M A U R I C E













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Copyright Maurice Regnaut 2003 – 2006

















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Salut à vous, salut ensemble à tous les cinq, vos cinq destins ne font ensemble qu’un avec le mien, je suis celui qui va mourir.


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Que nous allons, nous, tous les cinq, mourir avec toi, nous n’en avons jamais douté, pourquoi alors nous appelles-tu ici ?


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Pour revivre ici ce que vous, tous les cinq, vous avez vécu.


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Le revivre ?


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Imaginairement. Pour le raconter.


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Le raconter, nous cinq ensemble, autrement dit raconter ce qu’aura été ta vie ?


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Au total, oui.


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Ainsi donc toi aussi, pour reprendre une irrésistible expression, tu veux qu’elle puisse, ta vie, échapper à l’oubli ?


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Au tout premier abord c’est ce qu’on peut dire, échapper à l’oubli, mais pour moi, ici, pour moi seul, et ce ne sera aucunement par attachement à quoi que ce soit : ce qui n’est plus n’est pour moi plus rien.


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Disons tout de même alors que ta vie, apparemment, la connaître en vaut pour toi la peine ?


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Disons plutôt que peut-être, un jour, d’autres sauront ce qu’elle vaudra pour eux.


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Qu’elle reste un exemple, en bien comme en mal, disons que c’est là, en fait, ce que tu espères ?


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Tout ce que l’expérience a pu m’enseigner, c’est que jamais elle n’a servi à qui que ce soit, jamais, cette irréductible expérience, aucun jamais n’étant un autre.


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Tu veux la raconter, tu vas ainsi, de toute façon, lui donner un sens, toi, à ta vie ?


M


Ce sens-là ne serait que le mien, celui, peut-être un jour, que d’autres lui donneront, comment le savoir ?


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Ce que simplement alors tu aimerais, c’est laisser de toi une image, une figure, un portrait, c’est en somme être aimé ?


M


Ceux qui sont aimés de ceux ou de celles qu’ils aiment, à qui pourraient-ils demander encore et quoi, absolument rien ne leur manque, et de ceux-là, j’ai attendu, mais grâce à toi, je suis pour jamais de ceux-là.


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Grâce à moi, non, grâce à nous, Boule et moi, en tout ce qui me concerne, et tu le sais, dire moi, c’est dire elle.


M


Et c’est ce que tu diras, je le sais, quand ce sera à ton tour de vous raconter, Boule et toi, mais toi aussi il te faudra attendre.


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Raconter, c’est pour toi écrire, à proprement parler, ce qu’ainsi tu voudrais, toi qui écris, ce n’est rien de plus au fond que la gloire ?


M


Elle n’est toujours que pour les morts, la gloire, et je ne sache pas que d’être si glorieux, et si jalousés, les ossements du Dante aient jamais éprouvé une quelconque allégresse.


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Ecrire, alors, pour quelle raison ?


M


Ce dont il s’agit, ce n’est jamais celui qu’il est aux yeux des autres, ce n’est jamais, pour moi, celui qui aura écrit, ce dont il s’agit, c’est pour moi ce qui sera écrit, c’est l’œuvre elle-même et c’est elle seule, et quand l’auteur en serait même oublié, quand l’œuvre passerait pour celle d’un anonyme, elle serait là, cette œuvre, et là pour toujours, bref, ce n’est pas, pour moi, que son auteur soit reconnu, ce n’est pas non plus que l’œuvre soit lue, un jour, même si on ne peut que souhaiter qu’elle le soit, ce dont il s’agit, mais je sais que ma réponse au fond ne vous étonnera pas, c’est uniquement, c’est simplement que l’œuvre existe.


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Autrement dit pour toi, ici, qu’elle soit faite, et qui plus est, bien sûr, qu’elle ait du moins quelque valeur ?


M


J’ai assez lu, assez étudié, assez réfléchi pour savoir aujourd’hui ce qu’est une œuvre sans valeur. Si la mienne est telle, aucun repentir, je la détruirai.


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Une œuvre belle ou rien, en somme, orgueil ?


M


Infiniment plus : dignité, et dignité à mes yeux seuls.


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Explique-toi.


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Il y a deux formes de beauté, celle qui est un fait de nature et celle qui est un fait humain, celle d’un ciel du soir, par exemple, et celle d’un poème ou d’un opéra. Face à l’une comme à l’autre on peut connaître un même bonheur, mais prendre conscience en un instant de ce qui a pour nom dignité, on ne le pourra jamais que face à la seule beauté de ce qui est œuvre humaine. Humaine, en effet, spécifiquement humaine est cette dignité, cette sorte au fond de sentiment qui est à la fois de fierté et de gratitude et qu’on éprouve alors, face à ce qui est une preuve en fait que l’être humain est cette essentielle potentialité qui peut, dans quelque domaine d’art que ce soit, qui peut devenir plein accomplissement.


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Fierté chez celui qui l’a faite, et donc dignité à ses propres yeux, mais chez les autres, chez ceux qui n’auront fait, eux, que se retrouver face à cette œuvre et rien de plus ?


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Dignité aussi, il y aura dignité au plus profond aussi d’eux-mêmes : face à la beauté d’une œuvre toute humaine, et quel que puisse être, acquiescement, désaveu, ce qu’il en advient comme incidence en lui, tout être humain ressentira face à cette œuvre et la même fierté et la même gratitude.


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Face à toute œuvre humaine, à toute qui soit belle, humainement nier toute dignité est au fond impossible et pour qui que ce soit, la question est alors : toi, ici, pourquoi cette œuvre-là, pourquoi ta vie ?


M


Qui ne le sait, ce qu’un être a vécu, rien pour lui n’est plus immédiatement, plus familièrement, plus intimement connu, rien aussi n’est plus singulier, plus profondément, plus pleinement sans autre, et c’est pourquoi la raconter, sa vie, est pour lui à la fois tellement simple et presque irréalisable, à la fois comme donné d’avance et chose insensée, à la fois pure formalité et monstrueuse, et périlleuse épreuve, et faire de ce phénoménal vécu, de ce tout qui n’est encore rien, faire, avant de mourir, l’œuvre entre toutes qui soit à tout point de vue absolument mienne, oui, c’est ce défi que je veux relever.


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Faire de sa vie une œuvre absolument sienne, ils sont combien qui l’ont tenté, et combien déjà qui l’ont accompli, combien aussi que tu connais ?


M


Mais en toute connaissance ignorer tout, voilà ce qu’est faire œuvre, et faire autrement ne le sera jamais.


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Faire à ta seule façon, sans plus penser même à personne et sans plus tenir compte de rien, mais nous alors, nous cinq ici ?


M


Vous ici, vous êtes tous les cinq celui que je suis, tous les cinq ensemble, et la seule façon justement de faire œuvre mienne, elle est de vous faire parler.


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Que dirons-nous, nous cinq, que tu ne pourrais pas dire toi-même, et mieux que nous, toi seul ?


M


Celui que je suis depuis toujours et pour jamais, celui-là, comme tout un chacun, il est resté toujours le même à travers des états différents, vivre oblige, et comme tout un chacun il a donc vécu en premier son enfance, en second son adolescence, après quoi viendra ce qui lui est propre, un premier âge adulte, un premier moins bref qu’il aurait dû être, un autre, lui, qui ne sera inopinément qu’un deuxième, enfin le troisième.


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Cinq états successifs de celui que tu es, les cinq ici que nous sommes ?


M


Cinq êtres différents qui par disons intégration de l’un en l’autre ont déterminé toute la vie en fait d’un seul et même être.


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Et celui que je suis, moi, c’est ton enfance.


M


Oui, et tu diras cet inépuisable corps à corps, d’une part avec le monde, avec d’autre part les humains, tu diras cet enfant que tu as été, ce trop affamé, ce trop effaré pour ne pas se taire.


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Et je suis, moi, ton adolescence.


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Oui, et tu diras, toi, tout ce qu’il a dû, tout ce qu’il a pu s’approprier, ce fou d’énergie en proie au nouveau, à l’inconnu, au sans cause et sans terme.


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Et moi, je suis ton premier âge adulte.


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Et l’échec logique, et l’échec profond, vie elle-même en crise, effondrement, délivrance en fin de compte hors illusion, voilà ce que tu diras, toi, l’échec juste au double visage.


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Et je suis ton deuxième âge adulte, moi.


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Tu diras, toi, le grand calme et même plus encore, une sérénité comme souveraine, et pourtant de nouveau l’échec, l’échec par passion, l’échec sans raison, mais au fond pas sans rêve.


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Et pour finir, je dirai, moi, ton troisième âge.


M

 

Entre vous cinq, celui que j’écouterai avec le plus d’appréhension, ce sera toi, mon troisième âge, oui, troisième et dernier, toi qui n’auras rien ainsi à dire, enfin, rien qui ne soit plénitude et joie.


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Dire cette joie et cette plénitude, alors tu m’en crois donc, moi, incapable ?


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Au contraire, en fait ce que je crains, vois-tu, c’est de vouloir t’écouter trop, rien de plus, toi qui n’auras d’autre désir que de revivre tout.


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Qui de nous tous, son moment venu, n’aura pas trop à dire ?


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Qui donc, sauf exception, qui en ce monde, à quelque âge que ce soit, qui, appelé séance tenante à tout raconter de ce qu’il a vécu, qui ne serait sur le coup saisi de stupeur, de vertige et même d’épouvante, à ne plus pouvoir finalement que rire aux éclats ? Si j’avais, ma vie, à la dire en effet moi-même et moi seul, ce qui m’en est resté en mémoire est une masse à ce point homogène autant qu’innombrable, avec qui, où et quand, comment et pourquoi, je reverrais tout, réentendrais tout, ressentirais tout, ce que je revivrais ainsi serait à ce point pour moi à n’en jamais finir qu’il me faudrait, je ne sais pas, des jours et des jours, des mois et des mois, pour tout écrire il me faudrait des pages par dizaines, par centaines de milliers, non, tout dire, et pour chacun de vous tout autant que pour moi, tout dire est impossible. Aussi vous gardant de toute complaisance, aussi ne pourrez-vous que passer lucidement, loyalement sous silence une infinité de vos souvenirs, de vos plus chers peut-être, aussi chacun de vous cinq s’en tiendra-t-il en toute simplicité à ce qui importe, et ce qui importe est ce sans quoi, comment le définir a priori, ce sans quoi rien ne se comprendrait, rien ne se maîtriserait, rien ne pourrait devenir pleinement commun, rien de tout ce que vous avez vécu, vous que je suis, vous tous ensemble.


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Ensemble, oui, mais l’un après l’autre ?


M


Oui et non. Oui l’un après l’autre afin que soit, pour l’essentiel, communément suivi ce qui de toute façon est le processus, est le temps concret de toute vie, oui et pourtant non :  vous n’êtes aucunement sans vous connaître déjà tous, vous vous êtes déjà entre vous parlé de vous-mêmes, et souvent même étourdiment, mais ici, pour la première fois, chacun de vous, selon sa logique en totalité, va raconter ce qu’il a lui-même et lui seul vécu, et chacun de vous ici aura le droit, si nécessité il y a pour lui, d’intervenir dans ce que chacun sera alors en train de raconter, vous aurez tous le droit en somme, ici, de vous interpeller l’un l’autre, et de vous contester peut-être, et pourquoi pas de vous juger, bref, ce que dira chacun de vous cinq, chacun de vous cinq pourra, le cas échéant, sinon le démentir, du moins le redire autrement.


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Mais moi, comment, moi ton enfance, comment trouver à redire à ce que je ne pouvais pas connaître ?


M


Question qui vaut réponse. Il reste néanmoins que chacun de ceux qui t’ont succédé le racontera, ce que tu n’as pas connu, et tu pourras alors, toi aussi, t’entretenir avec chacun d’eux.


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Tu es le seul ici à tout savoir, tu es le seul aussi, par là même, à pouvoir prendre à bon droit la parole.


M


Il y a ce que vous cinq l’un après l’autre avez connu, ce que sait ainsi chacun de vous cinq, mais ce que je sais, moi, mon savoir à moi qui suis vous ensemble, est-il vraiment de vos savoirs la somme ? Il l’est et ne l’est pas. C’est chose étrange, au fond, de ne pouvoir que se rendre à cette vérité, qui est que chaque moment d’une même vie a sa propre vision de ce qu’il est, vision qui ne sera jamais celle que cette vie, en sa totalité, aura de chacun de ses moments. Ce que je ne peux que reconnaître, ici, bien que cette chose étrange aille en fait de soi, c’est qu’a priori ce que je pense, moi, de chacun de vous cinq, peut en effet, et plus ou moins, être différent de ce que chacun de vous cinq a pensé de lui-même : et lequel alors, de vous ou de moi, et lequel ici parlera à plus juste titre, à meilleur escient ? Ce que je pense, moi, est peut-être ainsi plus ou moins discutable, et plus ou moins ici à revoir, peut-être, à réentendre, à resavoir. Peut-être en somme aurai-je à vous interpeller, moi aussi, mais à propos de quoi, a priori évidemment je ne le sais pas.


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Tout revient à dire, en fait, que nous sommes ici, tous les cinq, les moments différents du même que tu es.


M


Si différent qu’il soit, celui qui parlera ne sera en effet et ne restera jamais que le même, et ce n’est là rien de moins que le principe, ici, que le fondement de toute parole.


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Tout est clair, je suis ton troisième et dernier, moi, j’attendrai, je le sais, mais ne serait-il pas temps que tout commence ?


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Il est temps, c’est vrai. Toi mon premier, toi mon enfance, es-tu prêt ?


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Moi, c’est moi qui commence, oui, je suis prêt.


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Tous en t’écoutant vont aussi se souvenir, tous pourront dire aussi, donc, ce qu’éventuellement ils auront à dire, et je ferai, moi, comme tous. 


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La première chose qui me revient, la première tout au moins distinctement, c’est le retour attendu de mon père, après le travail, le jour où ma mère m’a fait, sans prévenir personne, couper les cheveux. C’était un jeudi, il n’y avait pas école, le jeudi, un coiffeur passait pour couper les cheveux aux enfants, ce jour-là, un coiffeur qui faisait plusieurs villages, à tour de rôle, et qui restait dans chaque une demi-journée, et pour notre village il s’installait dans un petit local, juste en face de notre maison, de l’autre côté de la nationale.


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C’est là, dans ce village haut-marnais, sur la route nationale 67, Soncourt, quatre cents habitants et quelques, entre Chaumont au sud et Joinville au nord, c’est là que tu as vécu, toi, tu n’as connu aucun autre pays, mais celui-là, tu es le seul de nous cinq à le connaître, toi, le seul.


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A le connaître en tous ses coins et ses recoins, c’est vrai, je suis le seul. La route nationale, elle suivait de loin ou de près la Marne, qui coulait en direction du nord, et devant notre maison, juste là, deux axes, en fait se croisaient perpendiculairement, l’un, c’était donc la nationale, un large ruban droit de goudron gris bleu orienté nord-sud, l’autre, c’était côté ouest une ruelle étroite et caillouteuse qui débouchait droit sur la nationale et côté est une grande route blanche et toute droite, elle aussi, qui de la nationale descendait légèrement d’abord avant de remonter jusqu’à la voie ferrée et sa barrière et de continuer vers le pont de la Marne, et c’est au croisement de ces deux axes, juste là, que se trouvait notre maison. Devant elle, entre elle et la nationale, il y avait un énorme marronnier, le premier de tout un alignement qui allait jusqu’au bout du village, au nord, et la maison, elle, de l’extérieur on en voyait, sur le mur ouest, sur le mur face au marronnier, la porte et la fenêtre de la grande pièce, on en voyait aussi la fenêtre de la chambre en haut avec au-dessus la lucarne du grenier, sur le mur sud, le long de la route blanche, c’était la fenêtre de la chambre des parents qu’on voyait, avec au-dessus une deuxième lucarne, après quoi le mur faisait à angle droit un retrait, on avait alors l’appentis avec au-dessus le poulailler d’abord, la cuisine ensuite et sa fenêtre, on tournait à angle droit encore et sur l’arrière de la maison, sur le mur est, devant un renfoncement qui formait comme une petite cour avec le garage où le patron garait sa voiture de sport, le patron de la scierie où mon père travaillait, c’était tout de suite la porte de la cuisine avec ses deux marches de pierre, un peu plus loin la porte de la remise avec une troisième lucarne au-dessus.


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A mon premier passage à Soncourt, quelque trente ans plus tard, je les attendais, tes marronniers géants, mais rien, le long de la nationale il n’y avait plus rien, plus un seul arbre.


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Des colosses pareils, les abattre a dû être un de ces tours de force, oui, plusieurs fois je me suis trouvé avec mon père à faire un boulot comme ça, c’était de la plus haute précision, d’arriver pour finir à coucher le cadavre au mètre près, qu’il ne touche à rien de ce tout qui est tout à côté. Il faut commencer par les branches, les enlever l’une après l’autre, une fois le tronc complètement ébranché, le raccourcir tronçon après tronçon jusqu’à la bonne hauteur, puis à la hache faire au pied l’entaille, ensuite accrocher à la cime une corde, une longue et solide, afin de pouvoir tirer le tronc dans la bonne direction, dès que le passe-partout se met en bas à scier, dans ce temps-là il n’y avait pas de tronçonneuse électrique, on tirait sur la corde, on tirait de plus en plus fort, on était à deux, parfois même à trois, le passe-partout avançait millimètre après millimètre, on tirait et tirait jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce monstrueux craquement, pour que la chute ait lieu, avec un de ces bruits, exactement au bon endroit prévu.


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Non seulement plus aucun marronnier, mais ta maison, les murs entièrement recouverts de verdure, et les fenêtres pleines de fleurs, mais ta maison était méconnaissable, elle aussi, et pourtant, oui, c’était bien elle, elle toujours à ce même croisement de la nationale et de la route au bas de la ruelle.


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Dans la ruelle, on ne pouvait pas, de front, passer à deux, la ruelle allait droit entre d’un côté, à gauche en montant de la nationale, la propriété du patron, une propriété, la grille d’entrée, immense au milieu d’un parc plein d’arbres et tout entouré d’un haut mur qui durait jusqu’à plus de la moitié de la ruelle, et de l’autre côté, à droite en montant, le mur d’un bâtiment qui se prolongeait par un grand terrain grillagé où le piqueur du patron avait sa meute, et longtemps les chiens venaient tous m’aboyer quand je passais, mais tous un jour ont disparu, le patron avait dû sans doute être obligé de réduire un peu son train de vie, attendu qu’à ce même moment a disparu aussi la voiture sport, et le garage a été pour nous, on y rangeait les outils et les bicyclettes, et ce bâtiment sur la ruelle, à droite donc, la mère du patron y avait vécu un temps, c’est dans l’aile de ce bâtiment, dans un local qui donnait sur la nationale, que le coiffeur venait nous couper les cheveux. J’étais venu au monde avec des cheveux déjà épais tout noirs et qui frisaient, j’ai eu très vite une boule de boucles qui me tombaient jusque sur les épaules, mon père m’appelait le moricaud, ma mère, elle, elle n’en pouvait plus, elle avait de moins en moins de temps pour s’occuper de ma tignasse, elle avait décidé sans en dire un mot de me faire enlever tout ça. Le soir de ce jeudi-là, je ne devais avoir guère plus de deux ans, ma mère m’avait dit qu’elle voulait lui faire une surprise, elle m’appelle, j’arrive dans la cuisine, je m’arrête devant la fenêtre, à côté de l’évier en ciment, j’entends mon père qui rentre son vélo, qui monte les marches, ouvre la porte, il entre et je le vois qui vient vers moi, dans un grand silence, et qui plaque sa main sur mon crâne rasé, je l’entends qui rit et qui, en tapant de la main, dit presque en hurlant : « oh le moricaud ». A partir de ce jour-là, j’irai chez le coiffeur régulièrement me faire couper les cheveux, ma mère me fera porter un béret, jusqu’à l’âge de douze ans je resterai l’écolier au crâne presque ras sous son béret noir, le souvenir du soir sous la main de mon père, il me revenait de temps à autre, il me reviendra mais comme jamais avant, au croisement sur la nationale, je ne le comprendrai mais vraiment qu’à cet âge-là, quand ma mère m’enlèvera mon béret et me laissera me coiffer comme je voulais, c’est alors que je retrouverai en quelques mois mes cheveux naturels, je frisais, je frisais et de plus en plus, la tête entièrement pleine de boucles noires, j’avais près de treize ans, ce sera le signe aussi, cette nouvelle tête-là, que l’enfance était bien finie.  


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Ton crâne rasé, tu as commencé par là, mais ce n’est pas là du tout le commencement, pour toi, le commencement, pour toi comme pour tout le monde, c’est quoi, c’est la naissance. Tu ne posais jamais de question sur personne, c’est vrai, tout ce que j’ai appris, je le tiens de Simone, notre sœur aînée, elle n’arrêtait pas de me parler de tout et de tous, quand j’habitais chez elle, à Paris, je n’avais pas encore vingt ans, mais quand même, ce que tu savais, toi, c’est où tu es né, et quand, et de qui, oui ou non ?


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Je suis né le 23 janvier 1928, à Soncourt, dans la troisième maison que mes parents ont habitée, une maison près de l’église, juste après ma naissance ils vont déménager, c’est des Italiens, les Grataroli, qui viendront habiter là, et donc, c’est dans la quatrième maison que j’ai vécu enfant, c’est la seule, moi, que j’ai connue, au croisement sur la nationale.


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Cette maison, la troisième, oui, j’ai cru longtemps, moi aussi, très longtemps, que c’était ta maison natale, et puis un jour, de passage là-bas avec Boule, on se gare à côté de l’église, au bas de la place, on fait quelques pas jusqu’à cette maison où tu étais né, et que de l’extérieur je voulais lui montrer. Le hasard a voulu qu’à cet instant même en est sortie une femme, elle habite à présent là, salutations, présentations, cette femme était tout simplement la fille Grataroli, avec qui tu étais à l’école, enfant, quelque soixante ans plus tard on s’est, elle et moi, plus ou moins reconnus, elle nous fera entrer, on boira, on bavardera, Boule apprendra comme moi que tu n’arrêtais pas après les filles, à l’école, et tout à coup c’est l’étonnement, nous, on avait toujours, nous les cinq, vécu jusqu’ici dans l’erreur. La première maison des parents, dans le village, a été celle en fait qu’habiteront les Grataroli, celle autrement dit que tous on a toujours cru qu’elle était ta maison natale, alors que ce sera leur premier enfant qui viendra au monde là, Simone, et leur deuxième maison, vers l’école, à gauche, auprès du maréchal-ferrand, ce sera celle où verra le jour leur deuxième enfant, Mauricette, et la maison où tu naîtras, toi, ce sera leur troisième, en effet, mais elle n’était pas sur la nationale, elle était un peu au-dessus de la place de l’église, au bas de la grand-rue.


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C’est une erreur que j’aurais pu ne pas faire, c’est vrai, si j’avais demandé à ma mère, mais ma naissance, je ne vois pas pourquoi elle aurait pu m’intéresser, je n’en avais pas le moindre souvenir, moi, et puis j’étais comme tout le monde, après tout, ta naissance, elle se fait sans toi. 


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Cette naissance, elle n’a pas été si facile, pourtant, c’est Simone aussi qui me l’a racontée, un jour, quelque temps plus tard j’ai demandé à la mère, elle m’a raconté la même chose. Au moment de se coucher, la mère avait eu les premières douleurs, le père aussi vite est allé chercher la sage-femme, elle arrive, il n’était pas minuit, déjà on voyait le crâne apparaître, elle prépare tout, l’eau chaude, la bassine, les linges, la mère n’avait pas arrêté de gémir et de pousser, la tête est sortie, et c’est alors que tout s’est compliqué, à cause des épaules, elles étaient trop larges, le reste ne passait pas, la sage-femme, avec l’aide du père, essayait d’une façon, essayait d’une autre, impossible d’aller plus loin, ce qu’il aurait fallu, c’est couper, mais pour ça la sage-femme n’avait rien, la tête entière était dehors, « faut pousser, faut pousser encore, plus fort, plus fort, faut pousser à fond », la sage-femme criait sans arrêt, la mère sans arrêt gémissait, rien à faire, au bout d’un temps la mère s’est tue, elle ne bougeait plus, elle était sans forces, et la sage-femme ne savait plus quoi faire, ni même quoi lui dire, à la mère, elle lui répétait qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter, que lui aussi, ce bébé-là, il finirait bien par sortir, la mère ne l’entendait même plus, elle était là, inerte, entièrement relâchée, et plus ou moins même endormie, avec la tête du gosse entre les cuisses, une tête avec déjà des cheveux, des cheveux en effet tout noirs, toute la nuit tout était resté dans ce même état, le père était allé se coucher, toute la nuit, toute, et puis tout à coup quelque chose remue, une épaule, oui, une épaule qui vient de sortir toute seule, la sage-femme alors qui se précipite, l’autre épaule, elle la fait sortir aussi vite, et c’est tout qui suit, la mère appelle et d’une voix faible elle se lamente, il était un peu plus de huit heures, et c’est ainsi que tu es né, cinq kilos et quelques, après être resté la tête dehors, la tête toute seule, de minuit jusqu’à huit heures du matin.   


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Quand ma troisième sœur, Colette, est venue au monde, on est tous nés, les quatre enfants, avec un écart de grosso modo quatre ans, je la vois encore, toute petite, Colette, et toute si petite, et toute si jolie, et toute si gentille, elle dormait au creux de sa charpaigne, un large panier d’osier, dans l’angle de la grande pièce, entre la fenêtre et la cheminée, et c’est aussi dans ce panier-là que j’ai dû passer mes premiers mois. Tout ce que j’ai su à propos de moi au tout début, tout ce que plus tard j’ai entendu, c’est que ma mère avait dû avant les temps arrêter de m’allaiter, je buvais trop, un goinfre, et je l’avais complètement vidée, et comme pas question que dans la maison le travail ne soit pas fait comme il fallait le faire, elle était tombée très malade et le toubib lui a dit : le biberon tout de suite.


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Tes parents, tu n’as passé tout ton temps, toi, qu’avec eux, ta sœur Colette aussi, vous n’avez connu qu’eux, dans toute votre enfance, et pourtant je me suis plus d’une fois demandé, tu parlais si peu, et Colette guère plus, ce que tu savais d’eux, toi, de tes parents, jamais tu n’en as rien dit.


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Ma mère, c’était une paysanne, une Perrin, de prénom Cécile. Elle, ses parents étaient fermiers dans une vaste maison, là-haut, dans la grand-rue, mais je n’ai connu, moi, que lui, que mon grand-père à moi, que Fernand, sa femme, une belle rousse, elle était morte assez jeune, on disait qu’il l’avait tellement labourée, il y mettait tellement d’ardeur, qu’il l’avait, paraît-il, totalement épuisée en quelques années, elle n’avait tenu que le temps de lui donner trois enfants, oui, trois, dans l’ordre Cécile, Adèle, Maurice. 


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Laboureur de femmes, c’était à juste titre, en effet, ce qu’on disait de lui, mais qu’il l’ait besognée à mort, sa belle rousse, c’était plutôt de la pure, trop pure affabulation, sa femme est morte en couches, c’est tout ce qu’on peut dire, en donnant naissance au troisième, et c’est la première, Cécile, qui va l’élever, ce Maurice-là.


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A la maison, dans la grande pièce, il y avait au mur deux sous-verres, un petit, le certificat de la médaille militaire de mon père, un grand, la photo en pied de l’oncle Maurice en uniforme, avec ceinturon et sabre, il s’était engagé dans l’armée, il tombera très jeune au combat, au Maroc, ma mère avait toujours les larmes aux yeux quand elle parlait de lui, de son jeune frère, elle l’avait tant aimé.


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Quand l’adolescent que j’étais devenu, l’adolescent en fin d’adolescence, a été rappelé en Algérie, en 1956, j’ai pensé à mon père et surtout à mon oncle et je me suis dit que là-bas, moi qui portais le même prénom que lui, j’allais peut-être avoir le même destin, qui sait, que j’allais peut-être mourir là-bas, mais en fait ce qui se passera, là-bas, ce ne sera pas du tout ce que je m’étais mis alors en tête.


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Son premier enfant, à ma mère, c’était une fille, elle l’appellera Simone, son deuxième, encore une fille, elle avait demandé à l’oncle Maurice, alors encore vivant, d’être le parrain de ce deuxième enfant, qu’elle appellera donc Mauricette, et c’est entre le deuxième et le troisième, un garçon, que l’oncle est mort, c’est ainsi qu’elle m’a baptisé Maurice.


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As-tu jamais eu l’impression, toi, qu’elle t’ait pour autant préféré ?


