tendresse, le privilège, est-il à jamais refus, dérision, cruauté, navrance ? Vous avez ri, et sans pitié, du grand opéra despotique de l'idée, vous l'avez doublé de sa catastrophe et mis à nu, désir malade, mais sous l'immonde, vous n'avez pu dire originellement qu'un monde où tous, où toutes, allant, venant, tentant de se rejoindre, soudain sont proches, vont-ils... non, ils se manquent, et de nouveau les voilà séparés. Qu'est-ce donc qui fait ainsi de ce monde un cauchemar ? Qui sans fin l'entraîne à se contrevenir ? L'interdit du dehors, au dedans l'interdit ? Monde en question, littéralement, que vous n'avez cessé, sans recours, de poser, cercle fatal, délire sans autre sens que l'éprouvé qui parle et que l'éprouvant qui écoute. Aucune réponse, et quelle leçon serait plus généreuse, aucune ici que ce poignant constat, ce fait et cause où tout se joue à même le corps, où se répète obstinément le même appel: rien n'est possible, si ne l'est tout. Captif, vous avez voulu l'être en toute clarté, vous n'avez reconnu, rêveur à vif, que votre rêve, aimé douloureusement que ce monde-ci, que ce présent impraticable, et tout au-delà n'était personne. Et cette survie, après la mort, serait-elle solitude, absence à jamais de tout être cher, vous la refuseriez. Qui donc accepterait d'être éternellement seul ? Mais il existe un paradis, Ern, la parole. Et je vous parle enfin.

Rien, diriez-vous au commencement de votre histoire, avec ce mouvement de tête et de main. Rien, un enfant que j'imagine et, penché sur lui, un premier visage et c'est pour lui joie, un deuxième, effroi, le premier à nouveau, puis l'autre, absence du premier, mais le premier revenant toujours, l'autre est certitude alors du retour, l'abandon dit les retrouvailles, l'effroi la joie. Immanquablement, pour l'enfant devenu homme, elle ne peut qu'à bout de détresse être là, celle qui donne au tourment, celle qui confère au texte où chaque phrase est angoisse, où chaque mot souffre, un sens heureux. Perdu-sauvé: la vieille parole ainsi prend corps, le déni se fait obsédant rituel, l'invalidation transfiguratrice. A même le sol, plus bas que terre, oui, "c'est d'en bas que s'ouvre le ciel, ce ne peut être que d'en bas". Ce qui pour tout malheur, pour toute révolte, est signe entre tous de reconnaissance, est-ce donc vrai, est-ce le cri d'un enfant étrangement aimé, trop et trop peu ? Sourd désir de douleur, rage de blessure, est-ce le mode profond, le premier secret, de toute exigence éblouie ? Est-ce le seul ? Quelle enfance il faut avoir eue, Ern, pour être sûr à ce point de son droit à soi-même et faire de vivre, et sans céder ni se méprendre, un absolu caprice, une épreuve absolue ! Inobservance et force ! Aucun rite, aucune règle, aucune raison hors de la vôtre et cependant, pour le convalescent surtout que j'étais, dressé pauvrement à se taire, à n'offrir que l'égal sourire de personne, Ern, vous étiez étonnamment, vous êtes, pour moi, celui qui faisait l'aveu de lui- même, à chaque instant celui qui osait être. Exception, exemple, et puisse-t-il suffire autrement à d'autres ! A présent que je puis me souvenir sans trembler, qui mieux que vous pourrait comprendre, à l'insu même des mots, ce qu'est l'effroi, l'éclatement d'épouvante, et quelle habitude c'est que de lutter, croit-on, contre l'approche de la folie avec la seule, avec la folle certitude, immense pari sur rien, de ne jamais être vaincu ? Ces visages, je les revois, quand soudain ils changeaient, devenaient monstrueux, bestiaux, sans ressemblance, et je revois aussi ceux qui devenaient soudain le mien. L'image parfois disparaissait, revenait, finissait par céder, parfois les deux visages restaient superposés, se fondant tour à tour l'un dans l'autre, et vide, interdit, je me regardais, j'écoutais cette voix qui m'envahissait, du plus intime et de toutes parts, j'étais ce qu'elle disait, cette parole était mienne. Et c'est ainsi que plus d'une fois, Ern, vous m'avez parlé. Vous étiez pour moi l'impossible, était-ce entre nous, est-ce encore assez pour que je vous parle ? Et quand le coeur n'aurait nul titre, quand la vérité serait sans souvenir, je parlerais, ici comme souvent, rien que pour vous voir rire, Ern, rien que pour vous voir.