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C’est là une question que jamais je ne me suis posée. Oui, ma mère, c’était une femme consciencieuse et rude à la tâche et d’un bon caractère, à la fois sévère et d’une profonde bonté, mais elle était tout sauf expansive, sauf même affectueuse, et si un jour elle t’embrassait, c’est qu’il convenait ce jour-là de le faire, à Noël par exemple, et moi, le seul en fait dont j’étais sûr qu’il m’avait à la bonne, c’était Fernand, tel que je l’ai connu à la fin de sa vie, c’était le grand-père. Il ne travaillait plus, depuis la mort de sa femme, une toute rousse magnifique, il y a je ne sais combien d’années, il vivait tout seul dans sa ferme vide, et souvent, le matin, de la cour de l’école au moment de la récréation, je le voyais à travers la grille, il passait dans la rue à pas lents, vieux chapeau et vieux manteau noirs, sa chopine de vin dépassant de la poche, il remontait de chez les Massard, ceux de l’épicerie, il tournait sans lever jamais la tête et prenait la grand-rue. J’allais le voir, en fin de journée, il avait toujours quelque chose pour moi, la plupart du temps un bout de son bifteck, il le faisait cuire sur son gril, après avoir avec son soufflet attisé les braises de son feu de cheminée, on mangeait ensemble, il buvait de temps à autre un gorgeon de rouge et du dos de la main s’essuyait la moustache, il m’en versait toujours un peu, puis on restait là, il empoignait la grande pincette et retournait sur le feu les bûches, les flammes repartaient hautes et rouges, on ne se disait jamais un mot, jamais un seul, longtemps j’ai cru que c’était à lui au fond que je ressemblais.


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C’était un homme en fait d’une extrême dureté, ton grand-père Fernand, c’était, chose que je n’ai su de Simone que très tard et qui m’a tout de même étonné, c’était quelqu’un d’absolument intraitable, et pour tous, femme, enfants, domestiques, il ne te répondait jamais. C’était également un gaillard superbe, à la stature impressionnante, avec moustache noire et poitrail de taureau, mais de taureau couvert de poils, pas une femme, au village aussi bien que dans les alentours, pas une seule un jour qui n’en soit tombée amoureuse, on disait que dans le coin beaucoup d’enfants étaient de lui, mais lui, il ne s’intéressait à personne, il ne connaissait que sa seule loi. Ta mère, Cécile, avait sept ans, quand sa belle rousse est morte, il a peu à peu tout lâché, alors, tout vendu, tout, tête de bétail après tête de bétail, champ après champ, machine après machine, et pour finir, la ferme, il l’a vendue à d’autres fermiers, les Namin, mais il y restera un moment encore, en locataire, et seul, le temps de dépenser jusqu’à son dernier sou, il ne laissera rien aux enfants, rien.


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La ferme, elle a été louée à des ouvriers, les Bourgoin, le grand-père, lui, on l’avait mis aux Petites Sœurs des Pauvres, à Saint-Dizier. Ma mère et moi, régulièrement, le plus souvent le dimanche, on allait par le train le voir, notre manger qu’on avait emporté, on le mangeait toujours dans le même café, tenu par une dame qui était toute fière d’avoir un phono, elle nous passait des disques, et je me souviens qu’une fois elle m’avait demandé quelle chanson je voulais entendre, et ce qui me vient en tête alors, c’est la voix de Lucienne Boyer, celle qui chantait à la radio un grand succès du moment, je réponds : « Parlez-moi d’amour », la dame avait ri, m’avait caressé la tête en disant : « déjà, à ton âge », ma mère, elle, avait fait comme elle faisait toujours quand elle ne savait pas quoi dire : « mon-on-on », je me suis rendu compte soudain, moi, que la dame était encore jeune et belle et je me suis retenu pour ne pas lui toucher les seins dans leur corsage blanc, mais la dame en fait regrettait, ce disque-là, elle ne l’avait pas. Peu de temps après, le grand-père est mort, on a pris le train une dernière fois, ma mère et moi, pour enterrer le vieux Fernand là-bas, à Saint-Dizier, au cimetière de La Noue.


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L’année où j’ai eu ma première voiture, une vieille Primaquatre noire, en 1955, les parents habitaient alors à Bussy, près de Joinville en Haute-Marne, la mère a voulu que je l’emmène à Saint-Dizier voir la tombe au cimetière de La Noue, à l’endroit où quelque quinze ans avant elle avait planté une grosse croix en bois. Plus rien, il n’y avait plus rien, une fois passé le cimetière ordinaire, allées, dalles, tombeaux, couronnes, fleurs, il n’y avait plus rien de l’autre cimetière, il avait été labouré, il n’y avait plus qu’un immense terrain vague avec çà et là des zones d’herbe maigre. La mère s’était accrochée à moi, elle n’arrêtait pas de pleurer et pleurer et se moucher, puis elle cherchera à retrouver l’endroit, c’était là, ou plutôt là-bas, plus loin, oui, plus loin, son mouchoir était tout trempé, il a fallu que je l’engueule, elle et ses bouts de prière, et que je la rembarque de force, enfin quoi, c’était clair, même morts, les pauvres n’ont aucun droit.


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La religion qu’elle avait, c’était celle qu’ont les gens convenables, elle ne se voyait pas ne pas l’être, elle l’avait même été en réalité, durant tout le temps de leur grande ferme. Elle avait, paraît-il, connu une longue prospérité, cette ferme, avec des bêtes, chevaux, vaches, volailles, lapins, avec du lait à vendre, et des légumes, salades, pommes de terre, fruits, de la farine aussi, il y avait dans la petite grange une meule à grains, j’allais la voir souvent, je la trouvais si belle, une grande pierre circulaire d’un blanc grisâtre, horizontale à l’intérieur de son logement, qui tournait autour de son axe, jadis, actionnée par deux chevaux attelés diamétralement à l’opposé, on voyait encore autour de la meule la trace de leur parcours, ces temps-là s’étaient terminés un jour, la mort de sa belle rousse, il ne s’en était jamais remis, c’est vrai, le grand-père, mais qu’importait, prospérité ou pas, ma mère avait donc été élevée, elle aussi, comme les gens convenables, dans le travail et dans la religion. Mariage à l’église et pour les enfants baptême, par ailleurs jamais ma mère n’allait à la messe, à la maison personne ne parlait religion, l’église, avec son clocher gris tout carré, personne de la famille, sauf cas exceptionnels, n’y mettait les pieds, personne à part moi. Ma mère m’avait envoyé au catéchisme, j’étais tout jeune, et là, le curé aussitôt me dit de demander à ma mère si elle voulait que je fasse enfant de chœur, elle répondra oui, bien sûr, c’est comme ça que j’ai été enfant de chœur pendant sept ans, de l’âge de cinq ans jusqu’à celui de la communion solennelle, et c’était une chose qui me convenait on ne pouvait pas mieux. Le curé, il s’appelait Ferdinand, sa bonne, on l’appelait la mère Marie, elle toujours en jupe noire et caraco gris, lui en soutane toujours du même noir tout mat, le curé Ferdinand était quelqu’un de très sévère, mais de très correct, ses tarifs, je ne me souviens pas qu’ils aient jamais changé, il les respectait très scrupuleusement, tant pour les semaines de messes du matin, tant pour les prières du soir, tant pour les grand-messes du dimanche, tant pour les vêpres, tant pour les messes de fêtes, pour les mariages tant, pour les baptêmes tant, tant pour les enterrements. L’argent, ma mère avait décidé qu’il était pour moi, j’ai vite compris qu’elle y gagnait d’autant, pour les autres enfants de chœur c’était pareil, ce que le curé leur payait restait leur argent de poche, et ce qui pour tous au village a toujours été clair, c’est qu’enfants de chœur, le curé Ferdinand savait son métier, ne l’étaient que les gosses de pauvres, jamais je n’ai vu un gosse de riche porter le surplis, balancer l’encensoir, remplir les burettes qu’au milieu de l’office, le dimanche, le dimanche, le curé nous tendait, l’une était pour l’eau, et le curé la remontait très vite, signe que ça suffisait, l’autre pour le vin blanc, et le curé alors la descendait jusqu’à ce qu’elle soit pleine à ras bord. Son vin blanc n’était pas très fort, mais il était bon, on s’en servait des coups en douce, dans la sacristie, on se servait aussi dans les corbeilles de pain bénit, coupé en petits cubes, à l’odeur fraîche, au goût de terre un peu acidulé, on s’en remplissait les poches, il y avait bien les hosties, autrement, mais c’était tellement fade, et les sous qu’on ramenait de la quête, à deux, chacun son côté, faite le dimanche dans tous les rangs de l’église, et sans oublier personne, on s’en prélevait une juste part, juste mais jamais discernable, on allait aussi de temps en temps visiter les troncs, accrochés sur les piliers, on en faisait glisser les pièces une à une avec un couteau à longue lame, et l’un dans l’autre on se procurait régulièrement de quoi se payer des bonbons, des gâteaux, des cacahuètes, j’aimais les décortiquer, de quoi aussi s’acheter des illustrés, les derniers temps même aller boire un verre au bistrot.


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N’as-tu vraiment jamais été croyant ? La foi, ne l’as-tu vraiment jamais eue, ou l’aurais-tu cachée, elle aussi, toujours tue à tous, même à moi, et peut-être même à toi-même ?


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Me taire quelque chose ? En tout cas je n’ai jamais su quoi. Tout ce que je savais, c’est que la religion a toujours été un travail à faire, pour moi, et faire ce travail pour moi allait de soi. La messe que je préférais, c’était la petite, celle du matin, celle de six heures, et quand c’était ma semaine, mon père, avant de déjeuner pour partir à l’usine, me réveillait un quart d’heure à l’avance, il m’avait préparé mon bol de lait et ma tartine, je m’habillais, je mangeais, juste à ce moment-là le curé, là-bas dans l’église, sonnait sa cloche, une sonnerie claire, un tintement presque, à cette heure-là on n’entendait rien d’autre, et tout en finissant d’avaler je l’écoutais presque avec joie, et ça d’autant plus qu’à chaque fois je m’imaginais le curé Ferdinand faire comme on faisait, nous, le dimanche pour la  grand-messe, on sonnait les deux cloches à toute volée en ne lâchant pas la corde, on était alors à chaque coup enlevé, on s’envolait droit jusque sous la voûte, on redescendait, on remontait, on redescendait, sans arrêt jusqu’à la fin de la sonnerie. Aussitôt fini mon petit déjeuner, je me précipitais à toutes jambes par la ruelle, il faisait encore nuit, j’arrivais, je passais mon surplis, la petite messe commençait, j’aimais aussi cette messe-là parce qu’il n’y avait pas beaucoup de monde, et rien qu’au premier rang des femmes en noir, le curé n’allumait pas le reste de l’église, et c’était une messe non pas à haute voix, mais plutôt chuchotée, une messe presque en silence avec l’ombre à peu près partout dans le grand espace à peu près vide. Et j’aimais aussi la musique, pour les autres messes, l’orgue ou l’harmonium, je savais par cœur les cantiques, et je me souviens que les tout premiers temps, pendant la prière du soir, l’église était d’ailleurs comme pour la messe du matin, un peu moins vide, mais aussi sombre, je chantais avec les fidèles


Ave maristella

Dei mater alma


et j’étais tout désemparé, le cantique disait, il y avait même une reprise, à la fin, 


Semper colet e mur


et ce que j’entendais, moi, c’était


Saint Père, Colette est mûre


et je me demandais pourquoi le Pape, il fallait lui dire en français que ma petite sœur Colette était mûre, alors qu’elle avait quoi, deux ans au plus, je me suis dit un soir que le plus simple était d’aller voir dans le recueil des cantiques, un petit livre cartonné noir, j’ai enfin été rassuré, le dernier vers du cantique était, lui aussi, en latin.


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Le latin, le latin ! Je me souviens, moi, d’un cours de français, au Collège, on étudiait TARTUFFE, le prof nous avait expliqué, et répété, à chaque fois d’un air extasié, ce qui constituait le coup de maître de Molière, à savoir qu’on ne voyait pas Tartuffe avant l’acte III, mais que son entrée alors était en effet magistrale. Un jour enfin le troisième acte arrive et le prof nous lit l’entrée de Tartuffe :


Laurent serrez ma haire avec ma discipline

Et faites que le ciel en tout vous illumine


et j’entendrai, moi :


Loran céréma er avec ma discipline


et j’en tremblerai presque d’admiration, génial, ce Molière, il l’était vraiment, d’avoir fait dire à son bigot, d’entrée, un premier hémistiche en latin pour continuer en français. Comme je n’avais pas le texte, je n’achetais jamais ces livres-là, je ne venais au Collège qu’avec dans mon sac mes cahiers, j’ai demandé ce jour-là son TARTUFFE à l’un de mes copains de classe, à peine rentré à la maison, le cœur battant j’ouvre le petit classique et je lis alors les mots que Tartuffe en réalité prononçait, ma déconvenue a été tout un temps férocement injuste.


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Ce que je trouvais beau dans l’église, ce n’était pas les dorures de l’orgue ou de l’autel, pas les statues tellement idiotes, pas même le vieux bois des bancs ou celui de la vieille chaire, c’était les piliers, beaucoup étaient tout usés en bas mais ils m’impressionnaient toujours par leur puissance, et puis c’était aussi, c’était surtout les quatorze tableaux de la Passion du Christ, chaque année avant Pâques, il y avait pendant la prière du soir le chemin de croix, le curé arrêté devant chaque station de la montée au calvaire, avec les trois chutes, à chaque fois rien qu’à la lueur des grands cierges, j’avais sous les yeux quelque chose alors qui me bouleversait, c’est vrai, quelque chose au fond que je ne connaissais que trop, qui jour après jour était ce que vivaient silencieusement, en fait, trop de gens ici, le dénuement et la souffrance. Une histoire, pour moi, voilà ce que c’était, racontée en peinture, une histoire qui ne me parlait que de ce qui était le destin de tant de simples vivants, tout ce que le curé au catéchisme racontait, tout n’était pour moi, tout, que leur histoire à tous, même les histoires les plus étranges, les plus incroyables, les plus insensées. Il y avait entre toutes, de toute façon, celle des sept Macchabée, et je m’arrangeais de temps en temps pour que le curé la redise, à chaque fois elle m’amusait aussi, moi, à cause de ce nom-là, Macchabée, à cause que pour moi comme pour tous c’est un cadavre, un macchabée, et là où est la vie, elle est là aussi, la mort, venir au monde, oui, pour y crever, ça n’a aucun sens, mais rire ou hurler, ça n’en a donc aucun non plus, rien n’y peut rien, les grandes personnes arrivent à ne plus y penser, mais les gosses, eux, je les connais, ce qui se voit tout au fond de leurs yeux, c’est impossible d’oublier ça, d’oublier que tous les vivants, les humains comme les animaux, que tous deviendront des cadavres, impossible pour moi comme pour tous, et tout le temps, pas seulement quand un paysan part en camionnette chez l’équarisseur. Ce qui me fascinait le plus, dans l’église, à chaque enterrement, c’était devant l’autel le catafalque, avec cette grande toile épaisse et lourde et noire à broderies en argent qu’on étendait par-dessus le cercueil, j’étais à chaque fois comme abasourdi, et tout hébété, de voir cette espèce d’édifice imposant, monumental même, et si solennel, pour abriter quoi, un corps mort, rien, un cadavre, une barbaque, et bon appétit à vous tous, messieurs les asticots.


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Une fois tout de même, une seule fois, rappelle-toi, tu seras à ce point décontenancé, à ce point perdu, que tu t’interrogeras, que tu douteras de tout ce que jusqu’alors tu avais pensé, et c’est aussi, cette seule fois-là, celle où tu auras reçu de ta mère une grande leçon.


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Mais je ne l’ai jamais oublié, jamais, j’en ai été alors tellement heureux. J’avais onze ans, le temps était venu de la communion solennelle, et nous, les gosses catholiques de cet âge-là, le curé nous a d’abord envoyés faire une retraite à Vignory, à trois kilomètres de là, un évêque est venu nous parler, tout était ennuyeux, mais on était filles et garçons ensemble. Ensuite, après la retraite, et dans la semaine avant le dimanche de la grande communion, le curé avait organisé une petite communion, pas un de nous n’avait encore communié, pour qu’on apprenne comment allait se passer la chose. On devait premièrement se confesser pour obtenir l’absolution et se présenter alors sans péché à la sainte table, attendu que le corps du Christ, le recevoir en état de péché, c’était commettre un sacrilège, un acte on ne peut plus grave. Deuxièmement on devait aller à l’autel, l’un  après l’autre, et là ce qui se passait, c’est d’ailleurs ce qu’on avait déjà pu voir, nous, enfants de chœur, pendant des années, on tendait au curé le plat d’argent où se trouvaient les hosties, il en prenait une et marmonnait, puis il la posait sur la langue de la femme qui communiait, elle faisait un signe de croix et se levait, c’était au tour de la suivante. Le curé nous a confessés, donc, une fois entré dans la petite cabane en bois je me suis agenouillé, on n’y voyait rien, le curé était de l’autre  côté, sa voix m’est arrivée à travers cette claire-voie tendue de tissu, mais je ne savais pas quoi répondre, j’avais beau chercher, je ne trouvais pas ce que je pouvais lui avouer comme péché, je n’avais pas pensé à lui demander ce que ce mot signifiait, le curé alors m’a questionné, si j’avais fait ci ou ça, j’ai répondu sans réfléchir tantôt oui, tantôt non, je suis sorti de là avec son absolution, et je ne sais plus combien de Pater et d’Ave à me réciter, j’avais peine à reprendre tous mes esprits. Le lendemain, à la messe du matin, on devait être à jeun, j’étais là, avec les autres, à mon tour j’ai avalé l’hostie et puis tout à coup je me suis senti mal, de plus en plus mal, des sueurs froides, j’étais au bord de l’étourdissement, j’ai pris le chemin de la maison dans un de ces états, physique bien sûr, mais surtout moral, je me disais que voilà, je ne m’étais pas confessé comme il le fallait, j’étais resté en état de péché et je venais donc de commettre un acte sacrilège, et tout vacillait, tout grouillait dans ma tête, oui, le curé, tout ce qu’il racontait, tout avait un sens, tout avait à voir avec une vérité d’ordre divin, je n’avais rien compris à rien jusqu’ici, ce n’était pas simplement des histoires, la religion, tout pour moi était à reprendre et seule la foi pouvait me sauver, moi comme tous. A peine rentré, tout pâle, en sueur, je voyais trouble et je me suis affalé sur un banc de la cuisine, j’ai tout expliqué à ma mère et c’est alors qu’elle me dit : « mon gachenot, t’as tourné de l’œil parce que t’avais rien mangé, tiens, prends ça, et dimanche, pour ta grande communion, tu mangeras avant, tu verras, t’l’auras plus, le vertige ». En un rien de temps mon petit déjeuner dévoré, je me retrouve comme par miracle rétabli, et le dimanche matin, avant d’aller communier, je prendrai mon grand bol de lait chaud avec mes tartines et rien ne se passera à l’église, mais rien. C’est sûr que pour moi ça l’a été, une grande leçon, j’ai alors réfléchi, la vérité, elle est tellement simple et tellement sans appel, j’en ai conclu que ce qu’il faut comprendre, au fond, ce n’est pas les boniments sur la vie éternelle, non, c’est tout bêtement ce dont tous les jours un corps a besoin pour vivre. Et ma mère, c’était vraiment sa grande préoccupation, que tout le monde ait mangé à sa faim, pas question de ne pas finir son assiette, ce qui d’ailleurs ne faisait pas problème, à mon père et moi, assez souvent c’était moi qui finissais aussi les assiettes de mes sœurs. Je ne partais jamais à l’école, l’après-midi, sans qu’elle ait mis dans ma poche, pour mon quatre heures, une grosse barre de chocolat enfoncée dans un gros bout de pain, deux fois sur trois c’était déjà englouti avant la récré. Il y avait tout de même une chose, elle ne voulait pas qu’on se serve tout seul, que surtout on prenne quoi que ce soit dans la grande armoire, à la cuisine, et de temps en temps j’allais y barboter une poignée de morceaux de sucre, à chaque fois elle s’en apercevait, parce qu’à chaque fois, je me souviens, je voulais refermer l’armoire et je n’y arrivais pas, même de toutes mes forces, impossible, et je finissais par me sauver vite, en laissant la grande porte ouverte.


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Tu avais droit aussi, tous les matins, à ta pleine cuiller d’huile de foie de morue, et j’ai essayé de continuer à la boire, après qu’on a déménagé, mais ce sera tout qui changera, là-bas, plus rien ne sera comme dans ton village, on aura là-bas un tout autre mode de vie.


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Il y avait quelques copains, au village, leur mère essayait de leur en donner, de l’huile de foie de morue, ils avaient tous horreur de ça, ils le recrachaient, leur mère finissait par céder, je ne leur ai jamais dit que non seulement j’en prenais, oui, tous les matins, mais qu’en plus j’en aimais tellement le goût que je buvais ça au goulot, et de toute façon j’aurais avalé, moi, n’importe quoi et toute la journée. Ce que ma mère nous cuisinait, c’était d’ordinaire beaucoup de pâtes, et de légumes, pommes de terre, carottes, choux, on avait un jardin, sur la route de la barrière, un peu plus loin à gauche, on prenait un sentier qui tournait à gauche encore et le jardin était là, clôturé de grillage, avec à l’entrée, contre le mur arrière de la maison voisine, un énorme sureau plein de grappes noires à la floraison, le jardin, mon père et moi on l’a bêché ensemble un temps, puis je le bêcherai tout seul, j’épandais du fumier que je ramenais en brouette de la ferme à côté de chez nous, je ratissais, je semais, je plantais même avec ma mère, et tout poussait, et plutôt bien, dans un coin, au fond, il y avait un gros plant de rhubarbe qui chaque printemps reverdissait et s’étendait, ma mère en faisait des tartes et de la confiture, la rhubarbe, à la fin du repas, c’est ce que je préférais à tout. Ce que j’aimais aussi, c’était sa panade, à ma mère, elle gardait tous les croûtons de pain qui restaient, les laissait rassir, puis régulièrement elle les faisait cuire en ajoutant de la crème fraîche, on achetait la crème à la ferme, et mes sœurs en mangeaient très peu, de cette panade, moi et mon père on s’en empiffrait. De temps en temps on allait pêcher dans la Marne, et comme la pêche au filet était interdite, on attendait la nuit, mon père sortait son épervier, qu’il avait alourdi de plombs supplémentaires, pour que le filet tombe plus vite au fond de l’eau, il mettait l’épervier dans un grand sac, je prenais un seau vide, on partait, presque au pas de course, on allait droit au coin d’après lui le meilleur, ce soir-là. Je le regardais dans l’ombre, au bord de l’eau, placer l’épervier sur son épaule gauche avec dans la main la corde et pan après pan ramasser dans son autre main le lourd filet, s’approcher tout au bord et d’un coup lancer, le filet, ce qu’il appelait aussi le parapluie, arrivait sur l’eau en formant un cercle parfait et disparaissait à l’instant, après quoi il tirait sur la corde et remontait son épervier bourré de poissons qui se débattaient, dans l’obscurité les écailles sans arrêt donnaient des lueurs en tous sens, puis le tout une fois déversé sur l’herbe, on ne gardait que les plus belles prises, on rejetait à l’eau le reste, on rentrait avec un seau plein à ras bord, de loin en loin une brème, un brochet, une perche, à force de soubresauts, tombait à terre, on ramassait en toute hâte, il y avait là de quoi non seulement manger pour nous plusieurs jours, mais aussi en porter, le lendemain, aux quelques personnes dont on était sûr, ce n’était pas rare qu’un braconnage était signalé au garde-champêtre, en tout cas nous prendre sur le fait, nous, je ne vois guère comment, tout était expédié en cinq sec, tout, avec mon père, une fois pourtant, mon père ne savait pas nager, la rivière était ce soir-là toute noire, il lance le filet qui reste accroché à sa veste, il tombe à l’eau, mais juste au bord, il est remonté aussi vite et tout seul, la corde toujours dans sa main, tout s’est terminé sans plus de contretemps. Je me souviens d’une autre chose drôle, on était tous dans la cuisine à boire notre tisane, un bruit bref mais violent est venu d’à côté, de la grande pièce, et plus rien, puis de nouveau le même bruit, peu de temps après encore le même, j’ai suivi mon père, il regarde dans tous les coins, rien dans la grande pièce, il empoigne alors un rondin près de la cheminée et descend dans la cave, il remonte, rien non plus, mais juste à ce moment-là de nouveau le bruit, ma mère avait mis sur le rebord du buffet un grand plat avec dedans deux gros poissons, pêchés ce soir-là, c’était deux gros blancs, deux gros chevennes, et l’un d’eux, tête coupée et mort pourtant depuis plus d’une heure, avait encore un soubresaut, tout à coup, et faisait claquer le plat sur le buffet. Le poisson, mes sœurs n’aimaient pas beaucoup, la viande, ma mère en achetait de temps en temps pour le pot-au-feu qu’elle préparait à longueur de semaine, avec d’énormes morceaux de lard, je laissais le gras, moi aussi, mon père avalait tout, le bocal de moutarde à portée, et pour le reste on avait nos poules, le poulailler, au-dessus de l’appentis où les outils étaient rangés, on y montait par une petite échelle étroite, il y avait toujours deux coqs, et dans la paille, après que les poules avaient poussé leur cot-cot-cot, je cherchais les œufs juste pondus, encore tout chauds, mais pour attraper une poule, ou beaucoup plus rarement un coq, il fallait y entrer à croupetons, dans ce poulailler vraiment exigu, si on ouvrait la porte, les poules se sauvaient, même ma mère n’y arrivait pas, tellement ça se débat, la volaille, à chaque fois c’était un charivari, finalement mon père y montait et redescendait une bestiole qui n’arrêtait pas de s’égosiller jusqu’à ce que mon père, avec des ciseaux, lui ait tranché la langue et le sang coulait, d’un beau rouge vif. Les lapins, leur cabanes étaient de l’autre côté, dans la remise, une espèce de petite grange, on y a longtemps garé les vélos, j’aimais passer les voir, les lapins, les tout blancs, les tachetés d’orange ou de noir, leurs nichées aussi, les nouveau-nés faisaient comme une boule de petits corps roses, si doux au toucher, presque sans poil au début, je restais des minutes parfois à regarder un lapin grignoter une carotte, à petits coups d’incisives, avec au-dessus leur retroussement du nez en forme de v. Tuer un lapin, c’était tout un rituel, mon père l’empoignait d’une main par les pattes arrière, la bête gigotait, la tête en bas, du tranchant de l’autre main, d’un coup sur la nuque et d’un seul, il l’assommait net, puis il s’asseyait, la bête entre ses genoux, je plaçais un bol juste au-dessous, mon père enfonçait le couteau en pleine gorge et le sang pissait, rouge foncé, ma mère ajoutait un rien de vinaigre pour sa sauce, une fois tombée la dernière goutte de sang mon père jetait le lapin sur le ciment de la cuisine, ensuite avait lieu le dépouillage, je tenais le corps mort par les pattes arrière écartées et mon père, après avoir passé son couteau sur la pierre à aiguiser, commençait par là, par les pattes arrière, il incisait autour des os, décollait la peau et d’un coup la retirait de toute la patte, et la chair surgissait, toute rose, même opération pour le corps entier, d’une seule traction il lui enlevait la peau entière, apparaissait le ventre lourd, le gros ventre rose, lui aussi, après avoir fini de détacher tout le pelage, il ouvrait le ventre et le vidait, la tripaille faisait un bruit mou sur le ciment, ma mère alors déposait la bête dans l’évier, la peau du lapin, je la plaçais, fourrure en dedans, sur un cintre en gros fil de fer, dès qu’elle sera entièrement sèche, on la vendra au marchand qui passait chaque semaine, on l’entendait de loin crier : « peaux-de-lapin-peaux, peaux-de-lapin-peaux ». Souvent me revenait, quand je tenais les deux pattes écartées du lapin, ce que ma mère m’avait dit, un jour, j’étais encore petit, par la fenêtre elle m’avait regardé, c’est ce qu’elle m’a précisé après, j’étais avec je ne sais plus qui, debout devant l’abreuvoir, de l’autre côté de la place au croisement de la route et de la nationale, et quand je suis rentré, ma mère m’a dit avec un rire : « eh ben je t’ai vu, t’étais tout droit, les jambes tout écartées, on aurait dit un vrai petit homme », et j’ai pensé que peut-être en effet j’avais voulu, sans m’en rendre compte, imiter les hommes, en tout cas tout ce qu’elle avait vu, elle, et retenu, c’était ça, l’attitude que j’avais alors, celle d’un adulte, et j’en avais conclu, moi, et ça m’est resté en tête, que d’une part ce qu’on fait ou non est une chose et que d’autre part les gens sont tous comme elle, peut-être, ils ne voient que ce qui leur plaît de s’imaginer.


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Selon toi, tout ce qu’elle faisait là, c’est de s’imaginer, comment comprendre alors qu’elle ait pu te donner une aussi grande leçon, selon toi, au moment de ta communion solennelle.


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A ce moment-là, c’était moi qui m’imaginais, pas elle.


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La sagesse et l’intelligence, au fond, selon toi, ça ferait deux ? Le père et la mère, un jour, c’était fin des années 50, j’étais venu les voir, le matin je me réveille et je la trouve en larmes, elle, en proie à comme une secrète panique, elle me répond en sanglotant qu’elle l’avait encore fait toute la nuit, son cauchemar. « Quel cauchemar ? », je lui demande, elle finit par me raconter qu’elle avait rêvé toute la nuit qu’elle avait dû retourner à l’école et que, de sa grosse voix, le maître à tout instant lui posait des questions que jamais elle ne comprenait, ses sanglots redoublaient de plus belle, elle pleurera cette fois-là toute la journée.


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Cauchemar ou non, elle avait tout de même, à l’école, appris à compter. En bonne paysanne, elle avait son livret de caisse d’épargne, et de la même façon qu’elle nous élevait, nous, ses enfants, dans la religion, elle plaçait sur son livret ses économies, et plus d’une fois je l’ai vue, elle entrait à la poste, au-dessus de la place de l’église, ou bien elle en sortait, je la regardais de loin sans me faire voir, c’est chaque mois, je crois, qu’elle y allait. Comment elle faisait pour économiser, ça tenait du miracle, pour moi, même si tout ce qu’il y avait à faire à la maison, je la voyais jour après jour en venir à bout toute seule, elle travaillait sans faire jamais la moindre pause, et tout était fait comme il convenait de le faire, elle trouvait même le moyen d’avoir pour nous des habits du dimanche. Elle nous habillait toujours avec des vieilles choses encore bonnes, elle gardait tout, de temps en temps la mère Michel, la femme du garde-barrière, elle et ma mère s’accordaient bien, la mère Michel lui apportait ce qui n’allait plus pour ses deux filles.


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Quarante ans plus tard, dans ton village, on s’était arrêtés au bistrot sur la nationale, on avait rencontré trois ou quatre de tes camarades d’école, on avait bu, ils avaient rappelé des souvenirs, je me souviens que ce qui m’avait le plus sidéré, c’est que le souvenir resté le plus vivant pour eux, ce qui les faisait tous s’esclaffer, les renverser comme en extase, et chacun reprenait à sa façon, c’était qu’à la récréation tu n’arrêtais pas, toi, de leur botter le cul avec les croquenots du quarante-cinq de ton grand-père.


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Oui, tout ce qui se lavait devait être propre, il n’y avait pas de semaine où je ne l’aie pas vue, au moins une fois, mettre à bouillir sa lessiveuse, et j’aimais le moment où l’eau jaillissait avec sa musique du champignon central, au-dessus du linge, et retomber en aspergeant. La lessive terminée, elle l’emportait dans la brouette, avec sa boîte à laver, le lendemain, jusqu’au lavoir, qui se trouvait près de la nationale, un peu en contrebas, un lavoir assez vaste, avec sur trois murs des arcades ouvertes, où les femmes s’installaient, toutes à genoux dans leur boîte autour de l’eau et la pierre en plan incliné devant elles, elles trempaient leur linge, le plaçaient sur la pierre, le savonnaient, le rinçaient, le retiraient, le frappaient à coups de battoir et sans arrêt recommençaient. Il y avait les jours où plus personne, plus rien, plus d’eau, le lavoir avait été vidé, de toute façon il l’était en hiver, il faisait alors beaucoup plus grand, c’était un long rectangle profond d’environ un mètre, on y allait, nous, les gosses, pour jouer ou nous bagarrer, ça gueulait alors et ça résonnait, mais les jours où le lavoir était aux laveuses, il y avait que tout en lavant les femmes n’arrêtaient pas de parler, de crier, de chanter, de rire, un de ces vacarmes, on l’entendait de loin, de temps à autre on en voyait une ressortir, d’un bras portant son panier plein, sous l’autre sa boîte, ou bien revenant avec le tout dans sa brouette. A peine à la maison, ma mère prenait sa grosse corbeille de pinces à linge multicolores, et sur des fils accrochés dans la remise, devant les cabanes à lapins, elle étendait toute sa lessive, et parfois, surtout en hiver, elle suspendait sur des dos de chaises, devant le feu de cheminée, ce qui devait être sec le lendemain. L’hiver aussi, elle mettait à chauffer dans la cendre du feu une brique pour la nuit, juste avant qu’elle voulait que je me couche, elle l’enveloppait dans un torchon et la montait au creux de mon lit pour qu’il se réchauffe, et c’est vrai que l’hiver ma chambre était froide, elle était sans chauffage, et la seule chambre avec chauffage, un radiateur à huile, était celle des parents, ma chambre à moi se trouvait toute seule en haut d’un escalier qui partait de la grande pièce, il y avait dans la grande pièce, sur la droite, une grande alcôve, ensuite la porte de la cave, ensuite au coin la porte de mon escalier avec en haut la porte de ma chambre, et ces deux portes-là, on les laissait ouvertes en hiver pour laisser monter la chaleur, vers le milieu de mon escalier, à droite, il y avait une autre porte, un autre escalier, celui du grenier. Je ne l’oublierai jamais, ce fichu soir-là, on était tous dans la cuisine en train de manger, assis sur nos bancs, on entend tout à coup un bruit violent qui venait du grenier, qui se répète et qui ne s’arrête plus, comme si quelqu’un là-haut marchait à grands pas, quelqu’un de lourd, d’énergique, de furieux, pas de doute, il y avait quelqu’un, ça n’avait rien à voir avec le claquement du poisson sur le buffet, c’était quoi, un fantôme, un animal, même mon père ne savait pas quoi faire, alors ma mère a décidé, on est sortis tous, je nous revois dehors, dans la nuit, le bruit à l’intérieur continuait, ma mère a retenu mon père en s’accrochant à lui, tout à coup plus rien, le silence, on a encore attendu un moment, puis on est rentrés, on a fini notre repas, ma mère ne voulait pas que je dorme cette nuit-là dans la chambre en haut, avec la porte du grenier dans l’escalier, mon père a dit qu’il n’y avait plus rien à craindre et j’ai dit comme lui, mais je n’étais pas si rassuré, je me suis dit qu’après tout rien n’était descendu du grenier, de toute façon on la reconnaîtrait aussitôt, cette chose, et donc le mieux, c’était de dormir. Tous les soirs, pendant tout un temps, dès que j’étais dans mon lit, ma mère montait me border, j’avais eu beau lui dire, au début, que je ne voulais pas, rien à faire, elle prenait à chaque fois le drap et les couvertures et renfonçait le tout loin sous le matelas, je me retrouvais emprisonné, sans rien pouvoir, ce que je ne supportais pas, ce qui fait qu’elle était à peine redescendue, à coups de jambes et de bras je rejetais tout ça, j’avais à chaque fois un bref plaisir fou à faire danser drap et couvertures, à me sentir de nouveau enfin libre. Il y avait aussi un rêve, à peu près le seul dont je me souviens, qui revenait tout le temps et toujours le même, et ce rêve en fait était un cauchemar, dans l’obscurité quelqu’un se glissait sur mon lit, je savais qu’il venait m’étrangler, je le sentais sur moi de plus en plus près sans pouvoir distinguer ce qu’il était, j’avais tout à coup ses mains sur ma gorge, elles serraient, serraient, je me débattais et me réveillais, ce cauchemar, très vite j’en avais bien pris l’habitude, il m’était devenu comme un vieil ami, d’année en année.


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Ce qu’elle avait été, ta naissance, avec toute une nuit la tête dehors, la tête coincée, donc tu ne le savais pas, toi, mais tu l’aurais su, tu l’aurais peut-être eu aussi, ton cauchemar, ton toujours le même.


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J’ai écrit une histoire, un jour, plus de quarante ans après cette naissance, en pleine inconscience en fait de ce que signifiait ce que je racontais là, et pourtant cette naissance, moi, je n’en ignorais rien, ce n’est qu’après avoir écrit que je l’ai compris, ce que cette histoire avait en moi pour origine. Elle se terminait dans la mer, sous l’eau, mon histoire, un homme éventre à coups de couteau une femme, elle alors va refermer ses cuisses en sang sur la tête de l’homme, elle et lui mourront ensemble et son dernier mot, à lui, dans sa tête, aura été mer.


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C’était la bonté même, ma mère, elle était de taille moyenne et toute en rondeur, et même plutôt grosse, mon père l’appelait souvent la grosse Perrin, c’était le nom de famille du vieux Fernand, son visage était tout rond, lui aussi, son regard très doux, jamais elle n’aurait fait de mal à personne, elle, et pourtant, avec ses enfants, si elle n’avait jamais la moindre animosité, jamais elle n’avait non plus la moindre tendresse, on ne lui avait jamais appris à se demander ce qu’elle ressentait, le sentiment dans la famille, il n’y avait pas pour ça de langage, on vivait en silence, on se comprenait sans le moindre mot. Mais l’important, pour moi, mais l’essentiel, c’était quelque chose au fond de moi qui faisait que j’avais, avec mes parents comme avec tous les gens du village, une espèce de rapport comme avec des gens étrangers, c’était en fait que je m’étais retrouvé, tout gosse, étonné de ce qui était si clairement l’évidence, pour moi, à savoir que j’étais venu en un monde où le grand principe était la différence entre deux façons d’habiter, d’être ensemble, de vivre. Il y avait d’un côté un foyer comme le nôtre où tout était plutôt gris, à commencer par le sol en ciment dans toute la cuisine, avec même en son milieu un creux tout usé, tout craquelé, il y avait de l’autre côté des maisons aux couleurs toutes gaies, aux fenêtres partout pleines de fleurs, quelquefois un jardin autour, à la clôture régulièrement repeinte. Il y avait que ceux qui habitaient ces belles maisons-là, on ne les rencontrait jamais dans celles des autres, jamais je n’ai vu mon père ou n’importe quel autre ouvrier de la scierie être reçu chez leur patron, le Jules Remy, ou chez les Massard, les épiciers place de l’église. Il y avait que les fils Massard, Denis, Hubert, ils venaient parfois jouer avec nous, mais pas question d’entrer chez eux, je restais là dans le magasin, Denis, sa mère allait l’appeler, alors qu’autrement, beaucoup d’immigrés vivaient dans le village, des Italiens, des Polonais, un peu plus tard des Maghrébins, et chez eux, chez les Goëgan, chez les Manzoni, j’entrais sans problème et sans problème eux passaient chez nous me prendre, bref, pour nous aussi, il y avait d’un côté les gosses de pauvres, les gosses de riches de l’autre. Et cette différence, entre ceux qui ont beaucoup de mal à vivre et ceux qui ont tout le nécessaire, entre la pauvreté et la vie aisée, oui, c’est ça, ce qui depuis toujours m’a tellement impressionné et qui m’a aussi tout au fond de moi comme séparé de mes parents, non pas que cette différence, ils n’en aient pas été conscients, pour eux aussi c’était le principe de tout, mais pour eux c’était chose naturelle, et finalement ce qui m’a depuis toujours étonné, à chaque instant, c’est que personne en fait ne trouve jamais que vivre ainsi est bel et bien la seule chose étonnante, en ce monde, étonnante en réalité de ne jamais pouvoir être autre, ce qui fait que plus je vivais comme eux et comme tous et moins je ne savais de quoi leur parler, j’étais avec tous à les observer, à me poser sur tous des questions, à vouloir les comprendre, à me faire un jugement. Autant c’était beau, ce que je voyais sur terre, et me rendait heureux, la forêt, la rivière, la prairie, et courir, quelle joie à courir, tout seul dans la lumière, autant pour moi le monde humain, les gens tous tant qu’ils sont, dans mon village et dans les autres et même partout, d’après ce que j’apprenais, c’était au fond de moi comme un désespoir presque fou de les regarder, tous, sans jamais s’étonner de rien, vivre ainsi toute leur vie et mourir ainsi. Il y avait tant de choses qui me faisaient souffrir, tant de choses que je haïssais, mais que la vérité soit ça, un monde en dépit de quel sens, les uns à se démener jour après jour, les autres passer tête haute et sûrs de leur mépris, je n’avais personne à qui la dire, elle n’était évidente que pour moi, cette vérité, j’étais l’enfant pour qui chaque haine, chaque souffrance, chaque jugement ne pouvait être que silence, un silence en apparence indifférent. Mes parents avaient leurs affaires, ma mère sa maison, mon père son boulot, pour le reste, ils m’auraient même, par impossible, abreuvé de discours que je n’en aurais tenu compte en rien, sachant que pour eux tout était naturel, rien n’aurait pu changer ce que je pensais, ce que je décidais, ce que je jugeais être seul vrai en ce monde tel qu’il est, rien n’aurait pu me faire parler, me faire m’expliquer, je me savais seul, mais tellement seul, je me sentais à leur égard comme libre, et j’avais même l’impression, plus d’une fois, que les enfants, c’était eux, qu’ils étaient vraiment mes enfants à moi, ce qu’au fond j’éprouvais, c’est vrai que c’était comme de l’indifférence, et je n’écoutais rien, je n’en faisais qu’à ma tête, il arrivait de plus en plus souvent que ma mère, sans que j’en sois du tout étonné, me traite de sans-cœur, plus je grandissais et plus elle me lâchait par à-coups que je finirais, moi aussi, comme mon père.


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Elle pensait à l’histoire du père en son jeune temps, quand elle disait ça, son temps à l’armée, et ce que j’en ai su, moi, c’est une fois de plus ce que Simone m’en a dit, mais le fin fond de l’histoire, elle l’ignorait, elle aussi, elle n’avait jamais pu savoir ce que le père avait pu commettre, en ce temps-là. Quant à toi, toi pourtant qui vivais avec lui, mais tu ne t’intéresses qu’à ce que font les gens, pas à ce qu’ils ont fait, tu n’as même jamais cherché, toi, à te renseigner sur son passé.


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Il était à lui, son passé, et mon père, c’est vrai que je le voyais aussi comme un grand enfant, mais en même temps j’avais pour lui tellement de respect, tellement d’admiration, jamais en effet je n’aurais pu me demander quel autre homme il avait pu être, et le voir, là, tel qu’il était, ça m’aurait suffi en fait pour me l’imaginer, le cas échéant, son histoire. Tout le monde au village en convenait, c’était un bel homme, mon père, rien que son nom déjà était beau, Aristide, un homme grand, svelte, vif, d’allure toujours fière, et plutôt coquet, pour se raser avec son sabre il suspendait sa petite glace à lui près de la fenêtre et le dimanche, après rasage, il aimait se tamponner longuement le visage à l’eau de Cologne, il marchait la tête droite, avec toujours sa même casquette grise à la visière cassée, avec sa moustache toujours soigneusement arrêtée aux lèvres, avec ses yeux qui faisaient presque peur tellement ils fascinaient, leur prunelle était à l’intérieur d’un bleu absolument limpide, elle avait sur son bord extérieur un anneau assez large et d’un autre bleu, d’un bleu beaucoup plus foncé, plus profond, le bleu de ses yeux se retrouvant, un peu délavé, au coin de ses paupières, au début des tempes, sur les deux lignes de bleu qu’il avait à cet endroit-là fait tatouer. Des tatouages, il y en avait sur le dos de ses mains et de ses doigts, tout un réseau de petites arabesques et d’étoiles que le soleil avait presque éteint, sur ses deux bras il y avait, d’un bleu pur, resté presque intact, des étoiles de toutes tailles, des lignes en tous sens, sur son avant-bras droit un superbe poignard, placé en oblique, ouvert lame vers le haut, sur le haut du même bras il y avait, inscrit en capitales, NI DIEU NI MAÎTRE, et sur son avant-bras gauche il y avait cette formule qui me subjuguait, en capitales aussi, VAINCU MAIS NON DOMPTÉ. Ma mère m’avait dit que des tatouages, il en avait partout, mais elle secouait toujours la tête et refusait d’en dire davantage, et lui, jamais il ne se déhabillait devant nous.


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Un jour j’ai vu, moi, j’ai vu, c’est la seule fois en fait que c’est arrivé, la seule, et ce que j’ai vu, je n’en croyais pas mes yeux. C’était fin des années quarante, il avait une coupe alors dans les bois du plateau, j’allais travailler avec lui pendant les vacances, et cet été-là, il faisait une chaleur, on crevait de soif, en plein après-midi, ce jour-là, on n’avait plus une goutte à boire, on a cherché, ça je m’en souviens, des ornières plus profondes où restait un peu d’eau à lapper, c’est ce jour-là que j’ai vu, la chaleur était d’un torride, il avait depuis longtemps déjà tombé la chemise, il était en maillot de corps gris, tout à coup sa serpe, il la plante au milieu de sa bique et retire son maillot, je vois alors, à quelques pas de moi, dans le grand soleil, apparaître un long torse entièrement bleu, d’un bleu frais, d’un bleu intense, un torse en effet entièrement tatoué, et chaque tatouage était d’une sidérante splendeur. Sur le dos il y avait tout en haut, profil vers l’extérieur, une tête de tigre à gauche, à droite une tête de lion, puis au-dessous d’elles, sortant de la ceinture et s’étalant de chaque côté de la colonne vertébrale, deux grands palmiers touffus, toutes leurs lignes pourtant n’étaient qu’élégance et grâce, mais sur la poitrine, le plus prodigieux, le plus bouleversant, c’était ces deux têtes à côté l’une de l’autre et l’une et l’autre de face, ces deux têtes de fatma d’une fabuleuse beauté, chevelure et regard d’un bleu tellement fort, tellement sans fond, c’était à rêver désespérément d’on ne savait quelle attente en un pays loin, quelle douceur toute chaude, quelle nudité jamais caressée encore, quelle inimaginable étreinte. Ce que j’ai vu, ce jour-là, ce torse où c’est vrai, il n’y avait guère plus que quelques parcelles, ici et là, à ne pas même avoir la moindre étoile bleue, il y avait aussi autour de la taille un  serpent dont la tête allait sans doute recouvrir le sexe, oui, le voilà, tout ce que j’ai vu, ce jour de cet été d’une folle chaleur, ce que j’ai vu ainsi, j’en ai en riant, un soir, parlé à Simone, elle m’a raconté aussitôt ce qui s’était passé, le père et la mère, au lendemain de leur nuit de noces. Après avoir pleuré toute la nuit, dès le petit matin la voilà revenue en pleurs à la ferme, et tout en pleurant, quand elle pleurait, rien ne pouvait l’arrêter, même le travail le plus accaparant, toute la journée elle a répondu que non, elle ne veut plus jamais le revoir, leur Aristide, avec ce qu’elle avait découvert, cette nuit, non et non. Si le pire a pu être évité, si la jeune Cécile en fin de compte a consenti à le rejoindre, son jeune marié, c’est grâce à sa mère à lui, Ernestine, une femme à poigne, c’était d’ailleurs elle qui était déjà arrivée à les amener devant monsieur le maire, elle, Ernestine, et son mari, Camille, habitaient dans le village, à cette époque-là, auparavant ils avaient leur maison à Sexfontaines, où leurs enfants sont nés, mais après le phylloxéra, après la totale destruction du vignoble, à la fin du dix-neuvième siècle, on n’a pas replanté partout, pas en particulier sur les sols haut-marnais de la Champagne, des sols pleins d’argile, et Camille a dû comme beaucoup changer de métier, c’est alors qu’ils sont venus à Soncourt, lui embauché comme scieur chez Jules Remy, quand il mourra, Camille, en 1931, sa veuve retournera à Sexfontaines. Donc, à cette époque, elle avait bien vu, elle, Ernestine, que pour son Aristide, pour sa forte tête de fils, le meilleur parti, sinon le seul, c’était cette fille de ferme, cette solide paysanne, et courageuse, et qui plus est la bonté même et la sagesse, et de cinq ans plus âgée que lui, ce qui n’était pas non plus mal vu, elle était née en 1891, elle, et lui, pour les hommes on ne parlait jamais que de classe au sens militaire, il était, lui, de la classe 16. A peine de nouveau ensemble, on leur avait parlé de greffes de peau, ils sont allés tous les deux à Chaumont voir un médecin, qui a ricané, la grande Afrique de vos amours, c’est tout ce qu’au retour la mère avait dit, la grande Afrique de vos amours, pour l’avoir dans la peau, vous l’avez dans la peau, ça oui, et vous mourrez avec, et sans plus rien dire il a fait signe au jeune marié de se rhabiller.


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Si je ne demande jamais rien, c’est qu’au fond je préfère imaginer, l’Afrique, la guerre, combien de fois j’ai pu l’entendre en parler, mon père, il y avait aussi toutes ses chansons à lui, toujours les mêmes, c’est vrai, mais je l’aurais écouté toute la nuit. Ma mère m’a dit que moi, le garçon, quand je suis venu au monde, il avait du jour au lendemain arrêté de boire, et complètement, pendant cinq ans il n’a plus bu une goutte, et puis, du jour au lendemain aussi, quand j’ai eu cinq ans, tout a recommencé. La chose était connue, il ne buvait jamais les jours de travail, jamais, lui proposer du vin pendant le repas, c’était peine perdue, il avait sa bouteille d’eau ou son bidon de café froid, les autres sous ses yeux se remplissaient leur gobelet de rouge, lui, pas même question qu’il y trempe ses lèvres, et chaque semaine c’était comme ça, le travail, rien d’autre, c’était le samedi qu’il buvait, pas chaque samedi peut-être, en tout cas tous les mois les deux samedis de paie, et ces soirs-là, d’abord ma mère attendait sans attendre, et puis, son regard était d’une tristesse, elle me demandait d’aller le chercher. Neuf fois sur dix il était chez les Pingeon, le café juste à côté de chez nous, dans la salle pleine de bruit et de fumée j’allais vers lui, il me caressait la tête et son moricaud, il le faisait asseoir à leur table, et j’avais beau de temps en temps luii rappeler que maman l’attendait, ça pouvait durer des heures, à la fin la salle peu à peu se vidait, je le prenais par le bras et dans la nuit, il rentrait pas à pas, en titubant, en s’arrêtant pour dégueuler, plus d’une fois en tombant, je me souviens d’une chute, une nuit d’hiver, sous la pluie, une chute en plein milieu de la boue, au pied de notre marronnier, le relever, dans le noir, pas moyen, jamais quelqu’un n’a pesé aussi lourd, je ne sais plus comment on s’est retrouvés enfin debout, cramponnés l’un à l’autre, et boueux des pieds à la tête, on n’avait plus qu’à faire pas à pas le tour de la maison jusqu’à la porte de la cuisine, il pleuvait de plus belle, et qu’à monter les marches, ma mère avait déjà ouvert, et là, sur le ciment, le plus souvent il s’écroulait et dégueulait tripes et boyaux, puis finissait par s’endormir couché dans toute sa vomissure, et c’est alors que dans la puanteur ma mère lui faisait les poches, billets, monnaie, elle retirait tout ce qui restait de la paie, elle comptait, puis elle recomptait, avant de s’effondrer en pleurs. Jamais de vin la semaine, donc, la raison principale en était que le travail, c’était son point d’honneur, vigueur, vitesse, intelligence, il avait au plus haut degré toutes les qualités, sa façon de travailler faisait de lui pour tout le monde un ouvrier exceptionnel, mais qu’il puisse rester sobre périodiquement plusieurs semaines d’affilée, une autre raison en était que trop boire et trop régulièrement avait pour effet que son ulcère à la jambe, au tibia gauche, s’étendait alors et se creusait dans d’incroyables proportions, ça devenait comme un  grand lac rose aux bords en bourrelets et tout en son long au centre asséché jusqu’à l’os, mon père chaque soir appliquait sa Jugadermine avant d’enrouler en serrant fort autour du tibia une interminable bande blanche, et la Jugadermine était d’une efficacité plutôt spectaculaire, au bout d’un temps assez bref le lac s’était en effet rétréci et presque refermé, une dernière raison, peut-être la première, en fait, si de toute la semaine il s’interdisait la moindre goutte de vin, c’est qu’il savait qu’il ne pouvait pas boire, un verre, un seul verre et déjà il était soûl ou presque, descendre ensuite litre sur litre, pour ce qui est de l’ivresse, du moins, n’ajoutait rien. Par intervalles, donc, plus ou moins réguliers, mais jamais je ne cesserai d’avoir à le faire à partir de cinq ans, j’allais retrouver mon père au café des Pingeon, c’était toujours plein, toujours que des hommes, il y avait les tables où les mêmes toujours jouaient aux cartes, il y avait les tables où se regroupaient toujours plus nombreux ceux qui ne parlaient que de la vie au village ou que de politique, avec soudain des empoignades à ne plus pouvoir s’entendre, il y avait la table où tous n’étaient là que pour boire avec mon père, ils ne le retrouvaient en fait au café que rarement, donc, deux fois au grand maximum, et lui, ni les jeux de cartes, ni les potins du jour, ni la politique, rien  de tout ça ne l’intéressait, je n’ai même jamais vu quelqu’un d’aussi indifférent à ce qui pouvait se passer dans le monde, et tous en parlaient pourtant tous les jours, mais à propos de tel ou tel événement, si on demandait son avis à mon père, il faisait comme à la maison, quand ma mère ou quand quelqu’un d’autre parfois lui posait ce genre de questions, d’un mouvement lent il redressait la tête et la personne qui avait questionné, il la fixait droit dans les yeux, puis avec un sourire amusé, c’était toujours sa manière à lui, sa même manière humoristique, il déclarait sur un ton solennel, en marquant bien les différents moments de sa réponse, une première syllabe détachée, mais maintenue telle quelle un instant, puis les deux autres syllabes assénées brutalement : « on – n’sait pas ». Lui, chez les Pingeon, il était là pour boire, il buvait, il n’arrêtait pas de remplir les verres, et pourtant, même entièrement ivre, il ne perdait jamais la tête, et c’est combien, c’est des dizaines de fois que je l’ai entendu raconter, c’était toujours les mêmes histoires, il ne disait jamais n’importe quoi, jamais il ne connaissait la moindre défaillance, il avait, lui aussi, une mémoire extraordinaire, et c’était pareil pour tout ce qu’il chantait, tous les connaissaient, ses chansons, et les chantaient même avec lui, avec lui mais comme en sourdine, il aimait chanter et chantait tellement bien, d’une voix pleine, un peu rauque, et toujours vibrante en dessous d’émotion.