N'ai-je eu que souffrance à vous voir souffrir ? Cette joie aussi, cette gratitude, à vous retrouver toujours, malgré tant, vivant, seule aurait le droit de vous la redire, avec la même simplicité, la même fierté, celle qui vous était demeure et durée. Etait-il finalement possible, Ern, de vous être une aide ? Au coeur du retranchement final dont vous restiez maître atrocement, mais où les autres n'entraient plus que sous forme de rêves ou de rôles, parodie attristante, irritante parfois, votre désir n'était-il pas non de mourir, mais de mourir seul ? Séparation, telle était pour vous l'origine, et telle la mort ? C'était vers elle, sur le trottoir de gauche, que lentement vous descendiez, le long de la rue Saint-Jacques, avant le boulevard Saint-Germain, quand je vous ai vu pour la dernière fois, par la vitre. Un couple vous suivait, mais à distance, et vous avanciez seul, pardessus chamois, canne au poing, raide, à l'intérieur d'une sphère transparente et que vous faisiez, pas à pas, tourner, solitude et silence, et qui descendait avec vous, pure, lente, à travers le bruit, la lumière, l'invisible nuit, sur cette terre, Ern, où la vie est un miracle amer. La mort, c'est à jamais, nulle part, plage, Old Navy, cet être irretrouvable, à jamais ce corps, cette parole. Et que dire de plus ? "Pour ce qui est du suicide, passons, j'ai beaucoup pensé à lui, trop, comme vous. Je ne crois donc pas qu'il nous soit destiné". C'est quelques mois plus tôt ce que vous m'écriviez. Quand une vie entière est répétition toujours plus meurtrie, accomplissement toujours plus exténué, plus épuisé, même le peu qu'il faut est trop, à la fin, pour tenir encore. Au-delà du désespoir, non plus pourquoi, mais comment être, oui, c'est toute votre vie, Ern, qui n'a été que cette question, la seule et simple et difficile, et vous avez fait corps avec cette vérité. Quelle parole encore est plus nécessaire, et quelle plus proche, accordez à plus d'un l'aveu, que celle qui dit l'extrême, le quotidien, le mal d'être homme en un monde inhumain ? Je vous vois rire, Ern, je vous vois. Voici ce visage, ovale érodé, tendresse usée, et ce regard, ce double soleil noir projeté à la surface, illuminant le ravinement de folle et fixe et d'implacable ingénuité, effarement calme. Un visage, une présence, un silence où tout est contenu, d'où peut tout jaillir, quand à l'ordinaire, infiniment autre et pourtant si près, à rien, par le vide où ne cesse de surgir le monde, apparaissait soudain, évidence inconcevable, un vivant, que de fois j'ai retenu le cri, soit d'adoration sans nom, sans lieu ni mémoire, soit de terreur ! Jamais, ni même aux pires instants, vous n'avez rien signifié d'autre, vous, que certitude, accueil, échange, ordre amical, dans la différence absolue. Et de toute vérité, de toute parole, il ne resterait qu'à sourire et se préserver, s'il n'y avait, d'autant plus semblable que rare, un vivant contre tout pour attester, pour prouver toujours que l'âge d'homme, et l'été, Ern, le bref été, l'été profond ne serait pas revenu, la plénitude mortelle est une seconde enfance, aussi lucide, intransigeante, un grand jeu pour soi, de plein droit, libre en toute obligeance, et de diction juste. A qui peut servir de mentir au corps ? Dans ce siècle mythologique, il suffit de votre éclat de rire, il suffira d'aimer, de souffrir, de comprendre avec vous pour vous savoir, vous que je vois vous détourner, main sur le crâne, Ern, pure mesure en vérité de l'humainement possible.



Extrait LBLBL © maurice regnaut



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