Il est sur la terre africaine

Un régiment dont les soldats – dont les soldats

Sont tous des gars qu’ont pas eu d’veine

C’est les bat’ d’Af oui les voilà – oui les voilà


les jeunes, au village, les plus âgés que nous, ceux qui n’allaient plus à l’école, eux aussi la chantaient, cette chanson-là, et beaucoup de gosses du coup la savaient, même les petits, mais avec eux, avec tous les jeunes, elle était gaie, entraînante, drôle, cette terre africaine, avec mon père elle devenait comme étrange et d’un triste à vous faire presque mal. Une chanson que j’aimais, moi, et tous au café aussi, quand il racontait sa grande guerre, tout ce qu’il avait vu sur le front, tout ce qu’il avait fait, ce qui revenait toujours, alors, c’était l’Argonne, le Chemin des Dames, c’était les coups de main, les autres commençaient à lui réclamer La Butte rouge, il finissait toujours par la chanter, cette Butte rouge que j’aimais tellement :


La butte rouge c’est son nom ils y vinrent un matin

Et tous ceux qui montèrent roulèrent dans le ravin

Aujourd’hui y a des vignes il y pousse du raisin

Ceux qui boivent de ce vin-là boivent le sang des copains


après chaque chanson il se roulait une cigarette, il ne fumait pas des toutes faites, il avait toujours devant lui son riz-la-croix bleu et son paquet marron cubique de tabac caporal, les autres en le regardant se mettaient souvent à chanter plus ou moins en chœur une autre chanson que j’aimais aussi, Du gris, et mon père alors chantait avec eux, mais comme il était le seul ou presque à se rappeler tous les couplets, les autres finissaient par l’écouter :


Du gris qu’on prend entre ses doigts

Et qu’on roule

C’est fort c’est âcre c’est comme du bois

Ca vous soûle

C’est bon et ça vous laisse un goût

Presque louche

De sang d’amour et de dégoût

Dans la bouche


mais sa chanson que je préférais, c’était Hourida, l’histoire qu’elle racontait, j’y croyais corps et âme et c’est même les seules auxquelles je crois, ces histoires-là, celles qui ne sont si belles et si vraies que parce qu’elles n’ont rien à voir avec ce qui peut se passer tous les jours, chaque fois que le maître, à l’école, expliquait que l’histoire qu’on lisait provenait, en totalité ou seulement en partie, en plus ou moins triste aussi, de choses on ne peut plus réelles, alors c’était fini, pour moi, la réalité, je ne la connaissais que trop, je ne savais que trop ce qui était à savoir, cette histoire-là en tant qu’histoire, l’imaginer n’était donc plus possible, donc plus question de croire à ce qu’on me racontait, ma chanson préférée, et tout le monde, au café, tout le monde était comme moi, tous à toutes les tables se taisaient, tous écoutaient, tous, mon père la chanter, c’était celle aussi qu’il chantait le mieux, cette chanson, elle, parlait d’un monde qu’on ne pouvait ici qu’imaginer, d’une vie, là-bas, dans une Afrique au sable immense en plein soleil, cette chanson racontait les amours d’une jeune fatma de toute beauté, Hourida, et d’un jeune soldat français qui va être, au cours d’un combat, grièvement blessé, et la belle Hourida ne voudra rien savoir, qu’importera toute sa smala, elle restera au chevet de son roumi,


Hourida veille quand il dort

Celui qu’elle a sauvé de la mort


son roumi qui retrouvera ses forces, et qui voudra rejoindre son bataillon, mais elle ne voudra pas, elle, elle fera tout pour le garder,


J’aurai des bras de velours

Qui t’enlaceront pour toujours


lui, finalement, va retourner d’abord dans son régiment, retourner par la suite en France, retourner chez lui, retourner sans elle, elle n’aura rien pu que lui dire adieu,


Dis-toi là-bas dans ton beau pays

Que la petite Hourida

Peut-être en mourra


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Ce que le jeune Aristide va faire, lui, à peine revêtu de l’uniforme militaire, et qui va lui valoir illico d’être expédié là-bas, sous le soleil d’Afrique, tout ce que j’en saurai, moi, c’est encore à Simone que je le devrai, cette Simone qui savait tout sur tout et tous, cette Simone à qui tous les autres étaient tout heureux de parler, pour cette simple raison qu’elle était toujours prête, elle, à parler avec eux des heures, et fin 47, quand je suis venu habiter chez elle, à Paris, non seulement les numéros de téléphone étaient encore composés de trois lettres majuscules d’abord, MIR pour Mirabeau par exemple, de quatre chiffres ensuite, mais aussi, à l’intérieur de chaque circonscription, les communications étaient toutes, pour un même prix, de durée illimitée, et Simone, de l’entendre alors parler d’affilée, avec des femmes neuf fois sur dix, pendant une heure, deux heures, parfois plus, c’est une des choses, à chaque fois, qui m’auront le plus médusé, j’allais dormir, mais de loin en loin réveillé.


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De pareils coups de fil, c’était là, toute médusante en effet qu’elle était, c’était à ce point cette possibilité, alors, de communiquer humainement dont le souvenir tout au fond de moi deviendra projet d’une sorte de roman téléphonique, un roman entre deux personnes qui ne se connaîtraient que par téléphone, et ce n’est que fin 90 que j’entreprendrai de l’écrire, un roman, oui, où déjà tout commencera par une erreur de numéro.


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Le roman militaire africain, lui, c’est par contre, elle d’ordinaire si débordante et si catégorique, c’est avec beaucoup de circonspection que Simone me l’a raconté, et même répété plusieurs fois sans jamais aucune modification, mais sans jamais oublier non plus de faire le partage entre d’un côté ce qui était sûr et d’un autre côté ce que personne n’a jamais voulu dire à personne, alors que ce qu’il aurait fallu en premier, c’était de savoir ce qu’il avait réellement commis, lui, le jeune Aristide, une fois soldat. Le troisième, Aristide, il était le troisième enfant, mais les autres, une fille d’abord, puis un garçon, les deux autres n’ayant pas vécu, victimes de maladies, il s’était très tôt retrouvé enfant unique, en somme, et qui plus est, là-dessus pas de doute, un enfant intraitable, insubordonné de nature, et rien n’y pouvait rien, Camille, le père, était l’homme sévère, mais très bon, la mère, Ernestine, était une femme énergique, une maniaque assez extravagante, et très autoritaire, et leur fils unique, lui, c’était le genre sujet absolument rétif, toujours en mouvement, sûr de lui, l’esprit vif, beau comme un ange et capable aussi bien de drôlerie et même de cordialité que de soudaine violence, et très joueur, très intelligent, c’était même un surdoué, d’après Simone, il comprenait tout et tout de suite, à l’école, avant même que le maître ait expliqué, et tout d’un coup il prenait la porte et disparaissait aussi vite, et depuis longtemps le maître avait cessé de le faire rechercher, c’était peine perdue, il comprenait tout en effet, l’arsouille aux yeux bleus, sauf une chose, à savoir qu’on ne pouvait pas, comme lui, n’en faire toujours et partout qu’à sa tête, et pourtant tout ce qu’il aimera faire et fera, plus tard, ce sera tout simplement de travailler, bûcheron ou scieur, comme son père Camille, en un rien de temps il deviendra un ouvrier très recherché, sa vie était déjà tracée avant même ses vingt ans, jusqu’au jour où la classe 16 va être appelée sous les drapeaux, jusqu’au jour où le jeune Aristide va recevoir des ordres on ne peut plus formels, jusqu’au jour où la belle tête brûlée va devoir les exécuter. Ce qui s’est passé alors ? Simple refus d’obéissance ? Rébellion ouverte ? Agression contre un supérieur ? Meurtre ? Simone n’est jamais parvenue à le savoir, jamais. Ce qu’elle aurait pu faire, m’a-t-elle dit, c’était d’aller aux archives de l’armée, elle ne savait pas bien pourquoi, au fond, mais elle ne l’avait jamais fait.


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C’est plus d’une fois, moi, ce qui s’était passé, c’est plus d’une fois que j’ai pensé lui demander qu’il me le dise, en tête-à-tête, en quelques mots, plus d’une fois surtout durant ce qui sera son dernier hiver, qu’il raconte enfin, vu son âge et qui plus est son état aussi, après la mort de la mère, en toute simplicité qu’il s’explique enfin, c’était de plus en plus le moment ou jamais, mais quoi, lui poser la question, c’était lui dire au fond qu’il allait très bientôt mourir, je ne l’ai jamais pu, moi non plus, la dernière fois que je l’ai revu, il venait de se taire à tout jamais.


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Ce qu’on imagine est toujours plus beau, plus riche et plus convaincant, trop même peut-être, et ce qui s’est réellement passé avec le jeune soldat, c’est plutôt du genre ordinairement logique, et c’est par Mauricette il y a peu que je l’ai appris, Simone à dire vrai ne l’a jamais su parce qu’elle ne l’a jamais demandé, parler de son père en particulier, ce n’était pas d’une si appréciable nécessité pour l’enfant qu’elle était, déjà orgueilleuse au point de regretter sans doute, au fond, de ne pas avoir eu de parents plus dignes d’elle, et si parler avec sa mère, en général, lui semblait d’une certaine façon aller de soi, elle sera la première, en tant qu’aînée, à quitter la maison, c’est Mauricette en fait qui des deux non seulement restera le plus longtemps, mais encore et surtout le rapport le rapport entre elle et la mère était tellement différent, Mauricette était ce qu’elle est toujours, quelqu’un de tellement plus simple et direct, de plus modeste et spontané, c’est à Mauricette en effet que la mère avait raconté l’essentiel, c’est en fin de compte, une fois que je me suis aperçu aussi qu’avec l’âge, elle a aujourd’hui dépassé les quatre-vingts ans, la grande sœur Simone en est à ne plus vraiment savoir ce qu’elle continue à déclarer péremptoirement, c’est à Mauricette, oui, pour la première fois, mais c’était la bonne, celle-ci, que j’ai donc posé la question. Le jeune Aristide, il s’est passé ce qui était prévisible, avec lui, la toute nouvelle recrue a porté la main sur un officier, lequel, c’est aussi ce qu’on lui fera croire, il pensera avoir tué : le seul recours pour le rebelle, afin d’éviter une condamnation, étant la Légion étrangère, il s’engagera donc sur-le-champ, l’officier en fait survivra, mais le jeune cerveau brûlé, lui, se trouvait déjà, alors, légionnaire en Algérie, à Blida, ailleurs aussi peut-être, et c’est là-bas qu’il s’en est remis, lui comme tous, à l’immense talent des virtuoses de la piqûre à l’encre bleue, et tatouage en effet par tatouage, au bout du compte il en aurait eu, qui sait, sur les jambes également et les pieds, si ce n’avait pas été la guerre, en ce même temps-là, en Europe, une guerre, et depuis même assez longtemps, qui n’en finissait plus. Les hommes de la Légion, nombre d’entre eux seront, revenus en France, incorporés dans des unités combattantes, et c’est ainsi que le grand tatoué, devenu membre du 29e régiment d’infanterie, aura toute licence, en 1917 et 18, de prouver tout légitimement, cette fois, sa valeur guerrière : en font foi ces deux extraits de citation que Mauricette avait gardés chez elle en simple souvenir. Voici le principal libellé du premier :


« Soldat d’un cran remarquable, a eu une très belle attitude lors d’une incursion le 10 décembre 1917 dans les lignes allemandes »


et du deuxième :


« Le 21 janvier 1918, a pris part pour la 3e fois à un important coup de main. A rempli sa mission avec un sang-froid et un courage remarquables, donnant l’exemple à ses camarades ».


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Ce que je savais, sans pour autant vouloir en savoir davantage, c’est que mon père avait un certain prestige, auprès de tous, même si pour les uns, pour les riches, la réputation qui était la sienne était ambiguë, entachée en effet d’une chose, et cette chose, évidemment c’était que cette réputation était aussi celle qu’il avait, sans qu’il y ait aucune réserve en ce cas, pour les autres, pour les pauvres, eux, même ceux qui n’aimaient pas le sac à vin qu’il pouvait être, eux pour qui mon père était quelqu’un des siens, quelqu’un dont tous connaissaient aussi bien la dextérité, l’ardeur et l’intelligence au travail que la force physique : ils se défiaient de temps à autre, entre copains, à qui le plus de fois à la suite, par exemple, soulèverait seul par le milieu un long rail de chemin de fer. Sa puissance et sa rapidité d’action, j’en ai moi aussi, en fait, été la cible, et c’est un souvenir qui me stupéfie encore à chaque fois. C’était le soir, on était à table, lui sur le banc à sa place, auprès de la cuisinière, au bas de laquelle il y avait, dans une caisse, les morceaux de bois pour le feu, des morceaux de rondin et de quartier, moi à l’autre bout du banc, du côté de la grande pièce, et tout à coup sans même frapper entrent les Namin, le père et le grand fils, le père Namin raconte alors que cet après-midi, avec deux autres, j’avais joué sur sa grande meule de paille, et je savais, pour avoir plus d’une fois aidé à les bâtir, que les meules doivent être des sortes de cubes impeccables, au dessus parfaitement uniforme et serré, les bottes de paille là-haut ayant une surface entièrement compacte afin que la pluie ne puisse pas traverser plus bas, toute la meule après nos jeux de l’après-midi s’était retrouvée éventrée, éparpillée, en somme en entier défaite, et le Namin prévient, si la meule n’est pas remise en état demain, à la première heure, il ira à la gendarmerie, et sans plus rien dire ils sont sortis, j’ai regardé mon père, il ne disait rien, mais j’ai vu sa pâleur et son regard d’un bleu glacial, j’ai compris qu’il n’y avait plus qu’à se sauver, je me lève et je cours vers la grande pièce, j’ai à peine le pied sur la première marche que je reçois sur la nuque un morceau de quartier, qu’il avait lancé de la main gauche, il était droitier, avec une vitesse, avec une précision mais fulgurante, j’ai continué dans la grande pièce, il me rattrape et de la main, derrière la tête, il me frappe et le sang me jaillit du nez, je me mets à tourner autour de la table, heureusement ma mère arrive et se place entre lui et moi, la minute d’après il était de nouveau à manger sans un mot, pour lui c’était toujours, une fois fini et quoi que ce soit, comme si rien ne s’était passé. Le lendemain matin, je l’ai su par les autres, il avait pris sa fourche, avant d’aller à son travail, et refait avec les autres pères la meule des Namin, chez lesquels en fait il n’allait jamais. C’est uniquement, et régulièrement, chez les Caussin, les autres Caussin, ceux près de chez nous, qu’il allait aider aux travaux des champs, pour la fenaison, pour la moisson, pour le battage aussi, une fois par an, toute une grande journée alors dans la poussière et le boucan que faisait la batteuse, à chaque fois j’étais là-haut, moi, sur la plate-forme, à couper les ficelles, à chaque gerbe j’attrapais la ficelle auprès du nœud, je coupais avec une petite serpette courbe et je retirais la ficelle en la gardant dans la main, nœud en haut, ce qui finissait par faire une espèce de bouquet de nœuds qu’une fois assez gros je ficelais et jetais en bas, pendant que celui qui engrenait, debout, lui, sur le côté de la batteuse et tout le torse dépassant, prenait la gerbe déficelée et la défaisait complètement, pour qu’il n’y ait pas de bourrage et de blocage, et l’introduisait d’une façon continue dans l’engreneuse, un poste, et pas seulement en principe, dangereux pour les mains. Le battage, une fois terminé, ce qui demandait parfois plusieurs jours, on en sortait tout enduit de poussière, sur et sous les habits, et de la tête aux pieds, mais les Caussin nourrissaient très correctement tout leur monde, saucissons, pâtés, viandes, et vin à volonté pour tous, mon père excepté. Je les connaissais bien, moi aussi, les Caussin, j’allais souvent les aider, dans leur ferme, à des petits travaux au début, avec le fils qui était de mon âge ou bien seul, j’écrasais les patates dans la chaudière, je portais la pâtée aux cochons, si je tardais trop, je pouvais parfois les retrouver comme des fous dans leur soue essayant de se bouffer entre eux, dès que je versais dans leur auge, ils se précipitaient en grognant et grognaient de plus belle en se bourrant la panse. Je changeais la litière des vaches, il y avait un taureau, à l’entrée à gauche, il était la plupart du temps couché, on lui palpait les couilles, elles étaient comme de grains de café blancs, à peau un peu rugueuse, il ne réagissait jamais, j’ai appris aussi à traire, un geste difficile, avec les doigts remplir le pis avant de le presser, un geste qui m’a demandé du temps, ensuite on jouait de temps à autre à prendre en main chacun le pis d’une vache couchée, à se bagarrer alors à coups de jets de lait à travers l’étable, et je changeais la litière aussi dans l’écurie, elle était de l’autre côté, face à la maison habitée, il y avait dans l’écurie, à l’entrée, un cheval que j’aimais beaucoup, son nom était Mouton, sa robe était d’un rose clair finement tacheté de rouge, et je posais ma joue sur sa cuisse énorme, elle était si chaude, et de loin en loin je leur passais l’étrille, ils restaient néanmoins en profondeur tout poussiéreux, tous, mais ce qui presque m’enivrait, c’était la puanteur de leur purin dans les rigoles, et par les trappes du grenier je leur descendais leur foin dans leur râtelier, je leur apportais dans leur auge en dessous leur avoine, la première chose que j’avais apprise, c’était de les approcher sans danger, en les prévenant de la voix et les tapant de côté, un coup sur le cul, l’animal aussitôt s’écartait, j’avais appris aussi à les atteler après leur avoir mis tout leur harnachement, je les conduisais à la bride, au début, par la suite, à l’avant d’un tombereau, pour charrier le fumier dans les champs, ou d’une voiture, avec les rênes ou simplement de la voix, hue, dia, oh, j’admirais leur force à laquelle jamais rien n’arrivait à résister. Tout ce qu’on pouvait faire, en somme, dans une ferme, je l’ai fait, tout sauf ce qui est le couronnement, tout sauf le labourage, et pourtant j’avais commencé, les derniers temps, mais si j’avais déjà alors la carrure en plus de l’acharnement, je ne faisais pas encore, comme on dit, le poids, tenir la charrue était un supplice, pour moi, j’avais beau serrer à pleins poings les mancherons, j’avais beau appuyer le plus que je pouvais, le père Caussin avait beau me conseiller et m’encourager, le soc n’arrêtait pas de buter ici sur une terre trop dure, là sur une caillasse, à chque fois l’engin tressautait, déviait, remontait, c’était choc sur choc dans les bras, dans les épaules, dans la poitrine, un bonheur, pour moi, c’était un bonheur, au bout du sillon, de renverser et lâcher la charrue.


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Oui, les paysans, mon ami prof, mon grand ami Alcide a son avis sur eux, lui qui n’a jamais quitté sa Picardie, une très vieille et très riche région agricole, Alcide que les gens de son village ont régulièrement, durant des années, envoyé siéger à leur conseil municipal, lui, les paysans, génération après génération, pas un seul qu’il n’ait pu connaître, Alcide, et pas un seul qui ne soit en tout pareil à tous. Des gens simples, des gens pas fiers, des gens, eux, qui ne font jamais d’histoires ? Entre eux c’est des haines, en fait, des à-moi-pas-à-toi à propos de tout et de rien, d’un bout de terrain, d’un empiètement, d’une meilleure récolte chez le voisin, ce qui compte, et compter, c’est leur seul point fort, ce qui seul compte, et pour tous tant qu’ils sont, c’est ce que ci ou ce que ça peut rapporter. L’Etat veut du lait, l’Etat donne une prime à chaque bidon plein ? Viens, ma belle, et mets bas, le troupeau ne sera jamais trop nombreux, vache laitière après vache laitière, et la prime jamais ne coulera trop à flots. L’Etat veut de la viande, et donne une prime à l’abattage ? Approche, ma belle, et donc adieu, toi aussi, prime oblige. Alcide, entonner l’aria de la vie au grand air, de la beauté de la terre et de l’inexprimable intimité des animaux, reprendre en cœur le triomphal magnificat de la foncière santé rurale, il a l’oreille infiniment trop musicale, Alcide, et le jugement trop pénétrant pour ne pas en sourire en silence. En un mot la paysannerie, il ne la porte en rien dans son cœur, mon grand ami irréprochable, et c’est un sentiment que personnellement je partage et sans aucune réserve.   


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Que tous les possédants sont les mêmes, j’ai pu le constater depuis tout enfant, leur richesse, usine ou ferme, elle n’est que le moyen, pour eux, de devenir si possible encore plus riches, et dans le cas des paysans, c’est tout simplement la même chose, en plus fouirbe encore, en plus implacable, en plus mesquin. Je me souviens qu’un soir, pour une mayonnaise, il n’y avait plus un seul œuf à la maison, ma mère m’envoie en chercher un, un seul, chez les Caussin, l’argent qu’elle m’avait donné, ils l’ont pris, c’est elle qui avait raison, ma paysanne de mère.


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Et tu passais tout ton temps, toi, à travailler chez eux ?


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Je ne m’imagine pas rester sans rien faire, et par exemple, c’est vrai, chez le Clément, chez le bourrelier, de l’autre côté de la nationale, en face de chez nous, j’aimais aussi aller chez lui, je le regardais piquer dans le cuir avec son alène et passer son fil au bout de son aiguille, il ne m’a jamais laissé essayer, tout ce qu’il me demandait à chaque fois, c’était de lui faire du fil poissé, je fixais le fil par une extrémité et je le lissais sur toute sa longueur, le lissais et le relissais à l’intérieur d’un morceau de cuir replié en v et rempli de poix, l’odeur de la poix finissait par presque me rendre soûl, mais ceux chez qui j’allais sans arrêt, c’était malgré tout les Caussin, les travaux de la ferme, ils étaient pour moi, d’abord, toujours plus attachants, plus difficiles, et puis aussi, et puis surtout, chevaux, vaches, au fond de moi j’éprouvais comme une espèce d’accord entre les bêtes et moi, un rapport plus simple, il n’y avait pas à s’interroger avec elles sur ce que leur matière grise était en train de manigancer. Leurs saillies, elles avaient lieu toutes au même endroit, sur le petit côté de la cour, devant l’étable, cette cour-là, tout au long de la maison, ce n’était qu’un renfoncement assez large ouvert sur la rue, il fallait toujours pour ce genre de travail plusieurs hommes, ils amenaient la jument, puis l’étalon, qui se mettait à hennir doucement, la jument aussi, c’était tout un temps une cacophonie humaine autant qu’animale, et soudain l’étalon se cabrait et posait ses jambes de devant sur la croupe de la jument qui voulait alors s’échapper, les uns la maintenaient en hurlant pendant qu’un autre empoignait le membre de l’étalon, le membre devenu énorme et raide, avec à l’intérieur ce qui ressemblait à des ressorts en spirale, avec au bout, d’un bleu gris aux reflets violets, ce qui avait tout d’un chapeau de champignon géant, le membre, donc, un autre l’aidait à pénétrer, tout en un instant y disparaissait, la monte alors de la jument se terminait d’un coup, l’étalon retombait, le membre encore aussi gros et long mais déjà un peu flasque, et le calme aussitôt revenait, mais ce qui était le plus fascinant, le plus silencieux d’ailleurs, c’était l’autre saillie, au même endroit toujours, c’était la vache avec sur son cul le taureau dressé en appui, et spectacle incroyable à chaque fois, ce qui sortait des touffes de poil de son bas-ventre, à ce redoutable taureau, ce qui avançait hors de cette masse imposante de muscles, on aurait pu s’attendre à quelque chose d’une solidité, d’une vigueur sans égale, et c’était quoi, là, tout filiforme et tout luisant, ce n’était qu’une longue tige toute mince et toute rouge, on aurait dit un grand sucre d’orge à la fraise, un homme le plaçait à l’endroit exact, la vache ne bougeait toujours pas, dans un meuglement sourd tout se produisait comme un éclair, le taureau retombait aussi vite, il était emmené pendant qu’un autre homme avec un long bâton frottait énergiquement l’échine de la vache au niveau des reins. Pas question que les filles, même les déjà grandes, assistent à ce genre de scènes-là, et les hommes, s’ils en voyaient une ou plusieurs arriver alors dans la rue, ils leur criaient de loin, avec de grands gestes, de faire demi-tour et de disparaître, une fois de plus je ne pouvais que m’étonner de ce que les gens comme il faut trouvent normal, de cette différence qu’ils font tous entre garçons et filles, comme si ce n’était pas ensemble qu’ils vivaient, ensemble grandissaient, ensemble apprenaient, ensemble jouaient, filles et garçons, je me souviens d’un soir, chez nous, il faisait très beau, un copain et moi et deux filles, on s’amusait, la cuisine était grande ouverte, à se chamailler sur les marches, et voilà que mon père, il revenait du travail, se trouve en effet devant une entrée occupée entièrement par quatre corps se vautrant ensemble, et je revois, je réentends mon père, à sa façon instantanée, à coups de pieds s’ouvrir un passage en criant presque : « ceux-là, avec leur bite », un mot que jamais je n’avais encore entendu de mon père et que de lui jamais plus je n’entendrai, un mot qui m’a frappé, donc, et plus fortement que sa seule chaussure, et qui m’a aussi confirmé, une fois de plus, que malgré tout ce qu’il pouvait dire, ou ne pas dire, au fond il savait, lui, il comprenait, tout de suite et tout. Sauf évidemment ceux qu’on disait aussi des fils ou filles de bonnes familles, en dehors de l’école où pourtant, c’est vrai, aux récréations, ce n’était naturellement qu’entre eux que les garçons pouvaient jouer aux barres, en dehors de l’école on se retrouvait la plupart du temps, garçons et filles ensemble, aussitôt les beaux jours, dans la grande prairie, au-delà du vieux pont, le long de la Marne, au bord ouest la Marne était d’un accès plus réduit, seule une petite plage de gravier blanc permettait d’entrer dans une eau déjà en mouvement, les garçons allaient seuls chercher là, à la main, des traîne-bûches pour la pêche et des têtards, qu’on appelait des gaillots, des truites aussi, en plein courant, sous les longues touffes d’algues vertes, il fallait tout remonter le plus lentement possible à deux mains pour essayer de surprendre au bout l’animal dont la position était toujours la même, en effet, le nez enfoncé toujours dans le haut des algues, et presque toujours à la fin plus personne, à peine sous les doigts l’autre avait filé, ne restait que l’eau qui se précipitait à grand bruit, plus bas, sur les piles du pont, d’énormes piles toutes creusées à leur base et toutes verdies d’une mousse épaisse et durcie. Au bord ouest, donc, c’était la prairie à perte de vue, elle, et la rivière, après être passée, en apparence immobile et presque noire, entre des arbres, de toutes tailles et de toutes formes, serrés les uns contre les autres, la rivière alors, ses bords nus, s’élargissait encore, toujours aussi profonde et pourtant d’un coup bien plus claire, et jouer près d’elle, avec elle, au beau milieu d’elle au soleil, quel bonheur c’était pour tous et pour toutes, quelles poursuites, quels rires, c’est à cet endroit qu’on a tous et toutes appris à nager, ceux qui savaient déjà restaient dans l’eau pour relancer sans arrêt en amont les chambres à air gonflées qu’on y jetait et qui sans arrêt dérivaient lentement, des chambres à air de vélos, de motos, parfois des grosses chambres toutes noires d’autos, ceux qui voulaient apprendre allaient loin au milieu de la prairie et là s’arrêtaient, puis automatiquement, sans attendre, en criant à tue-tête ils revenaient tout droit à toutes jambes et sautaient dans l’eau et là se démenaient comme ils pouvaient pour attraper une chambre à air que, s’il le fallait, on leur rapprochait, certains couraient et sautaient seuls, d’autres à deux, fille et garçon le plus souvent, quelques-uns même à trois, fille au milieu qui pleurait, qui hurlait parfois, pour finir les deux garçons la traînaient, ne la lâchaient pas avant qu’elle n’ait plus non plus qu’à barboter dans l’eau, comme toutes et tous, qu’à s’agripper à quelque chambre à air, puis elle se calmait et commençait à faire d’un bras des mouvements de brasse, elle descendait ensuite assez pour avoir pied, jusqu’à l’espèce de demi-gué, sur la moitié est de la rivière, où l’eau n’arrivait plus qu’aux chevilles avant de repartir de plus belle et de se ruer sur les piles du vieux pont, c’est vrai qu’apprendre comme ça à nager, c’était, disaient des gens, de l’inconscience, et c’est vrai que plus d’un ou plus d’une a bu alors de légendaires tasses, mais c’est vrai aussi que bon an mal an notre méthode a toujours réussi, tellement elle était en fait un jeu à la fois simple et d’une importance indiscutable, et tellement l’eau à cet endroit de la rivière était transparente, était attirante, était comme amicalement accueillante.


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Cette Marne-là n’existe plus, cette Marne à vous, vous tous et toutes, et cette eau, dans laquelle avec tant d’entrain, tous et toutes, avec tant de joie au fil des étés vous avez barboté et nagé, plus personne aujourd’hui n’oserait tremper le moindre orteil dans cette eau-là. Après le passage à niveau du chemin de fer, le jour, dans les trente ans plus tard, de notre première escapade au village, avant le vieux pont je me suis arrêté, on est descendus de voiture et ce qu’on a vu, c’est disons encore une rivière entièrement jaunâtre, opaque, impossible même à regarder trop, le mouvement pour rien de toute eau polluée entraînant trop loin dans la tristesse et dans le désespoir, rien n’étant plus mort qu’une eau morte.


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Il y avait, sur le monticule en pente douce, au fond de la prairie, entre la Marne et le canal, il y avait un autre endroit, là, où tous et toutes, filles et garçons, mais seulement à chaque fois un petit groupe, on se retrouvait aussi ensemble, au milieu de quelques pruniers, combien de fois, deux ou trois, pas plus, par été. C’était un grand coin d’herbe épaisse et presque toujours fraîche, où personne d’ordinaire ne passait, les travaux des champs, les foins surtout et les regains, se déroulaient dans toute la prairie alentour, mais cet endroit-là, pour moi, c’était un peu comme un territoire étranger, rien que d’avoir à le traverser me mettait hors de moi et je me ruais, je courais comme un fou pour être devant tout seul. Le contourner, ce monticule, aurait été beaucoup trop long, le franchir en effet par le milieu, pour aller au canal, c’était direct, mais le canal lui-même, autant l’eau de la Marne était la fraîcheur, la vigueur, la vie, autant celle du canal, toute noire, étroite, immobile entre des parois rectilignes, elle avait tout d’une espèce de cercueil liquide et sans fin, le long duquel de temps à autre un cheval, sinon deux parfois, halait lentement une longue péniche, elle aussi avait tout d’un cercueil, non, je ne l’aimais pas, ce canal, je n’arrivais pas à l’imaginer vivant. Pêcher à la ligne n’avait aucun sens, pour moi, mais quelques copains se précipitaient à chaque fois jusqu’au siphon, les autres pêchaient au carbure, ils jetaient leurs bouteilles pleines au beau milieu de cette eau où rien ne vivait, les bouteilles explosaient, des poissons remontaient aussitôt, morts, le ventre à l’air, pour la plupart de petite taille, il n’y avait plus alors qu’à les ramasser à l’épuisette et pour finir, bien sûr, personne n’en faisait rien, tous les laissaient là, dans l’herbe au soleil. Un jour, il faisait un temps magnifique, j’ai enfin décidé : aller au canal, pourquoi pas, mais sans moi.


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Ce même canal, du Rhône au Rhin, je l’ai beaucoup aimé, moi, quand ma sœur Colette, avec tant de gentillesse et tant de tact, nous accueillait pour le temps qu’on voudrait chez elle, en terre haut-marnaise, à Rouvroy, c’est le long de ce canal que chaque jour je faisais mon jogging, je courais d’une écluse à l’autre, ou d’une écluse au pont à route blanche, entre les deux, je ne regardais plus en courant que cette eau, aux bords jalonnés de joncs, dont le calme était pour moi, le silence et la profondeur, comme exemplaire.


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La dernière fois qu’on s’est retrouvés ensemble, tous et toutes, au beau milieu du monticule, on était un peu plus nombreux, plus de filles que de garçons, cette fois-là, même Colette en était, de ce dernier groupe, elle avait dans les sept huit ans, la toute rouquine, la toute jolie et la toute douce, et les garçons s’étaient fait un plaisir de faire voir ce que c’était, ce que tous et toutes on appelait des quéquettes, les filles les regardaient l’une après l’autre avec des petits rires, au début, certaines venaient examiner de près, mais pas une seule n’a voulu toucher, de même que montrer ce que toutes appelaient en riant leurs zézettes, pas une seule et pas un seul ne l’ont demandé, tout s’est terminé dans un vraiment drôle de fou rire, on riait, tous et toutes, sans savoir pourquoi. Qu’il y ait des choses à faire en cachette, à faire comme si on ne les faisait pas, au fond je l’ai toujours mal admis, je me suis toujours dit que ce qui est à faire, ou bien tu le fais ou bien tu ne le fais pas, mais vouloir, si tu le fais, ne pas être vu, c’est tout simplement ridicule, et vouloir être vu tout autant, ce qui n’empêche, il y a également des choses, les plus naturelles, en fait, se mettre à se branler en est une, il y a telle ou telle chose, une fois l’âge, qui ne peuvent pas, qui n’ont jamais pu se faire autrement qu’en cachette, en groupe ou seul, ce qui serait ridicule alors, ce serait de penser que cette chose-là n’est pas normale, elle l’est parfaitement au contraire, elle l’est pour cette raison qu’on aurait pu faire autrement, peut-être, mais voilà, la chose en question telle qu’elle se pratique aujourd’hui, c’est depuis toujours qu’elle va de soi, qu’on en parle ou non, pour tout le monde, et les hommes, en effet, jamais, arrivé l’âge, ils n’ont jamais eu d’autre solution, tous, que de faire comme nous, de se branler en douce, et s’il n’y a depuis toujours qu’une seule façon de faire, et si personne et depuis toujours n’en a connu d’autre, alors cette façon-là, comment ne pas la considérer comme normale ? Un coin tranquille, on en trouvait à chaque fois un, celui qu’on aimait entre tous, pour toutes sortes de jeux, c’était le vieux saule, au milieu des champs, tout seul dans l’étendue entre la nationale et la voie ferrée, avant la barrière on prenait à gauche un sentier bordé d’un côté d’églantiers et de ronces, on le descendait jusqu’au bout et trente mètres plus loin le vieux saule était là, autour de lui ce n’était que parcelles cultivées, le vieux saule avec son tronc tout gris et pas très haut, mais très large et complètement creux, on y montait d’une enjambée par deux entrées diamétralement opposées, deux grandes échancrures en forme de v, il avait dû ou bien, de son propre poids, s’ouvrir peu à peu en deux ou bien être un jour fendu par la foudre, à l’intérieur il y avait comme un tapis de vieilles feuilles mortes et de brindilles tassées et retassées, on y tenait facilement à cinq ou six, ses branches allaient droit encore assez haut, son feuillage vert pâle assez vivace, on aurait dit qu’un joueur de volant trop fort, d’un formidable coup de raquette, avait envoyé jusque là son volant, avec toute sa couronne de plumes, son volant géant qu’il n’avait depuis jamais pu retrouver.


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Peut-être avec le temps s’était-il alors de lui-même éventré, ses deux moitiés n’étant plus sur le sol, chacune de son côté, que du bois plus ou moins pourri à déraciner et brûler, peut-être aussi l’avait-on simplement coupé, le vieux saule, à des fins de rénovation, dans tout le village après la guerre, et d’embellissement, toujours est-il, je peux en témoigner, que dans toute l’étendue entre la nationale et la voie ferrée il n’y a plus rien, plus un seul arbre.


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Ceux du même âge ou presque, et selon qu’on était plus ou moins nombreux, c’est à l’intérieur du vieux saule et debout, le dos à ses parois d’un ocre terne, ou juste à son pied, tous assis en rond sur l’herbe toute rase à cet endroit, c’est là que chaque semaine on se regroupait assez souvent pour se branler, longtemps sans résultat, malgré le défi que de l’un à l’autre on se lançait pour redoubler de vigueur, sans réussir à juter, c’était le mot, juter, que tous au village employaient, puis un matin, à l’école, un des plus acharnés nous annonce en deux mots, juste avant d’entrer, que c’était lui, le premier, que dans son lit, cette nuit, il y était arrivé, lui, à juter, la plupart le croiront, sauf un qui l’accusera de se vanter, mais tous, du coup, on s’est remis tous au travail de plus belle, en pleine séance un deuxième soudain nous appelle : « ça y est, regardez, je jute », on s’est précipité autour de lui, la jute a coulé, un liquide un peu grisâtre et presque épais, vite tari et difficile à voir dans l’herbe, on lui a demandé, au juteur, ce qu’il avait senti, il a dit que c’était comme un courant électrique, mais pas fort, celui qui avait accusé le soi-disant premier se récrie aussitôt : « la preuve qu’il a raconté des craques, l’électricité, il en avait jamais parlé », là-dessus ces deux-là se mettent à se bagarrer, mais sûr, on était bien à l’âge où sûr, tous l’avaient vu, on peut juter, quelques semaines encore et tous réussiront à juter, en effet, et de plus en plus souvent, tous de plus en plus silencieux aussi, en pensant à tout ce qui les attendait, maintenant qu’ils allaient pouvoir les quiner, les filles, c’était aussi le mot qu’au village on employait, quiner. Durant notre dernier hiver ici, ou notre avant-dernier, il a fait tellement froid, tout un temps, que ma mère, elle avait trop peu d’imagination pour tout comprendre, elle, avait décidé que je ne dormirais pas dans la chambre en haut, trop glaciale, et que je partagerais le grand lit de l’alcôve avec Colette, avec ma douce rouquine de sœur, on a un moment bavardé tout bas dans le noir, puis rien, silence, après avoir relevé sa chemise, je l’ai serrée d’abord tout contre moi, ensuite sous moi, je bandais et j’ai essayé de la quiner, presque aussitôt c’est l’électricité et je jute, et je me suis remis à côté d’elle, avec sa main elle cherchait, je l’entends alors qui me chuchote : « mais tu m’as pissé dessus », je n’ai rien répondu, on s’est endormi. Il y a eu, dans les mêmes derniers temps, cet autre essai avec Raymond, c’était aussi dans le vieux saule, on était seuls, debout à l’intérieur, lui et moi, on s’est branlé, l’un a bandé, lequel en premier, je ne sais plus, l’autre a baissé sa culotte et s’est retourné, on s’est tous les deux ensuite enculés, donc, sans la moindre satisfaction, en fait, sans la moindre intention alors de recommencer, mais ces souvenirs-là, s’ils sont restés nets dans ma tête, en plus d’un autre d’ailleurs qui, lui au contraire, est souvenir de plaisir, j’étais assis au fond, à l’école, au dernier rang, la fille Bourgoin, Juliette, à chaque fois que c’était possible elle passait derrière moi, s’arrêtait le temps que d’une main je caresse ses cuisses, et la première caresse avait tout de suite suffi, sans même rien se dire on était d’accord, elle et moi, pour ne perdre aucune occasion, ses cuisses si soyeuses et chaudes, à la réflexion s’ils me sont restés, ces souvenirs, c’est tout simplement parce qu’ils sont liés à deux personnes qui me sont chères entre toutes, l’une, Colette, il n’y avait plus d’enfants qu’elle et moi, à la maison, depuis que Mauricette, en 1936, avait été placée à Bologne, comme bonne à tout faire, et l’autre, Raymond, le seul envers qui je n’ai jamais eu un seul mot inamical, jamais un seul geste, l’une ma sœur préférée et l’autre mon meilleur copain.


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Cette Juliette, aux cuisses encore alors plus chaudes, peut-être, et si soyeuses, c’est ma romanesque idylle avec elle, au printemps 46, j’étais en classe de première au lycée, à Chaumont, qui me vaudra mon deuxième conseil de discipline, mon premier, trois avant, j’étais encore à Joinville, au collège, et l’équipe de foot, j’en faisais partie, allait en déplacement en fonction du calendrier rencontrer une autre équipe scolaire, à Wassy, à Montier-en-Der, toutes dans la même zone, on va pour partir sur le quai de la gare, un jour, je vois un curé tout en noir assis sur un banc, je me plante devant lui et je lui fais à pleine voix : « croâ croâ croâ », il se lève et va pour aller ailleurs, le lendemain la direction du collège avait tout appris, par le curé lui-même ou par quelqu’un d’autre, je n’ai pas cherché à le savoir, mon premier conseil de discipline, donc, réuni pour se prononcer sur cette turlupinade idiote, décidera que je méritais un blâme. Plus surprenante, et plus sérieuse, en même temps qui se révélera pour moi opportune, a été ma comparution, pour la deuxième fois, devant un conseil de discipline. En pleine ville un samedi un vélo s’arrête au bord du trottoir, devant moi, c’était elle, Juliette, elle habitait un village à côté, était déjà mariée, et se voir, ce sera à chaque fois plutôt compliqué, de son côté, et pour trop peu de temps, de mon côté soit je sortais officiellement chaque week-end, je prenais une chambre à l’hôtel, soit je faisais le mur, en semaine, et j’avais mes abris secrets que je devais à mon grand copain de classe, un chaumontais, Robert Mouillet, surnommé Beulou, mon Beulou, qui par ailleurs avait toujours dans la sacoche de son vélo, lui, une toile où s’étendre à deux, ce couple inespéré, Juliette et moi, ne sera jamais totalement satisfait, comme toujours dans ce cas, de rendez-vous en rendez-vous jusqu’au dernier, auquel j’ai préféré ne pas aller, le dimanche précédent, en effet, j’avais embarqué au Palais de la Bière, un dancing près de l’Hôtel de ville, une fille, une fois au lit, presque repoussante, elle avait un con plus que malpropre, un con gluant, même lavé et même relavé, un con où prendre tout sauf du plaisir, suite de quoi voilà que dès le lundi le bas-ventre entier me démange, et le lendemain encore plus, Juliette, j’avais pour elle une réelle affection, pas question de faire courir un risque à mon avenante cycliste aux cheveux noisette, et j’ai donc demandé à mon Beulou d’aller à ma place à ce rendez-vous, je savais aussi que ce serait une heureuse rencontre, elle et lui, moi, ce jeudi-là, le toubib que j’ai vu m’a rassuré, cette démangeaison siégeait moins au bas-ventre en fait qu’au ventre lui-même, bref, ce que j’avais attrapé, c’était tout simplement la gale, et j’ai du coup réalisé que c’est avant ce sale dimanche en effet que la chose avait commencé, je suis sorti de chez ce toubib avec une belle ordonnance et prêt de nouveau à tout, mais le lendemain, en fin de matinée, un surveillant vient me chercher dans la classe, en plein cours, j’entre assez intrigué dans le bureau du censeur, ma mère était là. Ce sera la deuxième et la dernière fois qu’elle sera venue à Chaumont, la première, au cœur de l’hiver de cette même année, à quelle occasion, je ne sais plus, peut-être en voiture avec des amis invités ailleurs, ce jour-là, c’était un dimanche, on a mangé ensemble et l’après-midi, à l’Hôtel de ville on donnait la Symphonie inachevée et j’ai pris deux places, pour ma mère et moi, en me disant qu’il serait toujours possible après tout de sortir, si la musique de Schubert l’ennuyait trop ferme, elle n’a pas bougé un instant, d’emblée entièrement fascinée et presque effrayée aussi bien par ce qu’elle regardait que par ce qu’elle écoutait, pas un seul instant, j’étais si heureux, moi, d’avoir gagné ce pari plutôt saugrenu, pas un seul instant elle n’avait cessé de pleurer, mouchoir à la main, de pleurer doucement jusqu’aux ultimes accords, jusqu’à la disparition de l’orchestre, on sortira tous les deux en silence, il neigeait, je l’ai remerciée et l’ai embrassée. A la gauche du censeur il y avait le surveillant général, à sa droite une troisième chaise, elle encore vide, et je me suis assis près de ma mère et me suis rappelé avec quelle rage, au collège de Joinville, un jour, le directeur m’avait fait remarquer que mes parents n’étaient même jamais venus le voir, de toute façon jamais mon père n’aurait manqué à son travail, c’est ma mère, donc, à qui le censeur venait de faire lire, ce qui avait dû prendre un bout de temps, les trois lettres, il les avait encore en main, que Juliette m’avait envoyées, elle me demandait à chaque fois pourquoi je n’avais rien reçu, mais qu’au lycée on puisse également surveiller le courrier, voilà ce que jamais je n’aurais imaginé, le censeur m’informait de ce qu’il avait déjà expliqué à ma mère, il y avait d’abord les preuves, là, de mes infractions au règlement intérieur de l’établissement, et là aussi, à cet instant la porte s’ouvre, entre le proviseur qui va droit à ma mère et la salue en se présentant, puis qui va s’asseoir sur la troisième chaise et c’est lui qui nous annoncera ce qu’à l’unanimité, après s’être prononcé sur chacune de mes fautes de comportement, de la plus simple à la plus grave, avait décidé le conseil de discipline : en deux mots, compte tenu dans un sens de mon avenir d’élève-instituteur qu’il ne s’agissait en rien de compromettre et dans un autre sens compte tenu de la proximité du baccalauréat, j’avais droit au blâme et j’étais exclu, exclu et non autorisé à prendre un congé avant examen, congé normal mais en cette occasion toujours exceptionnellement long, j’étais donc exclu pour un mois et je revenais la veille du bac. Dans le train non plus ma mère n’aura pas un mot, pas une larme, elle avait l’air complètement perdue, on descendra à Briaucourt, c’était la fin de l’après-midi, on prendra le chemin qui monte à Rochefort-sur-la-Côte, et parcourir cet à peu près deux kilomètres, un ruisseau de rien dévalait tout contre au long de tout le chemin, marcher lentement tout seul en écoutant ce bruit si discret, si frais, si gai, ce n’était pour moi à chaque fois qu’une joie, une pure et profonde, et ma mère montait, toujours sans un mot, j’avais pris sur elle juste assez d’avance, j’étais seul, j’écoutais mon ruisseau et soudain c’est ma mère, derrière moi, c’est sa voix que j’entends, sa voix qui disait : « ton père, il ne m’a pas gâtée », et j’ai continué du même pas, comme si je n’avais rien entendu, une espèce de fureur m’avait envahi, fureur contre elle, là, c’était donc, dans le bureau déjà, c’était à la femme qu’elle avait pensé, à la femme qu’elle n’avait pas été, qu’elle ne sera jamais, rien ne pouvait plus rien, pour elle, rien ni personne, et son mari, à quoi bon lui faire ce procès, à mon père, il était trop tard pour celle que peut-être elle aurait autrement pu devenir, trop tard en fait depuis toujours, fureur tout autant contre moi, de n’avoir attendu, à chaque rendez-vous, qu’une jeune cycliste aux cuisses trop chaudes, d’avoir été la cause ainsi de cette catastrophe, pour la vieille paysanne, de ce qu’a été sa vie entière, et combien de temps lui faudra-t-il pour comprendre enfin que ce qui n’avait pas pu exister tout simplement n’existe pas, fureur contre moi de ne pas avoir été capable alors d’imaginer, de prévoir, de prévenir, fureur contre tout, fureur de n’entendre plus rien, dans la paix du soir, que cette voix en moi sans arrêt qui disait : « ton père, il ne m’a pas gâtée », et ce ne sera qu’à l’approche des falaises, en haut du chemin, que je ralentirai, ma mère m’a rejoint, je lui ai finalement pris la main. Ce mois d’exclusion, paradoxalement ce ne sera, en fait, rien de moins pour moi qu’une chance, elles me permettront d’abord, ces quatre semaines seul, de m’occuper, badigeonnage après badigeonnage, et de me débarrasser à temps de ma pitoyable gale, il est vrai qu’au lycée aussi j’aurais pu me soigner, dans cette infirmerie où de temps à autre on entrait, l’un malade autant que l’autre, afin de se retrouver entre joueurs de tarot et, l’infirmière, après sa dernière visite, enfin vraiment partie, autour d’un lit passer chaque nuit à jouer, fenêtres ouvertes à cause des cigarettes, ce qui fait que cette infirmerie, on en sortait plus ou moins anémié, mais il y avait eu pour moi autre chose, au cœur de cet hiver-là, j’avais attrapé à l’infirmerie un anthrax dans la narine gauche, elle enflait au point qu’un matin je me réveille et je ne voyais plus que le bout de mon nez, loin, beaucoup plus loin que le reste, et je ne le voyais que d’un œil, le gauche étant complètement fermé, l’infirmière aussitôt me trouvera en ville un médecin, votre anthrax, il en est à rien du nerf qui vient du cerveau, me dit-il, si ce nerf est atteint, c’est la mort foudroyante, après avoir entouré en bleu la zone exacte, il m’a conduit dans une salle attenante et m’a fait m’allonger sous les rayons X, le lendemain matin j’avais désenflé, je vois sur mon nez à gauche quelque chose qui pointe, j’ai pris entre mes doigts et j’ai tiré, tiré, tiré un immense cordonnet de pus gris foncé qui sortait avec un râclement très doux, le souvenir longtemps m’en restera très vif, de cette chose à la fois répugnante et comique, et puis qu’importe, en fait, le principal, c’est bien ce qu’elles me permettront aussi et surtout, ces quatre semaines, à savoir de m’approprier ce qui me manquait pour le bac, et qui ne relevait que des connaissances nécessaires en chacune des matières au programme, et je n’avais emporté, ce vendredi-là, que tous ces bouquins que je n’avais jamais jusqu’ici ouverts, j’ai donc pu enfin les ingurgiter, tranquillement installé soit dehors, dans le vieux fauteuil de rotin, devant la maison béante au soleil tout au fond de la cour, soit dans la chambre où je couchais, toute en longueur et débouchant sur le jardin, à l’arrière, il y avait pour moi contre le mur de droite une table étroite avec une lampe et contre le mur de gauche un rayonnage avec tout au-dessus des pots de fleurs, dans leurs soucoupes régulièrement remplies d’eau, de temps en temps je levais les yeux, que de fois je l’ai vue alors, cette petite souris en train de boire, debout sur ses pattes arrière, ses pattes avant posées sur le rebord de la soucoupe, son dos gris courbé, sa queue en virgule sur le bois du rayon, son museau plongé dans l’eau sous les fleurs, que de fois aussi j’ai cru alors avoir rêvé, à peine avais-je fait, peut-être volontairement, moins que l’esquisse même d’un geste et plus personne, elle avait disparu, la petite souris assoiffée, eIle par contre que pas une fois ne dérangeaient les gémissements de ma mère, il arrivait qu’allongée habillée au fond du grand lit, dans la cuisine, elle reste là des heures de suite, et même des jours, sans pouvoir rien d’autre que de gémir, ses cachets ne faisaient que si peu d’effet, ma mère à la fin n’en prenait même plus, durant une assez longue période après la ménopause elle vivra avec sa migraine, elle ne se levait, le seul magasin se trouvait sur la place du village, à deux pas de notre maison, que pour faire les courses et préparer les repas, mon père, lui, la supportait mal, sa femme migraineuse, un jour, ce mois-là, une colère le prend, son poing frappe et je n’ai eu que le temps de me précipiter entre ma mère et lui, je me souviens de cet instant qui sera le seul, de ce face à face alors, les yeux dans les yeux, c’est d’un même mouvement que presque aussi vite on s’est tourné le dos, satisfaits l’un comme l’autre, au fond, silencieusement, pleinement d’accord. Quand je suis revenu à Chaumont pour le bac, c’est avec mon Beulou que j’ai voulu en premier boire un verre, et je vois quoi, sous son œil gauche et sur sa pommette une ecchymose, il me raconte alors que l’avant-veille il avait rendez-vous, Juliette arrive, il faisait déjà sombre, et derrière elle arrive un autre vélo, un type en descend, lâche sa machine et bondit sur la gosse, il l’agrippe, c’était son mari, elle tombe, il la frappe à coups de pied en la traitant de tous les noms, mon Beulou, lui aussi avait un sentiment pour elle, mon Beulou intervient, l’autre, le genre belle petite brute, se jette sur lui, s’ensuit une violente bagarre, et soudain le mari qui se sauve, elle était déjà loin, la Juliette, et tous les deux disparaîtront dans l’ombre à toutes pédales, alors mon Beulou, je lui ai tapoté sa pommette en riant, lui aussi a ri, c’est ainsi que tout s’est terminé, et ce mini-roman-feuilleton et ce grand mois réparateur.


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La famille Michel, ceux qui dans le village étaient ou se voulaient des gens comme il faut, ceux-là ou bien vidaient leur sac sur le Michel ou bien ne les honoraient que de quelques mots faussement compatissants, mais pour tous les autres, par contre, c’était comme une petite tribu à part, les Michel, tellement leur façon de vivre à tous était libre, était simple, et tellement amicale, oui, tous, Urbain, le père, aussi bien que les deux filles, Thérèse et Madeleine, et que le garçon, mon copain Raymond, le seul Michel tout blond, quant à la mère, je crois que personne en fait ne savait son prénom, tout le monde, et sans même jamais que revienne en tête à qui que ce soit la vieille chanson du chat perdu, tout le monde, il n’y avait des uns aux autres que l’intonation qui différait, tout le monde l’appelait la mère Michel. Il y avait pourtant plus pauvre qu’eux, les Michel de la barrière, ils étaient logés et même largement, leur maison au bord de la voie ferrée, au rez-de-chaussée aussi bien qu’à l’étage, avait plusieurs chambres, et sur tout un côté elle était flanquée à l’extérieur d’appentis apparemment neufs, par un portillon peint en blanc, juste au bout d’une palissade grise, on entrait dans une petite cour, devant la cuisine, avec un grand pommier au milieu et des massifs de verdure et de fleurs tout autour, le sentier de gravier donnait sur un passage dallé, le long de la maison, puis sur un long chemin de terre en pente qui menait au jardin, en contre-bas, un jardin très grand, quelques jeunes pruniers par endroits, tout y poussait, tout, combien de paniers j’ai rapportés chez nous pleins de salades, de tomates, de radis, mais les groseilles, tout autour du jardin et devant aussi chaque plate-bande, au bord des allées, les groseilles rouges, les groseilles blanches, les groseilles à maquereaux, c’est sur elles, sitôt mûres, c’est sur les groseilles que Raymond et moi on se précipitait, grappe sur grappe, et chacune partagée en deux par les dents, dedans les grains, dehors les rafles, admettre de force en avoir assez, pas question, l’acidité peut bien emporter la bouche en entier, pas question avant que de loin Urbain nous appelle, il descendait toujours avec nous au jardin, mais avec un petit panier qu’il remontait bientôt rempli de groseilles, après avoir à la maison tout égrené il nous en préparait deux grands bols avec de la crème fraîche et du sucre, et dans chaque une cuiller. C’était de ses cheveux, noirs, épais, plats et longs, qu’il était le plus fier, Urbain, c’était de leur solidité, de temps à autre il se plantait devant nous, les poings sur les cuisses, il me demandait d’empoigner à deux mains sa tignasse et de m’y suspendre, autant de temps que je voulais, mais je me fatiguais assez vite et je me remettais sur pieds, laissant la place aux autres gosses alors présents. Sur la façade, à côté de la porte, un signal sonore annonçait le passage d’un train, presque toujours c’était lui, Urbain, qui allait aussitôt fermer les deux longues barrières peintes en rouge et blanc, l’un côté village, l’autre côté pont et prairie, dans chaque train qui passait des voyageurs aux fenêtres faisaient des signes, et puis le silence revenait, les barrières la nuit restaient évidemment fermées, il n’y avait d’ailleurs, la nuit, que peu de passages, et qui ne réveillaient personne, même ceux que les Michel invitait chez eux, ma sœur Mauricette, entre autres, aimait y dormir, tellement ils étaient, tous, d’une gentillesse toute naturelle. Elle, la mère Michel, une beauté plutôt corpulente, et de taille moyenne, mais aux formes pleines, à l’épaisse chevelure aux teintures changeantes, une maîtresse femme, en somme, et qui venait droit sur vous comme au pas de charge, un prodige, unique au village, de vitalité, de gaieté, d’insouciance, entre elle et ma mère il n’y avait au fond rien de commun, une espèce d’amitié pourtant existait entre elles, de loin en loin avec des crises, est-ce que c’était alors cette mère Michel qui plus que d’habitude aguichait un peu trop mon père, est-ce que c’était mon père en fait qui lui tournait un peu trop autour, ma mère à ces moments-là était tout bêtement à bout de jalousie, elle n’était pas sans ignorer, elle aussi, ce que dans tout le village on racontait, que pour les week-ends si la mère Michel emmenait ses deux filles à Chaumont, c’était que là-bas, certains pouvaient en témoigner, toutes les trois trouvaient à se payer du bon temps dans une de ces maisons dites de tolérance où la moralité et cetera et cetera, moi, tout ce dont j’étais sûr, c’est qu’à chaque fois, de leur week-end là-bas, à Chaumont, toutes les trois revenaient avec de nouvelles partitions, musique et paroles, des cahiers de quatre pages, la première en couleur avec la photo du chanteur ou de la chanteuse, à chaque fois c’était en effet les nouveaux succès, ceux qui passaient sur toutes les ondes à la radio, les Michel avaient bien avant nous acheté un poste, avec ce trèfle à quatre feuilles d’un vert lumineux qui s’ouvrait dès qu’à l’endroit juste, et parfois toutes les trois, mais surtout les filles, nous les chantaient le plus fidèlement possible, à Raymond et moi, ces soirées dehors, sur les escaliers, c’est peut-être là mon plus doux souvenir, j’écoutais couché la tête sur les cuisses toutes rondes de Madeleine, à côté d’elle Thérèse pour moi restait un trop anguleuse, et de Rina Ketty à Lys Gauty, de Reda Caire à Jean Sablon, toutes leurs chansons, toutes, je les connaissais finalement par cœur, ma préférence allait à celles de Tino Rossi et Charles Trenet d’une part, d’autre part à celles de Berthe Silva et Damia, leur voix, à ces deux-là, avait la même résonance au plus profond de moi, et mon seul regret, dans toutes ces soirées, c’est Raymond, il nous écoutait un moment, mais assez vite il montait dans sa chambre, il était comme son père, il chantait faux.   


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Un samedi, Thérèse, à Chaumont, c’était après le bac, je ne sais plus comment je l’ai rencontrée, elle prenait le lendemain le train pour retrouver à Paris sa sœur, Madeleine, on a passé la soirée ensemble, on s’était acheté de quoi manger et boire, ensuite, on avait trop tardé, aussi bien dans mon petit hôtel habituel, près de la gare, que dans d’autres plus chers, ou trop chers pour moi, plus de chambre, ensuite, nulle part, la nuit était douce, on est allés sur le gazon du boulingrin, dans un recoin de haie, à côté du Camille Flammarion en bronze, mais après, pour dormir, l’herbe devenait trop fraîche, trop humide, on est montés à l’intérieur du kiosque, on s’est étendus sur la pierre, Thérèse avait mis son sac sous sa tête et moi, il nous restait des pommes, sous mon occiput j’ai placé la plus grosse, et bien ou mal, je ne sais plus, j’ai dormi.


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Au moment de l’exode, en juin 40, ils étaient partis, eux aussi, les Michel, mais ils étaient revenus beaucoup plus tard que tous ceux du village, et sans le père, et personne n’a jamais pu savoir ce qui lui était vraiment arrivé, à l’Urbain, c’est ce que nous avait dit la fille des Bigard, les cultivateurs du haut de la grand-rue, ou plutôt leur vieille fille, elle ne s’était en effet pas mariée, et par ailleurs, ma femme et moi, on était à nouveau de passage à Soncourt, j’avais donc posé question sur question à la fille Bigard, par ailleurs elle m’a répondu que la Madeleine était à Paris, mariée, et la Thérèse aussi, mariée en Haute-Marne, elle, où, plus moyen de se rappeler, quant au Raymond, ton grand copain à toi, ton grand tout bon tout blond, il s’était marié avec une fille Goëgan, mais vivre en oubliant tout le reste, il n’avait jamais pu, lui, il s’était mis à boire, il ne voulait plus travailler, si bien qu’un matin, dans sa chaise, on l’a retrouvé mort, quel âge il avait, dans les quarante ans, la fille Bigard, avec un petit gloussement méchant, avait ajouté que c’était clair comme de l’eau de roche, elle lui avait administré, au Raymond, le bouillon d’onze heures.


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En montant la grand-rue, à droite, en haut, juste après celle du Casério, la ferme des Bigard était là, et presque en face, à gauche, il y avait les Caussin, qui n’avaient rien à voir avec les Caussin du bas, les paysans tout près de chez nous sur le chemin qui menait chez les Michel, à la barrière, et ces Caussin du haut de la grand-rue, autant les Michel étaient au fond des gens trop normaux par rapport à tant d’autres, autant ces Caussin-là, et pourtant les plus ou moins fous ne manquaient pas, dans le village, autant pas un, sain d’esprit et sain de corps, pas un ne l’était, chez ces Caussin, pas une. En outre ils avaient des voisins, nous les gosses, on se retrouvait en nombre une fois par an dans la petite cour devant leur maison, des voisins qui achetaient chaque année un petit cochon, et chaque année, avant l’hiver, c’était à chaque fois un samedi, avec l’aide alors de toute une équipe d’hommes et de femmes, ils tuaient leur cochon devenu énorme, ou bien nous, dès les premiers cris, des cris mais horribles, ou bien on se trouvait assez près pour foncer jusque là et voir le grand couteau plonger dans le cou, le sang jaillir, versé aussitôt dans des grands pots pour le boudin, avec des kilos d’oignons épluchés et coupés menu par les femmes, ou bien on arrivait à travers une senteur de roussi de plus en plus forte, il y avait qui flambait sur la bête morte une couche de paille en train de brûler les soies, après quoi un des hommes balayait le corps, un autre, avec de longs couteaux épais, commençait à l’ouvrir, retirait d’abord les boyaux que d’autres se mettaient à vider, à racler, à laver à coups de jets d’eau à l’intérieur, pendant que d’autres encore entreprenaient, morceau par morceau, de découper et déposer pour la conservation, un lit de sel, un lit de viande, on restait jusqu’au bout, nous, à les regarder travailler, de temps à autre ils se versaient un verre de rouge et de temps à autre ils allaient aussi sur un brasero se faire cuire une grillade. Il ne venait jamais personne, chez les Caussin du haut, même nous, les gosses, on s’y retrouvait qu’à quelques-uns, pour être avec Yves, notre copain d’école, le plus captivant de toute la famille, et le plus biscornu aussi, le père, on l’appelait le Ballot, c’était lui le moins anormal, mais lui adresser la parole était inutile, il ne répondait pas, il ne parlait jamais, je le revois encore, un jour d’automne, au milieu des feuilles mortes on ramassait les marrons tombés sur tout le bord de la route, on les vendait aux paysans, seau par seau, pour la nourriture du bétail, je le revois, son visage hâve et mal rasé, son gros bonnet noir enfoncé sur sa tête, un sac plein d’on ne savait jamais quoi sur le dos, dans son vieux par-dessus noir, je revois le Ballot, à petits pas traînants, dans les feuilles mortes, il est passé à côté de nous sans regarder personne. On l’appelait la Ballotte et c’était elle, la mère, la plus détraquée, la plus sans cesse exacerbée, elle allait et venait en plein milieu des rues et toujours à toutes jambes, et toute sèche dans son espèce de robe toute grise, et soudain à haute voix elle parlait toute seule, elle hurlait même soudain, parfois s’en prenait à quelqu’un qui passait ou qui sortait à ce moment-là, personne en fait ne prêtait la moindre attention à ce qu’elle pouvait dire, à ce qu’elle pouvait faire, à moins que ses lubies n’en viennent à mal tourner, comme une fois, sur la petite place au bas de la grand-rue, entre le vieux puits et l’école, il y avait un grand feu, c’était le soir du mardi gras, toute une foule autour, musique, chansons, danse, et voilà qu’arrive une Ballotte hurlante et comme possédée, elle s’était mise entièrement nue, ensuite enduite entièrement de miel, recouverte entièrement pour finir de flocons de laine blanche, avec partout des plumes piquées dedans, des plumes de coqs, de poules, d’autres oiseaux, des plumes de toutes tailles et de toutes couleurs, la Ballotte est là les bras grands ouverts, face au feu, qui hurle et qui danse, ou qui n’arrête pas plutôt de gesticuler, ses mains, son visage et ses pieds restés nus, tout le monde, autour de ce mannequin blanc emplumé, de cette sarabande effrénée, au bord du feu, tout le monde applaudissait et riait et criait : « la Ballotte, la Ballotte, la Ballotte », et d’un coup c’est un hurlement, la Ballotte s’était jetée au milieu des flammes et s’était écroulée, et pour la tirer de là, elle avec sa laine entièrement qui se consumait, les hommes s’y mettront à plusieurs, leurs mains pleines de brûlures, brûlures qu’ils ne découvriront qu’une fois la Ballotte étendue inerte à l’écart, tout de suite on avait sur elle entassé vêtement sur vêtement, et même des couvertures, et puis soudain tout le monde s’est tu, c’était la Ballotte là-dessous qui hurlait. L’aîné des Caussin, son prénom était Alphonse, on l’appelait Phonphonse en lui parlant, mais en parlant de lui on disait le Bleu, il était né avec la maladie bleue, en effet, cette couleur-là, on la voyait sur son visage et sur ses mains, c’était un grand et gros garçon, plus âgé que nous de quelque dix ans, dans la journée ou bien il restait chez lui à dormir sur une chaise ou bien, à pas pesants, il se promenait par le village, habillé toujours du même vieux costume autrefois blanc peut-être, avec en dessous un vieux pull gris foncé, sa face toute bouffie avait tout d’une lune, une lune aux ombres et reliefs bleus, de loin en loin il s’arrêtait pour une parlote avec l’un, avec l’autre, et les mots sortaient si lentement de son sourire à moitié édenté, oui, c’est vrai que c’était un pauvre d’esprit, le Bleu, mais il était aussi d’une telle innocence, on l’écoutait à chaque fois un moment. Leur deuxième enfant, leur fille, elle avait deux trois ans de moins que le Bleu, c’était la Mariette, une grande bringue assez laide, en tout cas toujours sale et mal fagotée, et complètement débile, elle, et la plupart du temps, parfois des semaines, elle ne bougeait pas de la maison, c’était pour Yves que certains d’entre nous, toujours en petit nombre, allaient chez les Caussin, mais pas un n’ignorait que chaque nouveau venu avait droit au spectacle, Yves nous faisait payer et grimper tous dans son grenier, puis il appelait la Mariette, elle montait tout en pleurnichant : « non, Yves, non, non », Yves lui disait : « Mariette, montre ton cul », elle le regardait avec des espèces de plaintes, Yves en lui cognant dessus lui criait : « tu montres ton cul, Mariette, tu montres ton cul ou je te tue », elle se couchait alors dans le foin sur le dos, les jambes écartées, elle n’avait pas de culotte, on s’approchait pour mieux examiner la fente, entre les poils, une fente d’un rouge à la fois cramoisi et tout mat, sans éclat, d’un rouge d’autant plus repoussant que la Mariette, on le savait tous, dans le village, et toutes, elle buvait sa pisse. Yves, du même âge que moi, était leur troisième, et dernier, lui non plus ce n’était pas son fort, la propreté, le matin, à l’école, une fois par semaine, aussitôt qu’on était assis l’instituteur prenait sa règle et devant tel ou tel élève il s’arrêtait pour inspection, mains, cou, oreilles, cheveux, du bout de sa règle il écarte, un jour, Yves Caussin, ses longues mèches noires gominées, tous alors tout autour se récrient, l’instituteur me fait venir, sous les cheveux c’était vraiment un grouillement, Yves ne répondait pas, ses yeux noirs fixaient droit devant lui, son visage était plus triangulaire et plus blanc que jamais, j’ai donc pris le peigne et le flacon de pétrole et je suis sorti avec Yves, à la borne-fontaine, il y en avait partout, de ces bornes-fontaines, même dans la cour de l’école, je lui ai mis la tête sous l’eau, j’ai tout fait partir, poux et lentes, et je l’ai peigné au pétrole et très soigneusement imprégné, à l’intérieur l’école en restera empuantie un long moment. Physiquement c’était le genre gringalet, mais c’était aussi, du plus époustouflant, du plus mirifique au plus farfelu, une cervelle en train sans arrêt d’inventer, le nommé Yves, il possédait dans son grenier sa salle de cinéma, sur des plaques de verre il avait dessiné à l’encre de Chine une suite de tableaux, fabriqué un appareil de projection à lampe assez puissante, et tendu sur le mur, au-dessus du foin, un grand drap blanc, après avoir payé on grimpait, devant la lucarne il tirait un rideau pour faire le noir, ceux qui venaient et qui presque toujours revenaient, toutes leurs remarques, toutes leurs idées, il ne disait rien, à la séance suivante il avait tout repris, mais en beaucoup mieux, mais avec toujours la même fantaisie. En prolongement de la grand-rue, après le bout du village, il y avait un peu plus loin un tilleul énorme et c’était là que commençait la vieille côte, à droite, on y montait par une route entièrement ravinée et pleine de cailloux, des buissons sur les bords, les pentes étaient côté ouest presque à pic avant de disparaître à la verticale au fond d’une épaisse forêt, côté est le versant descendait, vers le village, en pans moins cahoteux, plus larges et plus longs, c’était en vélo à qui les dévalerait le plus vite, avec çà et là une chute, avec aussi parfois de la casse, alors terminé, Yves un jour, chez lui, nous montre au fond de sa grange, derrière son établi, trois gros pneus usagés, trois pneus de camion, ce qu’il avait en tête, c’était, le jeudi d’après, de descendre à trois la vieille côte à l’intérieur chacun d’un pneu, on a monté jusqu’à mi-pente, un pneu chacun sur les épaules, deux copains ensuite aidaient à tenir le pneu droit le temps que le troisième ait réussi à s’installer à l’intérieur, ce qui n’était pas facile, il n’y avait pas la place, en fait, dans ce gros pneu, on s’y retrouvait à chaque fois recroquevillé, paralysé, presque étouffé, moins pour quelqu’un comme Yves que pour moi, les copains ensuite lâchaient tout, la plupart du temps le pneu se couchait après quelques mètres, on en sortait sans avoir eu trop mal, mais à la troisième ou quatrième fois, ce jeudi-là, mon pneu resté debout se met à rouler de plus en plus vite, et sur un parcours qu’à vue d’œil on n’aurait pas cru aussi plein de creux et de bosses, il y aura plus bas un dénivellement léger, mais qui suffira, mon pneu a brutalement versé, je suis sorti en rampant, comme assommé, j’ai pu reprendre enfin mes esprits, je ne sais plus comment, j’avais mal partout, je parviendrai pourtant à le ramener sans trop de peine, mon pneu, j’aurai même, arrivé chez Yves en même temps que les autres, assez récupéré pour me mettre avec eux à rire. Yves, un pas fou le moins du monde et tout à la fois le toujours plus fou, son chef-d’œuvre a été son avion, des semaines et des semaines de travail, tout seul dans sa grange, à scier, clouer, visser, coller, lattes, voliges et chevrons de diverses tailles, la carlingue avec ses deux places, l’une derrière l’autre, et les ailes entièrement en bois, seuls le manche à balai qu’on pouvait actionner mais qui n’actionnait rien, et les pièces de vélo, pédalier, pédales, chaîne et roue, étaient en métal, une deuxième roue, elle aussi sans bandage, installée à côté de la première avec un bout de ferraille accroché pour faire contrepoids, cette deuxième roue uniquement là, donc, sans plus, pour que le monoplace reste en équilibre, et sous la queue il y en avait une  troisième, une plus petite, elle à pneu plein, quelques-uns de nous, plus ou moins vite, avaient pu entrer le regarder à l’ouvrage, il expliquait, mais l’aider, pas question, c’était son zinc à lui, Yves l’as des as, et rien qu’à lui, et c’est vrai, sa machine, une fois qu’on l’avait mise en branle et que l’as des as alors pouvait pédaler, c’est vrai qu’elle roulait, certes lentement, plutôt bruyamment, mais du fond de la grange à la porte et retour, c’est vrai aussi que des hommes ont voulu voir l’engin, tout le monde au village en parlait, l’instituteur lui-même, un matin, après avoir demandé à Yves de dessiner au tableau son fameux appareil, nous fera jusqu’à midi toute une leçon sur l’aéronautique, et puis le grand jour est venu, on était pas loin d’une dizaine, avec Yves, ce jeudi-là, avec une corde on a monté l’avion jusqu’en haut des pentes les plus nues et les plus planes de la vieille côte, on l’a tourné vers la descente, il attendra là un instant, immobile et beau, ce jouet nouveau, ce jouet géant, qui nous laissait tous comme émerveillés, mais c’était d’accord, Yves prendra la place avant, manche à balai en main, moi la place arrière, il y a eu alors un silence, personne ne bougeait, c’est Yves soudain qui crie : « on y va, on décolle », et tous en hurlant lèvent les bras, se mettent à pousser, Yves à pédaler, le jouet s’ébranle, cahote, s’incline à droite, s’incline à gauche, l’un dans l’autre va plutôt droit, prend peu à peu de la vitesse, Yves avait lâché ses pédales, et de plus en plus c’est tout qui vibre et vacille et tressaute à grand bruit, soudain rien en dessous, plus de sol du tout, puis l’effondrement, la machine alors retombe et s’écrase, Yves et moi avec, du fameux avion il ne restait plus qu’un vaste fatras, Yves debout au milieu qui gesticulait et n’arrêtait pas : « il a décollé, il a décollé », on a ramené tout dans sa grange, et le samedi, une vieille dame, un peu plus haut dans la grand-rue, avait chez elle une grande cheminée, elle aimait faire du feu pour recevoir sa vieille amie, Yves et moi, le samedi, on lui apportera tout ce bois qu’Yves lui avait vendu, un bois en effet très sec. Cette descente-là de la vieille côte, en restera pour moi l’image évidemment d’un avion, d’abord, mais qui plus est, liée à presque une aussi notable descente en moto, un peu plus tard, de cette même vieille côte, en restera aussi une autre image, pour moi, celle de cette moto de mon père, sa première, une Harley-Davidson avec side-car. L’avion ? Mon oncle Julien, sa femme et leurs deux enfants, fille et garçon, c’est pour mes dix ans que toute la famille était venue, et ma mère, en posant la soupière au milieu de sa nappe blanche brodée à la main, avait trouvé bon de dire à quel point elle était heureuse aujourd’hui de voir ici toute la misère réunie, elle n’avait pas fini de parler qu’elle éclate en sanglots, qu’elle ne fait plus que s’excuser, c’est l’oncle Julien qui la calmera, mais « toute la misère réunie », elle mettra du temps à ne plus s’en souvenir, cette « misère réunie » en effet n’était qu’une moitié de vérité, la sœur de ma mère, Adèle, avait fait, elle, un riche mariage, il avait un nez de cuir, l’oncle Julien, il avait perdu le sien à la guerre, il me donnera pour mon anniversaire une montre, et c’est pour le Noël suivant que « toute la misère » à nouveau chez nous se réunira, d’ordinaire on avait le matin, dans nos souliers, des petits livres, des paquets de gâteaux et de belles grosses oranges dont à peine entré j’avais les narines pleines, c’est donc pour ce Noël-là que l’oncle Julien m’offrira le seul jouet que j’aurai jamais eu, de toute mon enfance, il était posé devant mes souliers, blanc et bleu, tout brillant, c’était un avion en aluminium, on tournait la clé, il roulait, lui aussi, et je l’aimerai follement, mon avion, lui qui pourtant, lui aussi, ne faisait que rouler, l’oncle Julien m’avait posé aussi un grand album d’Alain Saint-Ogan, ZIG ET PUCE AU VINGT-ET-UNIÈME SIÈCLE, et je n’arrêterai pas non plus de les regarder, ces images où les gens passaient un par un dans le ciel, chacun propulsé par sa propre hélice, et je me disais que dehors, sur la route, au village, il y avait de plus en plus d’autos, mais même perfectionnée, elle n’était pas la solution, l’auto, être obligé de construire une machine aussi compliquée, aussi grosse, aussi lourde, uniquement pour transporter quoi, une personne, une seule la plupart du temps, de quatre-vingts kilos environ, c’était quelque chose au fond de risible, et je m’imaginais alors, des hommes et des femmes partout, tout autour de moi, je m’imaginais en toute liberté volant seul, comme tous, par le ciel.  


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C’était à Versailles que parmi les élèves-officiers de réserve étaient instruits les orienteurs qui seraient affectés aux cinq centres devant ouvrir dès ce printemps 1954, c’est dans cette perspective, donc, que je passerai un brevet de psychotechnicien, mais les rudiments d’analyse factorielle et de statistique étaient d’un intérêt pour moi tout relatif, je n’attendais qu’une seule chose, en fait, cet examen organisé pour établir la possibilité ou non de devenir éventuellement pilote d’avion. Ce jour-là, pour les cinq, il y aura le test entre autres de la vue, il fallait déplacer, en actionnant une petite roue, un fil vertical monté sur une crémaillère et l’aligner avec un autre fil, immobile, lui, debout derrière plus loin, pour l’œil les deux fils ne faisaient alors plus qu’un seul, mais le test une fois fait, surprise, et tristesse, entre les positions des deux fils, les graduations ne mentent pas, la différence à chaque fois sera de plusieurs millimètres : aucun des cinq ne deviendrait pilote. En Algérie, où j’avais été rappelé, en 1956, un jour je me retrouverai au mess, à midi, avec un ancien copain chaumontais du lycée, et pilote, il l’était devenu, lui, et maintenant affecté ici, à Blida, il me racontera comment eux, du haut de leurs zincs, arrosaient le djebel, comme ils disaient, les autres à la table en riaient aussi, comment, pour rentrer mission accomplie, et les fellagas à chaque fois invisibles, ils balançaient toutes leurs roquettes soit sur quelque mechta soit sur rien, sur la seule caillasse, et puis le voilà qui me demande, en pointant l’index vers le haut, si je n’aurais pas peur d’aller faire un tour avec lui, sans un mot je l’ai suivi, quelques instants plus tard ce sera un décollage on ne peut plus rapide, il n’y avait plus, là-haut, dans un  ronronnement si doux qu’en pratique oublié, à perte de vue il n’y avait plus que l’intense pureté du ciel, que le soleil d’un même éclat partout, que partout la montagne, en dessous, que cette étendue innombrable de pans et d’arêtes, chaque roche miroitant comme cirée, avec plusieurs cimes, au loin, couvertes d’une neige à la blancheur éblouissante, et mon ancien copain chaumontais, le temps pour lui de m’expliquer le minimum, sur l’écran la ligne d’horizon, le manche ultrasensible à manier au millimètre, et c’était chose faite, il m’avait remis la double commande et ce que j’aurai, c’est la sensation que mes mains, que mes yeux, que mon corps entier ne faisait plus qu’un avec l’appareil, s’il se trouvait tout à coup là, un peu au-dessous de la ligne d’horizon, ce n’était que de mes seules mains, ce n’était que de moi qu’était advenu ce mouvement, s’il virait ainsi lentement vers la gauche, il ne le devait qu’à moi et qu’à personne d’autre, à chaque instant c’était à mon seul gré qu’il évoluait, sans quoi que ce soit qui fasse opposition, ce qui en somme était certitude en moi tout entier, c’était d’être libre au milieu du vide, absolument libre à travers un espace partout qui n’était que lumière, absolument présent hors de tout, tel qu’il est, tel que toujours il a été, hors de tout monde humain connu, et jamais, deux fois encore je remonterai là-haut, jamais je n’aurais imaginé à quel point alors ce serait pour moi l’évidence même, à chaque fois, qu’un tout autre monde est possible.


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Un avion qui monte et qui va vers ce qui est loin, c’est vrai que le voir disparu, c’est déjà le croire, au fond, dans un monde inconnu, dans un monde tout autre, là-bas, mais tôt ou tard, si étonnant, si passionnant qu’il soit d’abord, c’est évidemment vrai aussi que le monde est partout le même, ici ou là-bas le même monde connu, le même monde humain, tous les avions devraient ne porter peut-être, en grandes capitales sur leurs flancs, qu’un seul et même nom, tous, ILLUSION. Que m’importe, mais oui, que m’importe, il reste en effet qu’un avion qui monte à travers le ciel, dans un soleil immense, ou soit sur une immuable grisaille ou soit de nuage en nuage, un avion qui va droit, tout entier à ce qu’il est, à ce qu’il fait, ne sachant même rien de ce qu’il ne doit ni être ni faire, éclatant ainsi de souveraineté, éclatant de beauté aussi, lui pourtant de forme si drôle, en fait, lui qui, même la bague, a tout d’un long cigare volant, toute ma vie, un avion que même un seul bref instant j’aurai vu, là-haut, seul au monde, un avion, toute ma vie, un simple avion pour moi aura été, oui, je l’avoue, un toujours même émerveillement.


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J’avais neuf dix ans, mon père achètera, le tout d’occasion, en premier une Harley-Davidson, toute jaune pâle, avec side-car, question de consommation sans doute, il ne la gardera que quelques mois, en deuxième une moto simple, toute noire, avec de chaque côté le rouge de son nom, SAN SOU PAP, de temps en temps je montais derrière lui pour un aller-retour sur la nationale, il fonçait comme un fou, je descendais du tan-sad la tête bourdonnante et frigorifiée, en troisième une petite motocyclette, gris vert, vitesse limitée, elle, et c’est avec elle pourtant qu’il chutera, ma mère, avertie aussitôt, m’enverra chercher, donc, chez les Pingeon, c’était déjà la tabagie, il était au fond, le visage en sang, mais couvert en fait seulement d’éraflures, et sa motocyclette, il l’avait jetée au fond du fossé, elle n’était plus qu’un tas de ferraille, en quatrième et pour finir il s’achètera un autre vélo, un demi-course à pneus, cinq vitesses, tout blanc. La Harley-Davidson, c’est la seule, moi, que j’ai regrettée, et la seule aussi qu’on aura jamais vue, au village, et mon père en était pas peu fier, de sa Harley avec son guidon très haut recourbé horizontalement vers l’arrière en deux poignées très longues, mon père les appelait ses cornes, on allait souvent faire un tour, moi évidemment dans le side-car, le moteur, même à pleins gaz, ne tournait guère plus vite, était plutôt bruyant, mais il était tellement puissant qu’on allait et passait partout, un jour on est montés tout en haut de la vieille côte, et même un peu plus haut, sur le plateau où l’instituteur nous emmenait de temps à autre en classe-promenade, on est redescendus à fond de train, la Harley, tout près à chaque tournant de quitter la longue route ravinée, elle en tressautera, la vieille Harley, elle en bringuebalera, elle en zigzaguera, elle finira par arriver en bas, là où, au tilleul géant, il faut virer à gauche et prendre le chemin qui longe le ruisseau vers la grand-rue, et la grosse Harley ne le prendra pas, son virage, on s’est retrouvés immobilisés, le side-car dans l’eau, le moteur calé, mais qui au quart de tour repartira, la Harley-Davidson était intacte. Il vivait encore dans sa ferme, alors, le grand-père Fernand, c’était avant son départ pour les Petites Sœurs des Pauvres, à Saint-Dizier, c’est dans son immense grange, au fond de laquelle il y avait sur tout le mur, jusqu’au plafond, des étages grillagés de cabanes à lapins à nous, ma mère leur apportait tous les jours à manger, c’est là que mon père la rentrait, sa Harley avec son side-car, deux ou trois fois j’emmènerai mon copain Raymond la voir, la toucher, je lui promettais, ce qui ne se fera pas, que mon père un jour nous prendrait tous les deux, même si la Harley, sur son siège arrière, on n’était guère mieux assis que sur des tiges de fer, mais en attendant, Raymond et moi, à chaque fois on jouera à monter tantôt l’un sur la moto, l’autre dans le panier, tantôt inversement, celui qui conduisait, les mains sur les cornes, imitait le bruit du moteur, qui n’avait rien de rapide, au ralenti, qui faisait plutôt plak plak plak plak plak plak, à chaque fois on passait un bon moment à rire, et puis c’est Yves, un jour, qui m’a demandé de la voir, la Harley-Davidson, j’avais à peine, en riant, commencé le plak plak plak, Yves me dit que je pouvais le faire vraiment tourner, son moteur : « t’as le démarreur là », c’était la pédale en effet que mon père enfonçait violemment du pied, je pose alors le mien, j’enfonce et non seulement le moteur, mais la machine aussi se met en marche, la première vitesse était restée enclenchée, et pourquoi, jamais mon père ne se rappellera, la Harley avancera lentement, plak plak plak plak, droit sur le mur du fond, sur les étages de cabanes à lapins, la Harley arrivée au mur, toutes les cabanes, toutes, s’effondraient sur nous, Yves et moi, de tout le fond de la grange, et tous les lapins fuyaient en tous sens, le grand-père Fernand n’avait rien entendu, mais que faire, on a fermé la grande porte aux battants assez délabrés en bas, Yves me promet de m’attendre et de remettre à l’intérieur les lapins qui pourraient s’échapper, mais il n’était plus là, Yves, quand je suis vite revenu avec ma mère, elle avait pris deux grands cartons, l’un presque plein de carottes, on a rouvert la grange et surprise, en fait les lapins s’étaient rassemblés en plusieurs petits groupes, chacun de diverses couleurs, à plusieurs endroits, les carottes, ils se les disputeront, ma mère les jettera tous dans ses cartons, j’avais laissé à la maison, sur la table de la cuisine, un mot pour mon père, il est arrivé, a dégagé la Harley, je l’ai aidé à replanter quelques piquets pour former au sol, sur toute la longueur du mur, avec les vieux grillages des cabanes rabattu et retenu à l’extérieur par de lourdes pierres, un espace clos dans lequel pour finir il a vidé les cartons de lapins, puis en faisant un dernier tour, dans le jardin derrière, qui depuis longtemps n’était plus cultivé, il en retrouve un, tout seul, un lapin d’un beau roux qu’il emporte et que le surlendemain on dévorera, c’est ce jour-là, ma mère était prête et depuis tout un temps, c’était pour elle un travail en moins, c’est le soir même de la Harley que mon père a décidé enfin d’en terminer avec les lapins de chez le grand-père, il en vendra autour de lui, à ses copains du village, à ceux des villages voisins, aux immigrés qui s’installaient, aux Arabes en particulier arrivés depuis peu, et même à bas prix, même la bête déjà dépouillée et toute prête à cuire, il mettra des semaines à pouvoir démonter l’espèce de parc à lapins qu’il avait vaille que vaille fabriqué, c’est en allant l’aider que j’ai découvert, je n’ai rien dit, que dans la grange il n’y avait déjà plus de Harley-Davidson. C’est ce jour-là aussi que j’ai décidé, moi, de ne plus monter chez les Caussin, de ne plus rien savoir de ce qu’il pouvait encore inventer, le digne fiston de la Ballotte, il m’avait dit que s’il n’avait pas attendu, le soir de Harley, c’est qu’il était sûr que je ne serais pas revenu avant la nuit, mais ce n’était plus l’hiver, la nuit était encore loin, ce soir-là, et cette peur de la nuit, selon lui, qu’il avait toujours eue, elle m’avait toujours fait sourire, il y aura un moment pourtant, plus tard, où je douterai, où je penserai que peut-être il disait vrai, cette angoisse à l’approche du noir, je l’aurai alors en effet vécue, et si brutalement, et si totalement, c’était sur la petite place avec son vieux puits, tout au bas de la grand-rue, on était cinq ou six à jouer ensemble, à quoi, je ne sais plus, d’un coup plus personne, autour de moi, personne, ils avaient disparu, tous, je me retrouve absolument seul, je me rends compte au même instant que c’est le soir qui tombe, et qui de partout lentement sur moi se referme, une chose inconnue à coup sûr invinciblement va m’anéantir, c’est comme une panique au plus profond de moi, perdu ainsi, perdu, ombre partout, partout silence, et puis soudain mais oui, là-bas, c’est lui, ce vélo qui vient du haut de la grand-rue et qui descend droit, c’est mon père, il se rapproche à toute allure, il est déjà là, mais quoi, mais non, je lui fais signe, il ne voit pas, je l’appelle, il n’entend pas, il passe, il passe et je regarde au coin du mur, derrière le puits, la roue avant, les manches de veste, la casquette, le dos voûté, tout a disparu, je crie et me précipite à toutes jambes, et je l’appelle, et de plus en plus sombre, et je l’appelle, et l’ombre de plus en plus sur moi se resserre, et je l’appelle, et tout en larmes, et je l’appelle.


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Plus d’une nuit durant, tout un temps, tu en as rêvé, un jour j’ai voulu, toi si taciturne avec toi aussi, le mettre noir sur blanc cet obsédant souvenir, cette panique d’un soir, je l’ai écrite, donc, pour quelque peu, peut-être, exorciser ce qu’en toute solitude, alors, tu avais si violemment vécu.


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Quand j’ai décidé, pour mes cinquante ans, de composer mon RECUIAM, j’ai une toute dernière fois repris, relu, retenu, parmi les textes écrits depuis plus de trente ans restés dans mes tiroirs après tous ces tris, tous ces choix pratiqués de loin en loin au long de tous ces ans, certains textes sans plus rejetés, les autres gardés, de moins en moins nombreux, parfois en entier, parfois fragmentairement, ce que toi, l’adolescent, avait écrit sur cette panique est un des premiers textes que jusqu’au bout j’ai préservé, tout compte fait je ne le regrette pas, je me dis que dorénavant son grand mérite est de renvoyer à ce que je viens d’entendre, à ce qu’a raconté l’enfant lui-même.


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S’il nous rappelait alors que lui, il avait vraiment peur du noir, si depuis très longtemps plus un seul ne répondait rien, ce qui certaines fois le mettait presque en rage, Yves, c’est qu’on le savait tous, ce qu’en fait il ne supportait pas, c’était que physiquement, le petit de la Ballotte, il ne faisait vraiment pas le poids, ce n’était pas de cerveau, lui, qu’il manquait, mais de biceps : or, pour nous, les gosses, l’heure où la nuit tombe, et c’est de plus en plus tôt qu’elle tombait, quand arrivait l’hiver, et les mois d’hiver étaient de beaucoup les plus longs, cette heure-là, celle où la nuit tombe, on jouait au foot d’abord, tant qu’on voyait clair, le plus souvent dans les prés entre l’autre barrière et la Marne, cette heure-là ensuite, avant qu’on rentre finalement à la maison, c’était pour nous l’heure de la grande bagarre. A la moindre occasion, des échanges de coups entre nous, des même acharnés parfois, c’était tous les jours, du matin au soir, rien que de très normal, mais la grande bagarre, elle, c’était camp contre camp, bien sûr que pas question, des gosses de riches, des gosses bien élevés, pas question qu’on puisse alors en voir un seul se battre, il y avait pourtant d’un côté ceux qui se savaient, qui se voulaient, qui se disaient enfants de parents pauvres, et de l’autre côté ceux qui se voyaient plus ou moins pareils aux enfants de riches, qui les imitaient, les flattaient, et qui, soit en mieux, soit en pire, au moindre changement de situation pour leurs parents, qui devenaient encore plus hargneux avec les gosses pauvres et n’arrêtaient plus de les injurier et de mentir sur eux. Le lieu de rendez-vous des deux camps, c’était le lavoir, en principe, il était vide, en hiver, et dehors, entre lui et le puisard, il y avait toute une plate-forme, un genre de tôle épaisse et large avec une borne-fontaine, et tout était bien éclairé, il y avait tout près un lampadaire, et je me souviens de la seule fois où le rendez-vous a eu lieu en plein jour, mais c’était cette fois-là village contre village, on avait tout organisé entre Soncourt et le village tout voisin, Vraincourt, le jeudi de cette grande bagarre, on l’attendait avec une impatience, on s’est tous retrouvés, bien plus nombreux que d’habitude, au milieu des grands prés de Vraincourt, de l’autre côté de la voie ferrée, on avait à peine commencé que c’est la débandade, on a les uns qui se mettent à jouer au foot, les autres à se parler entre eux, d’autres encore à se balader par groupes, on ne se connaissait pas assez pour pouvoir nous battre entre nous. Chaque soir de grande bagarre était d’ordinaire, une fois par mois, souvent deux, fixé par les deux camps, d’assez loin à l’avance, il arrivait pourtant que l’un des camps décide, et l’autre était toujours d’accord, que ce serait le soir même, on venait alors me chercher, la plupart du temps j’étais dans la remise en train de scier du bois, l’affouage que mon père faisait chaque année était là, sous l’escalier, je remplissais mon panier de morceaux de quartiers et de rondins pour la cuisinière, on se retrouvait tous au lavoir, les deux camps jamais à plus de cinq ou six copains, les plus costauds, de notre côté Raymond, Aldo Manzoni, le grand Goëgan, mon point faible à moi, c’était mon pif, un coup un peu fort et ce fichu pif se met à pisser du sang, j’étais obligé parfois d’arrêter de me battre et de rester un temps à la borne-fontaine, et je rentrais après à la maison toute la poitrine évidemment dans un état, je me souviens du soir où de trop pisser le sang m’avait rendu tellement furieux, j’ai continué de plus belle et comme un fou j’en ai cogné un, il reste étendu là, sur la plaque du puisard, pris tout entier de convulsions, juste à ce moment-là arrivent les trois Arabes, le fils Ecosse en me montrant du doigt se met à hurler : « tue-le, Mohamed, sors ton couteau et tue-le, t’entends, tue-le », mais les Arabes me connaissaient, l’un des trois travaillait avec mon père, à la scierie, et de temps en temps passait le soir à la maison, ils sont repartis sans un mot. La grande bagarre, elle va devenir en fait, d’année en année, une espèce de grand jeu, on va, de camp à camp, se défier de façon jamais entendue encore, un jour l’insulte suprême, elle durera tout un temps, sera de notre part celle de cagoulard, de la part des autres celle de rouge, il y avait la guerre d’Espagne et ma mère avait gardé l’abonnement du grand-père au Pélerin, je me ruais pour regarder avec autant d’admiration que d’étonnement le calot, le banal calot, le calot en v inversé des républicains espagnols, puis les affrontements entre nos deux camps sans qu’on s’en rende compte ont bientôt cessé, à cause peut-être de la guerre, à cause aussi de la radio qu’on avait, nous aussi, enfin acheté, et tous les longs soirs d’hiver, j’ai pu enfin les passer tout entiers à ce qu’au fond je préfère à tout, lire, oui, depuis que ma grande sœur Simone avait décidé, c’est aussi de mes premiers souvenirs, de m’avoir comme élève à la maison, mon seul vrai besoin, mon seul grand plaisir, c’est d’ouvrir un livre et de lire. Il y avait eu Simone, en effet, je me rappelle, en raison de son départ, un an plus tard, son dernier été auprès de la grand-mère Ernestine, à Sexfontaines, et je me rappelle en particulier ce qui s’est produit chez le fermier voisin, dehors, dans la cour, une jument vélait, le veau sortait du ventre, et je dis : « regarde, grand-mère, comment ils sortent, les enfants, ma sœur Colette a fait pareil », la grand-mère alors se récrie : « ah dire des choses pareilles, mais t’es bien trop jeune, allez tu rentres et tu m’oublies ça », évidemment je me suis demandé pourquoi les enfants n’avaient pas à savoir ce qui est vrai pour tout le monde et je me suis dit que les gens âgés croient être les seuls à pouvoir tout leur dire, il y avait eu Simone, oui, Simone était ma grande sœur en train toujours de tout m’apprendre, elle était très autoritaire, elle était aussi très intelligente, elle partira donc en 33 et se retrouvera à l’ouvroir de la Providence, à Langres, après m’avoir appris à lire, écrire et compter, c’est pourquoi, à six ans, le temps d’une semaine à peine en maternelle, chez Mademoiselle Mobillard, j’entrerai à l’école primaire, où l’instituteur n’était plus Monsieur Forneret, le vieil anarchiste de tout le village, entre lui seul et mon père il y avait de loin en loin une longue conversation que j’apercevais parfois et qui m’intriguait, mon instituteur sera Monsieur Barrat, sa classe était une classe unique et toute ma chance alors viendra de là, tout ce que sans arrêt j’entendais et réentendais, mon bouquin si possible ouvert sur mes genoux, je le retenais comme automatiquement, je le retenais tout en faisant aussi immédiatement tout le travail que voulait le maître, et c’est ainsi que de retour à la maison, le soir, je n’avais ni devoir ni leçon à faire, et rien d’autre qu’à lire.


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Monsieur Barrat mobilisé sera remplacé par James Marangé, lequel avait été lui-même élève à Soncourt, dans cette même classe unique où comme instituteur stagiaire il va revenir. Ce James Marangé, devenu alors secrétaire général de la FEN, négociera comme tel en 68 lesdits Accords de Matignon, puis en 76 publiera un livre intitulé DE JULES FERRY À IVAN ILLICH, j’en extrais ce passage :


« J’avais neuf élèves dans la classe de certificat. L’année suivante, ils ont tous réussi. Ce qui m’a ensuite énormément facilité la tâche. J’ai même eu la chance d’avoir un élève extraordinaire, difficile sur le plan de la discipline, mais d’une intelligence hors du commun. Pour avoir la paix, car il était impossible que les autres suivent son rythme, j’étais arrivé à lui faire résoudre des équations du second degré. Forçant quelque peu la main à sa famille, je l’ai présenté au concours des bourses. Après l’école primaire supérieure, il est allé à l’école normale. C’est mon intervention en commission paritaire qui lui a permis d’obtenir ensuite une bourse de continuation d’études, de préparer et d’entrer à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Il enseigne maintenant en faculté. Je peux dire, sans fausse modestie, que je suis à l’origine de sa carrière. C’est une de mes plus belles satisfactions professionnelles. »


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Il n’était pas question qu’on me dérange, et je mangeais tout en lisant, puis je posais la lampe à pétrole auprès de moi, les parents éteignaient l’électricité et partaient dormir, je lisais sans souci de l’heure et ne m’interrompant que pour les instants où je devais enlever le tube de la lampe et remonter la mèche ou rajouter du pétrole, et c’est ainsi que j’ai lu et relu, conseillé par le maître, à peu près tout ce qui valait d’être connu de la bibliothèque de l’école, ainsi Hugo, j’avais copié pour moi les pages d’argot des MISERABLES, et je demandais aussi à Monsieur Barrat de faire entrer de nouveaux livres et sur ce point-là également il allait jusqu’à me donner en exemple et me féliciter. Pas une seule fois je n’avais pensé à quoi que ce soit de tel, jusqu’au jour où je vais découvrir qu’elle existait, la rivalité, celle de la fille Grataroli, celle en fait de la mère, un soir, on avait joué sur la place de l’église et nos couteaux, on se les rempoche après en avoir fait une partie, assis dans le moins d’herbe, au lieu de rentrer par la petite porte à côté de leur magasin, le jeune Hubert Massard veut faire comme nous, sauter par-dessus la grille, il se fait empaler la cuisse et je le décroche, et c’est la mère Grataroli qui fonce alors sur moi, me flanque une gifle à toute volée, elle hurlait que c’était à sa fille et pas à moi de mériter les félicitations, je ne faisais, moi, que d’exciter tous les enfants entre eux, je me suis retenu pour ne pas l’empoigner à la gorge, il y avait là, donc, un sentiment que je comprenais, mais comment pour autant le justifier, quoi, je ne fais jamais, moi comme tous, que ce que j’ai à faire, à l’école, et c’est tout. Le James Marangé, Monsieur Barrat était parti en uniforme, a voulu, lui, me donner des problèmes en plus, après la classe, et d’abord cinq, puis bientôt dix, je les faisais au plus vite et rentrais m’asseoir près de ma lampe et je lisais jusqu’à tomber de sommeil, mais je ne m’endormais jamais sans avoir repris l’histoire imaginée au lit la veille, et je la continuais sans rien y changer.


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Une nuit, chez le grand traducteur Eugen Hemlé et grand spécialiste en crus de Bordeaux, Maurice était tombé dans l’escalier escamotable, il s’était retrouvé en bas sans du tout se rappeler comment. C’est Simone alors, plus tard, qui nous a dit que dans son enfance il avait des accès de somnambulisme et c’est la mère en fait qui avait découvert la chose et l’avait montrée à Simone, il marchait comme automatiquement sur le bois du lit, puis se recouchait sans se réveiller, la mère aussitôt le bordait.


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Ce que j’ai lu aussi et relu, c’est Zévaco, que Lucien, Mauricette avait fait sa connaissance en 1939, possédait en entier, ce que je lisais de toute façon, c’était également mes BD, j’aimais leurs héros, Tarzan, Mandrake, les Pieds Nickelés, tous les jeudis je faisais les six kilomètres, en passant par Vraincourt de l’autre côté de la Marne, jusqu’à Bologne et par tous les temps. Cet été-là, en regardant chaque nuit toute une avalanche à travers tout le ciel d’étoiles filantes, en regardant aussi le ballon briller, là-bas, au-dessus du camp militaire de Mailly, les vieux de la vieille étaient tous formels, c’est la guerre, et puis un matin, un vendredi, il y a eu la guerre, elle avait été déclarée en fait l’année avant, mais elle va rester, tout cet hiver-là, ce qu’on va appeler la drôle de guerre, il ne se passait absolument rien, pas le moindre combat, dans tout le pays, le régiment d’artilleurs cantonné au village allait chaque jour, leurs canons traînés par des chevaux, faire ses exercices de tir au fin fond de la prairie, ils étaient installés dans la ferme du Casério, une vieille ferme où ne se trouvait plus grand-chose, un peu de volaille et de bétail, le fermier, un homme on ne peut plus noir de poil, devait son nom de Casério à sa ressemblance avec un célèbre anarchiste italien, nous, les gosses, on venait pour voir les soldats, je voyais aussi mon père arriver de temps à autre à la ferme, et le soir où je l’ai vu entrer dans la maison avec la Clémentine, la femme du Casério, une femme très brune, elle était folle, c’est vrai, mais elle était très belle et très douce, oui, ce soir-là j’ai su qui mon père aimait, j’ai compris du coup pourquoi il ne m’avait pas vu, pas entendu, pas remarqué, le soir où je l’ai appelé, au bas de la grand-rue, il descendait tout droit sur son vélo, je l’appelle, il passe, en vain je l’appelle. Et puis il y a eu la guerre, en effet, ce vendredi matin de juin 40, la guerre et cette fois la vraie, et quand la première bombe est tombée, en un rien de temps tout le monde était rentré dans notre cuisine et le sifflement faisait se courber toutes les têtes, et la bombe est tombée au coin est du cimetière, il y a eu pour moi deux choses auxquelles j’ai pensé, l’une était agaçante, où et quand j’allais pouvoir retrouver mes BD, l’autre était rassurante, un copain nous avait vus de loin, un autre et moi, grimpés dans un cerisier des Namin manger jusqu’à la dernière cerise, il nous avait prévenus à notre retour que demain matin il nous dénoncerait à l’instituteur. Cette nuit-là ma mère me réveille et me fait venir à la fenêtre, il y avait sur la nationale une cohue énorme et qui fuyait, tous passaient le plus silencieusement qu’ils le pouvaient, fanions par ci par là, ordres lancés presque à voix basse, une auto parfois, phares éteints, se frayant à grand-peine un passage, et quelques heures après, mon père nous rejoindrait, ma mère, ma sœur Colette et moi on est montés dans une voiture à chevaux que le voisin Caussin nous avait prêtée, on racontait que les Allemands mettaient tous les enfants entre deux planches et les sciaient, la voiture à peine arrivée au corps-chevau, appelé ainsi pour sa forme en effet de cheval, surgit au-dessus de nous une vague de six ou sept avions, sifflement des bombes, on se précipite au fond du fossé, explosions, c’était un train de munitions stoppé net, tout saute, et les chevaux s’emballent, on se relève, on les rattrape, et sous les flammes toutes noires et rouges on continuera, sur une route enfin bientôt plus tranquille, on ira jusqu’à Aignay-le-Duc, en Côte d’Or, là on nous dira que les Allemands étaient déjà passés, sur la route du retour on va en voir, en effet, sortant d’un bois et coupant à travers champs, nous croisant sur la route et nous lançant joyeusement paquets de bonbons et barres de chocolat. Rentrés à la maison, dès le seuil, ce qu’on voit, c’est des bouteilles vides, et partout, mon père et quelques autres avaient ramené et bu toutes les bouteilles de toutes les caves. Une rentrée, il faisait très beau, le local où le coiffeur m’avait mis la boule à ras, les Allemands l’avaient pris comme cantine, ils nous préparaient, à nous les enfants du quartier, des carrés de pain noir avec du beurre et d’épaisses tranches de salami, l’après-midi tous les Allemands passaient en chantant devant chez nous pour aller s’ébrouer nus à l’endroit même de nos baignades, une rentrée, il n’y en a pas eu, en fait, le Jules Remy a fermé sa scierie, mon père a dû retourner travailler au bois, moi à commencer avec lui, regarder mon père au travail, débroussaillage et dégagement d’un lot trochée par trochée, un lot pleinement suffisant pour un jour, mais jamais plus, c’était une chose admirable de rapidité, d’intelligence et de précision : quand il abat un arbre, il s’adosse à lui, lève la tête et voit le côté où l’arbre tombera, puis l’attaque au bas à la hache, il me montrait comment ne pas frapper en biais, ne pas « piocher », comme il disait, « baisse la main, bon dieu, ta main bien à plat », son entaille à lui était un chef-d’œuvre, après quoi scier au passe-partout, puis débiter le bois de chauffage, il m’avait fabriqué une bique, une serpe avec un manche en ronds de cuir enfilés, le soir on empilait le bois de chauffage, un mètre vingt de longueur, on faisait le feu, mon père s’asseyait sur un tronc, fumait sa cigarette et c’était chaque soir un moment miracle. Il n’y avait évidemment pas eu d’argent pour moi, pour mes études, mais quand mon père a été embauché comme affûteur-scieur chez les Gâtinois, près de Thonnance, à côté de Joinville où je pouvais donc aller en vélo, le James Marangé aussi vite est revenu, m’a fait passer un nouvel examen, je me souvenais du certificat d’études, on était si heureux, tous, qu’en rentrant de Vignory, on s’est assis dans l’herbe et presque toutes les filles se laissaient caresser les cuisses, et c’est ainsi, voilà, ainsi qu’on déménagera à Suzannecourt, un village à deux kilomètres de Joinville, ainsi que j’entrerai là-bas au Collège, ainsi que tout ici prend fin pour moi.


M


Mais cet enfant que tu étais, l’as-tu vraiment jamais été ?


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Enfant, dans un sens oui, c’est vrai que j’ai toujours été cette espèce d’énergie inépuisable, un peu celle d’une souveraine brute, infatigable et fatiguante, en effet, fatiguante à l’excès pour tout le monde, et dans l’autre sens non, je sais depuis toujours que les enfants ne sont pas ce qu’on en dit, que dès leur naissance ils sont définis à jamais, les uns vivant dans leurs belles maisons, ceux qui ont tout, les riches, et ceux qui n’ont rien, les pauvres, et quant à ceux qui font semblant d’être compréhension, bonté vraie envers les démunis, leur charité n’est que mensonge, et je les hais.


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Cette même haine, un jour au Collège, à Joinville, un prof d’histoire, il avait un jour si bien pourtant parlé du Moyen Âge, une grande époque aussi, pour moi, quel a été mon ébahissement, parvenu à la Révolution, de l’entendre affirmer quelque réserve à propos de la Terreur, la même haine alors m’a emporté, ces pleines charrettes de ci-devant, mais c’était tous des riches, oui ou non ?


M


C’est le temps de l’enfance, au fond, que tu regretteras.


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A la réflexion, l’enfance, elle n’a pas de temps, l’enfance, elle a un temps qui n’en est pas un, de temps, un temps en vérité qui n’est que durée, et qui dure ainsi et qui dure, insensible longtemps, puis un jour le temps va de plus en plus devenir celui d’un événement, de plus en plus daté, juin 40 par exemple, pour moi, et fini, ce jour-là, fini le temps qui n’était que durée, et moi avec, place au suivant.


M


C’est chose décidée, en effet, mais sache-le, tu pourras toujours, à ton gré, intervenir. Place à présent, donc, à m2.


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Cette première journée au Collège, en mars 41, je n’en retiendrai jamais que deux images : on se met en rang pour entrer en classe et le grand flandrin en pleine croissance et dépassant de presque une tête, au dernier rang, c’est moi, la voilà, la première image, et voici la seconde, on est entré, je suis assis au fond, tout seul, c’est un cours d’allemand, je ne comprends rien de rien à ce que j’écoute, et tout à coup le prof vient droit sur moi, le doigt pointé : « pourquoi c’est un datif ? », je le regarde, il me fixe droit dans les yeux, puis il se retourne en haussant ostensiblement les épaules. Humilié, sans comprendre pourquoi, dans mon cartable il n’y avait que des cahiers, j’ai emprunté à l’un des autres, alors, son livre d’allemand, je ne me suis pas couché, cette nuit-là, avant de l’avoir lu en entier, le lendemain j’étais de l’année entière en avance, une semaine après je serai devenu le chouchou de ce prof d’allemand, son nom était Floriot, prof principal aussi de sa sixième, et c’était en effet l’allemand, sa grande passion, mais c’était aussi, conséquemment je crois, les Allemands eux-mêmes, et sa fille avait la même renommée, il m’enverra parler, dans mon allemand de débutant, avec les soldats allemands passant dans la rue, et chaque après-midi commencera de la même façon, en classe, il me faisait monter au bureau et je rapportais vaille que vaille en les traduisant toutes mes conversations. Ce sera à ce moment où sur le quai de la gare, à Joinville, on allait jouer un match de foot à Montier-en-Der, je verrai un curé qui attendait, lui aussi, assis sur un banc, je viendrai face à lui et bêtement je lui ferai : « croa, croa » : le lendemain même il y aura, quelqu’un avait fait son rapport, conseil de discipline où mon monsieur Floriot votera comme tous : j’écoperai d’un blâme. Vont s’intéresser à ce tout nouveau que j’étais d’autres profs, Bravy, Doriot, tous deux profs de français, l’un va me faire lire La Montagne magique, l’autre je ne sais plus quoi de Charles Morgan, je mangeais à midi dans une petite pension rue La Fontaine où je ne suis pas resté longtemps, c’est dans cette pension que j’ai eu droit à mon bizutage, un badigeonnage au cirage noir de tout le bas-ventre, et qui plus est toute une tablée de potaches entre eux, ce n’est rien d’autre à qui mieux mieux qu’une explosion de décibels, j’ai donc résolu de m’emporter pour mon midi un bon sandwich, j’allais le manger au Petit Bois, un parc auprès de la gare. Il y avait, dans le hall de cette petite gare de Joinville, une librairie aux rayons assez richement fournis, plus visiblement en tout cas, plus directement que dans le magasin que ce libraire, un homme aimable à grosses lunettes et toujours en blouse bleue, avait au centre de la ville, à deux pas de la statue de Jean Sire, et c’est en entrant dans ce hall de gare acheter mes BD, Junior, son Tarzan et son Mandrake le magicien, L’Aventureux, L’Aventure, et d’autres comme Robinson, BD qui en fait m’intéressaient de moins en moins, c’est dans ce hall que j’ai là, sous les yeux, debout en blanc sur un rayon du haut, ce livre absolument nouveau pour moi, d’un genre inconnu jusqu’ici, et d’une couverture étrangement qui fascinait, elle présentait à l’intérieur d’un médaillon ovale un portrait de jeune homme brun aux moustaches en accent circonflexe et manifestement, pour ses vêtements aussi, d’un autre temps, j’avais des souvenirs de photos, bien que sans ressemblance aucune entre eux, je voyais mon père, à cette même époque, en cette même jeunesse, et je me redisais ce titre : VIE DE MALLARMÉ, le nom de cet homme avait quelque chose impérativement, pour moi, à la fois de tellement ingénu et de tellement secret, qu’y avait-il là à découvrir, qu’y avait-il là d’un total inconnu, pour moi, jusqu’ici, quel destin y avait-il, quelle vie ? Et le lendemain, j’avais réuni l’argent, j’ai acheté ce livre, et le lendemain j’ai commencé, cette vie, à la connaître, et le lendemain j’ai su, moi, que ma vie était devenue à tout jamais ma vie à moi, ma vie elle-même, et dès le lendemain je ne faisais plus que lire et relire et combien de fois, combien, ce premier tome, il avait paru en janvier 1941, en attendant que le second paraisse, il paraîtra en février 1942, mais il était nettement plus gros, nettement plus cher, trouver ces 80 francs qu’il coûtait n’allait pour moi absolument pas de soi, me viendra cette idée alors de revendre à tous les internes, à tous les potaches du Collège, toute ma collection de BD que j’avais là-haut, dans le grenier où je couchais, j’avais tout un ensemble aussi, là-haut, d’anciens livres déjà déballés. Ma mère, à peine notre arrivée à Suzannecourt, avait voulu déménager, ceci bien sûr sans le moindre espoir, ici pas plus qu’à Soncourt, à Soncourt où le Jules Remy, le patron, ne demandait au moins aucun loyer, sans espoir de retrouver jamais son espace natal, notre maison à Suzannecourt était située en haut d’un raidillon de la route, après la scierie où mon père travaillait, sur cette route on tournait à gauche, on grimpait alors l’escalier pour entrer dans un appartement plus que correct, mais ma mère n’aimait pas les logements neufs, mon père au bout de quelques mois lui a déniché une espèce de tanière, on y descendait par une petite cour en pente abrupte, on entrait dans une petite pièce, avec une alcôve à droite où dormiront les parents et la cuisinière à gauche, une petite porte au fond donnait sur un petit jardin, c’est dans cette tanière, il n’y avait rien d’autre en bas pour moi, que je m’installerai vaille que vaille, au-dessus de la grange il y avait un plancher, mon lit était là, puis, un degré plus haut, tout un vieux tas de foin qui n’était qu’à mon propre usage, et j’y rangerai toute ma collection de BD, près de la lucarne où je découvrirai, dans le foin, le nid de ces chauves-souris qui venaient la nuit se poser sur moi, ce qui me réveillait sans que je puisse comprendre. Et c’est par paquets bien ficelés que je vais emporter, jour après jour, cette collection de BD pour tous les internes, ils l’étaient presque tous, j’avais fixé un prix plutôt bas, mais le succès sera énorme, et cette Vie, en février 1942 le tome second sera entre mes mains, je lisais, relisais, combien et combien encore, à chaque fois je pleurais, combien encore, et c’est ainsi que Mallarmé deviendra mon culte unique à jamais, mon culte à jamais fondateur. 


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Dans un de mes QUANT À, plus précisément dans mon QUANT À L’IMAGINAIRE, à l’occasion d’un numéro sur Mallarmé, j’avais choisi pour la revue Action poétique un extrait que j’ai intitulé À son commencement était Mallarmé : j’y racontais comment je me suis procuré ce tome second, mais j’ai voulu y parler aussi de cette contradiction, chez Mallarmé, devenue alors, pour moi, essentielle à sa poétique : il est d’un côté celui qui avait découvert que toute parole est « quelque chose d’autre », il est d’un autre côté celui pour qui la parole est ce qu’elle a toujours été, vouée au destin de représentation, donnée afin de restituer dans sa totalité cette réalité qu’il appelait solaire, afin que cette éternité réelle, afin que le monde en somme aboutisse au Livre. Et peut-être ai-je eu tort de parler aussi précipitamment, peut-être aurais-je alors dû montrer comment Mallarmé à sa façon la résolvait, comment en résultait, de cette contradiction, son mot d’ordre, esthétiquement parlant, qui est cet art de la suggestion, cet art en toute sérénité qui pour lui est le seul juste aboutissement : ne jamais nommer, seulement suggérer.


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Mallarmé, mon maître, en effet, mon seul, je ne peux que redire ici, et bien sûr trop insuffisamment, ce que j’ai écrit dans cette espèce de dialogue platonicien que j’ai intitulé SÉSAME ET CAVERNE, au cours duquel se révèle en totalité cette contradiction chez Mallarmé d’une logique absolument double, une contradiction qui est d’un côté de perpétuer comme seule vérité encore et toujours de présenter, d’affirmer encore et toujours comme seule vérité le fait de la seule ordinaire éternité du réel, de l’autre côté de poser le « quelque chose d’autre » en seul fondamental, d’avoir ainsi trouvé une évidence absolument nouvelle et dont le mot d’ordre en somme, il est dans SÉSAME ET CAVERNE, est ce définitif : « Non, le langage n’est pas diction du monde, il est constitution d’un univers imaginaire. »


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Moi qui suis tout sauf bibliophile, il y avait un relieur, maître Heyret, à la sortie nord de Joinville, et sa clientèle était depuis longtemps sans légitime surprise, il avait lu alors, il avait alors aimé Mallarmé, nous avons longuement discuté du format, des couleurs, du corps des différentes capitales du titre, il s’avérera malheureusement que mes moyens financiers restaient malgré tout limités.


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Si maître Heyret n’avait pas finalement consenti, s’il ne m’avait même accordé un rabais sensiblement au-delà de ce que je demandais, ce volume en mi-cuir mi-carton au dos profondément bleu nuit,


H. Mondor

VIE DE MALLARMÉ


ce livre en effet tel que je le décris dans ce QUANT À, jamais il n’aurait été ce qu’il est, jamais n’aurait pu être ainsi le manuel pour moi d’un culte à jamais fondateur.


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L’apparition de Mallarmé, ce sera pour moi quelque chose en effet de fondamental : ce qui apparaissait alors, pour moi, c’était le mot : poésie. Auparavant, ce qu’on ne connaissait à l’école primaire et qu’on apprenait, c’était des poésies, celles le plus souvent des poètes les plus importants, de Hugo entre autres, mais la poésie elle-même, on n’en avait jamais aucune idée. Et ce qui va se produire, avec ce Mallarmé, c’est le surgissement du mot au singulier, du mot : poésie, et ce qui en même temps va se produire aussi, c’est pour moi la certitude, et la volonté d’être moi-même aussi poète et de l’être on ne peut plus définitivement. Mais si être poète allait de soi, par là même allait de soi aussi une interrogation des plus ingénue : être poète, en vérité, c’est l’être à quel moment, comment, pourquoi ? Immédiat alors va me devenir évident que même la plus belle, la plus juste, la plus haute référence, un Hugo par exemple, au fond n’a aucun sens, qu’être poète, en vérité, c’est être absolument solitude, c’est être absolu silence. 


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Mais c’est aussi être langage, autrement dit la propriété essentielle à l’homme, autrement dit son pouvoir à lui, à lui et lui seul.


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C’est en effet son seul pouvoir qui se manifeste en tout et toujours, tout personnel que soit ce qui est dit.


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C’est vrai, l’instituteur montrait aux autres, sans arrêt, ce que j’étais capable de faire. Il parlait souvent aussi de ma maîtrise naturelle de la langue, en particulier de l’orthographe.


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Cette orthographe, que donc je dirai exemplaire, cette orthographe était naturellement la même encore en cet été 1944. Date historique du 6 juin : débarquement sur les plages normandes. Ainsi l’empire hitlérien s’effondrait, la France à nouveau se retrouvait libre, historique était cette situation pour tout le monde, en vérité, pour entre autres quelques collégiens au plus vif alors de leurs études : ce sera en effet ce 6 juin que le concours d’entrée à l’Ecole normale d’instituteurs aura lieu, à Chaumont pour la Haute-Marne. Sous l’occupation allemande, il n’y avait plus pour les normaliens d’établissements propres, ils avaient été supprimés, mais la tradition républicaine ayant subsisté, les normaliens recrutés avaient été intégrés dans les lycées : à la Libération, ces établissements seront rétablis, mais pas pour tout le monde, et c’est ainsi qu’à cet effet seront regroupés l’Aube, la Haute-Marne, l’Yonne et la Saône-et-Loire. Il n’y aura jamais plus peut-être, à propos d’orthographe, un débat de collégiens aussi passionné, mais désespérant pour beaucoup, que celui qui s’est instauré, le premier jour de ce concours, dans la cour du lycée, après l’épreuve de la dictée, un texte assez beau de Michelet, lequel rapprochait l’architecture aujourd’hui en plein ciel des cathédrales et celle souterraine des lieux de culte, jadis, des premiers chrétiens. Dans ce texte un mot, voussure, était une question pour beaucoup. De même que Léviathan. Mais le plus grand problème était cet accord grammatical : des générations et des générations, disait Michelet, se sont succédées ou succédé ? Presque tous avaient fait l’erreur. Je me suis retrouvé major, comme on disait alors, de cette promotion historiquement la plus réduite : quatre, en effet, d’élèves-instituteurs, nous n’étions, cet été 44, que quatre recrutés. Le deuxième était un certain Dormont, que tout le monde appelait Napo, sans jamais rien de plus, sans que personne ait jamais prononcé, ait jamais peut-être eu même à l’esprit l’un des plus grands noms de toute l’histoire, un Napo que personne en fait n’a jamais connu, il disparaîtra sans que personne ait jamais su où. Le troisième avait nom Maclos, c’était un garçon tout blond dont le seul vrai plaisir était d’entrer dans une pâtisserie. Et le quatrième et dernier s’appelait Demerson, quelqu’un de plutôt petit qui vous entraînait dans l’écoute, à longueur de combien de tours de cour, de l’Antigone de Sophocle, un texte en grec qu’il savait entièrement par cœur.


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Savoir n’est pas nécessairement comprendre et comprendre est d’un tout autre ordre en vérité qu’être à même d’aimer.


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Plus d’un poème en effet, pour en revenir à lui, me demeurait chez Mallarmé pure énigme et peut-être en fait n’y en a-t-il eu pourtant pas un seul qu’au moins une fois je n’aie eu de cesse à me réciter. Mais là où sans conteste il est selon moi le plus grand, c’est dans ce sonnet par lequel il profère avec quelle vigueur sa foi à lui, sa foi en le seul réel, quand il affirme en toute clarté que seul est légitime et que seul est juste en tout l’univers d’accorder l’être à seul ce qui existe :


Quand l’ombre menaça de la fatale loi

Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres,

Affligé de périr sous les plafonds funèbres

Il a ployé son aile indubitable en moi.


Luxe, ô salle d’ébène où, pour séduire un roi,

Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres,

Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres

Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.


Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la Terre

Jette d’un grand éclat l’insolite mystère,

Sous les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.


L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie

Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins

Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.


Le plus fervent mallarméen disciple, on ne peut en douter, ce sera Valéry. Poète assurément moins obscur que son maître, il aura aussi des accents plus sentimentaux :


Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

Seule avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,

Si proche de moi-même au moment de pleurer ?


Que de fois je me suis presque chanté ces premiers vers de La Jeune Parque ! Adepte un peu peut-être encore enfantin, j’avais écrit à Valéry, rue Villejust, m’a répondu François Monod, son secrétaire, un échange a suivi, à chaque lettre, à chaque mot je professais des plus énergiquement cet athlétisme intellectuel que je trouvais d’une inépuisable fertilité pour le moindre travail poétique, et ce courrier, je le rangeais avec le plus grand soin dans mon bureau, tout au fond de mon casier, mais un jour voilà, il avait disparu, j’ai toujours soupçonné de ce vol un autre élève, il s’appelait Marchoine, il était toujours aux aguets sans jamais rien dire, et c’était lui qui l’avait en mains, selon moi, ce qui témoignait de ma certitude et cette certitude, elle avait un nom, Valéry, l’avenir de la poésie était impossible à définir, pour moi, hors de sa conception. Cet avenir, me disais-je et je me redisais, c’était le mien, mienne était cette grande ambition qui en fait m’étonnait moi-même, oui, dans un de mes cahiers réservés, ceux que jamais je n’aurais emportés, j’avais écrit : « Mallarmé, Valéry, ô Futur, qui sera là ? » J’avais entrepris de lire aussi tout ce que je pouvais me procurer de ce qui s’était jamais écrit de poétique, et ceci bien sûr dans des traductions, celles de l’allemand, je les lisais avec en regard l’original, mais mon irremplaçable boussole en tous les cas restait l’œuvre de Valéry.

Le regroupement des normaliens fera que les Haut-Marnais se retrouveront à Troyes, dans l’Aube, et plus précisément à la périphérie de l’agglomération troyenne, à Sainte-Savine, rue Brossolette. Il y avait là, directeur de l’école, un certain Lecronier, que tout le monde appelait non pas Jules, mais Le Jules, et que tout le monde aimait. C’est en rentrant, refaisant le mur en sens inverse évidemment, qu’en pleine nuit mon ami Beulou, il était entré lui aussi à l’Ecole, et moi, on va faire, on avait beaucoup bu, un assez tonitruant tapage, on n’arrêtait pas non plus de pisser partout : le lendemain même il y aura conseil de discipline et j’écoperai alors de mon deuxième blâme. Il y avait dans l'Ecole une grande cour, quelques arbres ici et là, où les uns jouaient à crie-tête, où d’autres se délassaient en silence. Un jour, venu à mes côtés, garçon plus que silencieux d’ordinaire, un autre élève, il s’appelait Trébillon, me dit qu’il savait que je m’intéressais à la poésie et me récite alors :


La nuit qui précéda sa mort

Fut la plus courte de sa vie.

L’idée qu’il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignets,

Sa force le faisait gémir.

C’est tout au fond de cette horreur

Qu’il a commencé à sourire.

Il n’avait pas un camarade,

Mais des milliers et des milliers,

Pour le venger. Il le savait

Et le jour se leva pour lui.


Un coup de tonnerre, on ne peut dire autrement, c’est à cet instant-là que commencera pour moi toute une tout autre poésie, adieu La Jeune Parque, adieu Valéry, adieu tout souci de l’intemporel, mon maître au plus profond restera Mallarmé, mais à cet instant, pour moi, la poésie était devenue, avait toujours toute entière été celle qui s’inventera ici et maintenant. 

Entre Suzannecourt et Joinville, il y avait une route, un asphalte encore à peu près intact, qui descendait hors du village et tombait perpendiculairement sur la nationale, à droite, à cinq cents mètres, on avait Thonnance, à gauche, à deux kilomètres environ, Joinville, il y avait aussi un chemin de traverse, on dira en hypoténuse, une route blanche, on pouvait soit la prendre en vélo, soit la faire à pied, ce qu’on trouvait dans ce cas, sur la gauche, au pied d’une petite colline, avant d’arriver à la ville, un ensemble d’immeubles gris, pas très hauts, c’était là qu’habitait Bernadette, une fille un peu facile, selon l’expression, mais si vive et si gaie, on a eu très vite, elle et moi, des comme on dit rapports intimes. Au moment des vendanges, elle allait depuis l’an d’avant chez les Moët, comme tout le monde appelait, là-bas, la grande maison de Champagne, à Aÿ, Moët et Chandon, ce sera Bernadette alors qui nous fera embaucher, mon Beulou et moi, mon Beulou qui venait d’entrer, lui aussi, à l’Ecole normale, on fera donc, en 1946, les vendanges ensemble. Il y avait, garçons et filles, ceux qui coupaient les grappes et remplissaient ainsi leurs petits paniers, ceux qui portaient ces petits paniers pour les verser dans des grandes hottes, et ceux qui sur leurs épaules enfilaient les bretelles de ces hottes et les emportaient pour les culbuter dans des baquets placés sur des voitures à chevaux, baquets qui à peine pleins allaient alimenter la cuve du pressoir, d’où continuellement coulait ce moût très sucré dont on buvait trop, ce qui tôt ou tard vous fichait la chiasse. On était logés dans d’énormes demi-tonneaux en zinc, de chaque côté il y avait de la paille avec des blocs de paille tout au long, entre les blocs de paille était visible alors le sol en ciment, chacun de nous avait son bloc et sa paille. Au son de l‘accordéon ou de la guitare, on dansait, le soir, ce qui soulevait une telle poussière assez rapidement que tout presque y disparaissait, les couples faisaient l’amour sans avoir à prendre aucune précaution. C’est tout autrement qu’on sera logés, une année après, à Damery, un village à côté d’Aÿ, un peu plus à l’est, chez des viticulteurs privés, lesquels et les parents de mon Beulou étaient amis, Beulou et moi, chacun avait sa chambre et la mienne donnait sur la rue, où j’ai pu voir, comme dans mon village, à Soncourt, passer un très long troupeau de vaches, avec derrière elles une jeune domestique, et c’est tout autrement qu’on sera nourris, saucisson, pâté, salade de pommes de terre, salade de pâtes, salade verte, et vin rouge à volonté. C’est là, à Damery, que les vendanges, on va les faire ensemble une fois encore, une dernière, et par un temps, en 47, absolument exceptionnel, il ne pleuvra pas, pas une seule goutte d’eau, de juin à fin octobre, et tous les prés étaient tout gris, le soleil avait desséché toute l’herbe, il ne restait de vert que la vigne, on ne voyait qu’elle à perte de vue. Est arrivée, à notre regret à tous, la dernière journée, il y a eu la fête, donc, de la fin des vendanges, et cette fête, à Damery, on l’appelait la cochelée, à la longue et lourde table en chêne massif ça mangeait, ça buvait, ça chantait, j’ai bu à moi seul douze bouteilles, m’a-t-on dit, personnellement je n’en ai plus souvenir, absolument plus, je me suis réveillé, j’étais couvert de vomissure séchée, et le drap aussi, et le plancher aussi autour du lit, j'avais dans mon slip un gros paquet de merde et je suis descendu dans la rue, il faisait grand soleil, je me suis délesté et lavé à la borne-fontaine toute proche, il n'y avait que peu de passants, mais ils s'arrêtaient une seconde, étonnés, c'est ce que l'un me dira, de voir un jeune mec à poil faire ainsi sa toilette, et puis je suis remonté, mon Beulou sortait de sa chambre, et le doigt pointé je lui demande aussitôt ce qui lui est arrivé, il avait l'œil droit poché, tout noir : « mais c'est toi, me dit-il, c'est toi et je ne suis pas le seul que tu as cogné », la table en chêne massif, toute couverte alors de verres et de bouteilles, tout à coup je m'étais levé, je l'avais renversée et j'avais commencé à frapper, tous finalement me maîtriseront, me traîneront jusqu'à mon lit, me déshabilleront, me coucheront et me  laisseront là, en train déjà de dégueuler, je me le suis fait préciser par mon Beulou d'abord, ce lendemain, puis par les autres, quatre heures, il y a eu quatre heures, cette nuit d'avant, j'ai tout essayé pour me rappeler des choses, quatre heures de ma vie ont été pour moi comme si elles n'avaient jamais existé, ce que j'ai eu du mal à concevoir et prendre sur moi.

Simone, ma sœur aînée, habitait à Paris, rue Florence Blumenthal, seule, avec pour ami un monsieur Massé, de trente-six ans plus âgé qu'elle, un homme en toute situation d'une profonde gentillesse et d'un imperturbable calme, et qui  travaillait à la Pan Air do Brasil, Simone, à l'époque, avait un emploi de postière, environ depuis deux ans, Simone s'était mariée, en 1939, juste avant la guerre, avec un monsieur Pierre Salot, les bans seront affichés dans la mairie, à Soncourt, ma mère ira, elle l'avait su par des voisins, elle reviendra en pleurs, sa fille était mariée avec un Salot, répétait-elle, un Salot, ma fille, un Salot, c'était effectivement son nom, Simone et lui auront un enfant, Hugues, et comme ils travaillaient tous les deux, lui comme cuisinier, grand cuisinier, c'est vrai, qui avait préparé ses meilleurs plats pour les plus grands de ce monde, et le duc de Windsor par exemple, il en avait gardé un si beau souvenir qu'il en parlait continuellement, leur fils Hugues, ils le donneront à ma mère, et c'est chez nous qu'il grandira, ses parents, sous l'occupation, vont travailler d'abord, lui un moment chez le docteur Ménétrel, un ami de Pétain, à Vichy, puis le docteur réduisant son train de vie, il partira en Allemagne en tant que volontaire et travaillera dans une usine à Ludwigshafen, Simone, elle, à Paris où elle était restée, entrera dans un bureau des PTT à proximité de leur domicile, elle et Pierre habitaient alors rue Félicien David, toujours dans le 16e, et ce n'est qu'en 1942, le 1er août, date exactement du mariage, à Suzannecourt, de ma sœur Mauricette et de Lucien Cantin, ce n'est que ce 1er août que non seulement je ferai connaissance, et toute la famille ainsi que moi, de mon oncle Salot, mais son discours, ce jour-là, a sans doute été pour moi décisif : ce Salot, pendant tout le repas, n'arrêtera pas, pestant, hurlant, crachant, postillonnant, d'éructer sur les Juifs, le spectacle auquel j'assistais me préservera à jamais de tout antisémitisme, au total ce Salot passera en justice à la Libération pour fait de collaboration effective avec les Allemands, condamné, il le sera à la privation de ses droits civiques durant dix ans. Je ne l'ai cependant mieux connu qu'à l'époque, en 45, il tenait alors un petit restaurant avenue de Versailles, et ne pas oublier qu'il était d'une radinerie extrême, il comptait sa caisse au sou près et la recomptait, c'était la première fois que je venais à Paris, j'avais par ailleurs l'intention d'aller rue Villejust solliciter un entretien avec Valéry, le journal, le lendemain de mon arrivée, annonçait la mort du poète, et je ferai le chemin jusqu'à sa rue et là, voyant affluer pour les condoléances uniquement des gens richement costumés, je me suis dit que j'allais faire une erreur, ce monde-là était tout sauf le mien, je suis reparti aussi vite, à son restaurant j'aiderai Pierre, en tant que garçon de salle, et c'est une nuit, les clients partis, qu'il m'a tout raconté : Simone, il y avait peu, l'avait abandonné pour monsieur Massé, lequel, si Pierre acceptait sa situation, lui proposait un bel emploi de cuisinier à Rio de Janeiro et par-dessus le marché la somme immédiatement de 5000 francs, Pierre allait donc partir là-bas. Simone, il l'aimait pourtant et tellement que sur la table vide il m'avait pris les mains, son visage était tout luisant de larmes, et Simone, une fois son mari parti, restera seule, ils avaient auparavant déménagé rue Florence Blumenthal, dans un petit appartement au rez-de-chaussée, et c'est là, revenu deux ans plus tard à Paris sans prévenir, que j'entrerai une nuit par la fenêtre entrouverte, il faisait chaud cet automne 47, je me suis retrouvé dans la petite salle de bains, du linge était par terre au pied de la machine à laver, je me suis couché dessus, ma sœur, qui m'avait laissé dormir, ne me répondra rien, au matin, quand je lui dirai que normalien, je ne l'étais plus, je venais de démissionner de mon école.

Non, ce qu'ainsi j'avais refusé, ce n'était pas le métier d'instituteur, métier pour lequel je gardais toute ma haute estime, à la vérité c'était de passer ma vie entière en cette province, et qu'elle soit haut-marnaise ou pour moi encore à découvrir, qui m'apparaissait à présent sans aucun appréciable intérêt, je voulais Paris, je rêvais de vivre en cette capitale où tout sans aucun doute était pour tous possible, et c'est Simone alors qui me logera, moyennant un dédommagement des plus modeste, et c'est Simone aussi qui me fera embaucher à la banque où depuis quelque temps elle-même, à l'un des guichets, travaillait, cette banque avait nom Crédit commercial de France, elle était située en haut de l'avenue des Champs-Elysées, à deux pas de l'Arc de Triomphe. A son guichet ma sœur faisait montre en toute amabilité et de son adresse et de son intelligence et la direction la prisait fort, sans que la chose bien sûr soit trop manifeste, aussi son frère, on l'accueillera d'emblée avec un préjugé très favorable, et le directeur du personnel me destinait, vu, dira-t-il, ma physionomie et ma prestance, au démarchage à travers tout le pays auprès des entreprises encore à conquérir, ce qui m'obligeait d'abord à faire ici, dans l'établissement, connaissance avec les services les plus importants, dont en premier l'import-export. La Banque de France, à cette époque, avait un monopole en matière de devises, et chaque banque, à la fin de chaque journée, avant 5 heures, ultime délai, devait appeler la Banque de France afin de lui acheter les montants de toutes les différentes devises afférentes à tous les dossiers de la journée, et pour ce calculer le total de ces montants, les apporter au bureau du service, il n'y avait en vérité rien de plus à faire et pour moi et pour un jeune stagiaire suisse envoyé ici, au CCF, pour apprentissage, élégamment mais sobrement vêtu d'un complet veston tout neuf, couleur gris anthracite, il était assis de l'autre côté de la table, en face de nous, le chef et moi, et le plus clair de sa journée il le consacrait, lui, à je ne sais quelle lecture, il ne m'adressera jamais la parole, il entrouvrait en arrivant son tiroir, posait là son livre incliné vers lui, je ne le retrouvais que juste avant l'heure fatidique, et toujours dans cette même position, quand je revenais dans ce bureau après avoir passé presque tout mon temps, moi, à bavarder un peu avec Simone et beaucoup avec ses amies, elles travaillaient dans des bureaux, elles aussi, et comme Pierre, à la maison, n'avait jamais eu qu'un embryon de bibliothèque où les volumes, pour la plupart,  traitaient d'astrologie et d'occultisme, en un rien de temps j'étais devenu auprès de ces dames, encore jeunes et dont la toilette était, chaque jour ou presque, à féliciter pour son originalité et son bon goût, j'étais devenu l'expert en tout humain secret privé, le discours à tenir à chaque fois ne variant qu'en fonction de l'indispensable alors minimum requis de psychologie, et c'était au Fouquet's qu'elles me payaient à midi mon sandwich, je les prenais chacune en tête-à-tête et selon leur désidérata je leur tirais les cartes ou je leur lisais les lignes de la main, ces entretiens en fait rebondissaient, pour moi, chaque matinée et chaque après-midi de bureau en bureau, personne en de pareils établissements n'ayant une occupation qui nécessiterait, si faite sérieusement, plus d'une heure ou deux, le reste n'étant qu'apparences à sauver, le résultat sera chaque jour que de retour dans notre bureau juste avant l'heure, en cinq sec mes totaux étaient faits, je les apportais au bureau du service et très rapidement le rituel s'installera, le chef du service entrait dans notre bureau en vociférant : « mes francs belges, et mes escudos, c'est impossible, ça, tout est faux, mes francs belges », il y avait là de quoi m'étonner, ma virtuosité habituelle en calcul mental avait disparu, ce qui m'étonnera moins, c'est ce qui va s'ensuivre un beau soir, le chef du service entre et me dit calmement que je devais aller voir immédiatement le directeur du personnel, celui-ci m'annoncera que ce qu'on me devait serait prêt demain dès la première heure et que le mieux, je ne pourrai que l'approuver, c'était de nous séparer bons amis.

Ce bref séjour dans l'univers bancaire avait par ailleurs donné lieu à la décision la seule importante en fait que jusqu'alors j'aie eu à prendre. Il y avait eu des grèves, en 47, et même des conflits cruciaux, les hommes aussi qu'au CCF je rencontrais ne parlaient que de politique, eux, nos discussions les amenaient invariablement à cette même conclusion : « toi, tu dois adhérer au parti communiste ». Au temps de mon Ecole normale, à Troyes, je ne lisais pas d'autre journal que Le Libertaire, à dire vrai, je me sentais, je me savais en conscience anarchiste et sans restriction, mais en conscience aussi je réalisais qu'à chaque fois et partout le candidat anarchiste atteignait un nombre de voix ridiculement bas, le fils de paysanne à jamais que je suis ne pouvait que le constater, l'anarchie en ce pays n'avait aucunement la possibilité d'agir un jour efficacement pour cette révolution que moi aussi j'espérais tant, ce qui me confirmait dans ma conviction que la politique était non pas conflit d'idées, mais rapport de forces, et le score à chaque fois obtenu partout par le parti communiste, et même en ces temps qui pourtant reculaient déjà quelque peu au regard de ce qui à la Libération constituait le plus fort de l'espoir, ce score aura pour moi un sens, j'adhérerai au Parti non pas pour raison idéologique, en vérité je n'étais et ne resterai que rarement d'accord avec son action comme avec son discours, ce qui s'y pensait n'était selon moi que pur paralogisme, il était néanmoins pour moi et restera la seule force à même alors d'impulser et conduire un mouvement révolutionnaire.

Mon congé à son CCF, Simone en aura tristesse et regret, pour moi c'était tout autre chose, il me fallait trouver un peu d'argent, dès le lendemain vient me voir un jeune homme, il mangeait avec nous au Fouquet's, qui connaissait Charles Dullin, la peur de la mort chez Dullin, me dira-t-il, c'est à ne pas croire, entre autres il se faisait mille fois par jour tirer les cartes, et je devais absolument lui demander un rendez-vous, ce que je ne ferai pas, tellement profonde était la honte en moi de toute mon imposture.  Assureur alors, je vais le devenir, tout un groupe en même temps que moi, pour La France, une compagnie où j'ai au moins compris une chose, à savoir que ce que prônait le fameux Code Soleil, bréviaire en vigueur chez les instituteurs, La France, au cours des quelques jours de notre formation, La France aussi ne nous rabâchera rien d'autre en voulant nous convaincre alors que nous étions, nous, des bienfaiteurs de l'humanité, que nous pouvions, que nous devions nous comporter comme tels, la tête haute, et c'est ce que nous avons tenté de faire, en porte-à-porte à l'intérieur de chaque immeuble, au quartier de La Fourche, en commençant par le dernier étage, afin d'éviter un renvoi immédiat souvent trop sonore et trop efficace au rez-de-chaussée, et nous avions à proposer un contrat que la compagnie avait concocté, un contrat qu'elle avait appelé la totale, une totale un soir qui nous vaudra, il venait d'y avoir une dévaluation, d'être manu militari jetés dans l'escalier par un quidam que notre chef de groupe a défini pour nous comme interlocuteur timide. Alors j'irai place Saint-Michel, au CROUS, l'association des officiers de réserve annonçait là qu'elle avait besoin de vendeurs pour sa Revue française de l'élite, on m'affectera au quartier des Enfants Rouges, au-dessous de la place de la République, et d'immeuble en immeuble, et de porte en porte, une semaine au plus s'écoulera avant que dans une maison boulevard du Temple, à deux pas de la station Filles du Calvaire, un détachement de policiers m'arrête au rez-de-chaussée et me fasse monter dans un de leurs paniers à salade, ouvert celui-là, les gens pouvaient m'y remarquer, vérification de tous mes papiers une fois faite, un même détachement me ramènera dans ladite maison, la concierge expliquera que ce qu'elle avait fait, c'était sur un coup de fil d'une dame, là-haut, du dernier étage, et cette femme étant chez elle, on la fait venir, c'était une femme assez jolie et qui vivait seule, elle était enceinte et se confondra, mais il y a eu, dira-t-elle, un phénomène de psychose collective et s'enquerra de savoir si je la comprenais, je lui rétorquerai que je la suivais parfaitement, que j'étais moi-même étudiant en philosophie, et reparti libre, au comptoir d'un café, rue Charlot, où j'étais entré proposer ma Revue, un numéro en fait qui parlait du général Leclerc, je serai aussitôt agressé par des clients qui me demanderont de quel droit je me réclamais de Leclerc, je leur répondrai que j'appartenais à la 2 ème DB, que Leclerc, je l'ai suivi jusqu'en Alsace, et je leur refuserai ensuite un deuxième verre, un de ces clients m'avait acheté un numéro, mais j'en avais assez de ce genre de métier, ce matin-là le CROUS, entre autres nouvelles, affichait cette annonce, on demandait un précepteur personnel pour un jeune homme à Sainte-Hermine, en Vendée, en une semaine au plus je vais me retrouver là-bas, à Sainte-Hermine, chez un monsieur Penaud, profession guérisseur, dont le fils, Pierre, était allé jusqu'en seconde au lycée, à Fontenay-le-Comte, à la fin de sa seconde on l'avait informé qu'il devait redoubler, son lycée était un établissement privé, qui donc avait besoin d'argent, par conséquent aussi de résultats, passer son bac, c'est une affaire évidemment qui se décide en première, et son bac, lui, Pierre, un fils unique, il le préparerait chez lui, avec moi, quelques jours suffiront pour que je constate à quel point ce Pierre était tout simplement la nullité même, et le comble était dans son orthographe, en totale inconscience il n'en avait aucune, et ce qu'était la grammaire, il n'en avait jamais eu la plus petite idée, aussi vais-je alerter le père et la mère, était nécessaire un immense travail dont je doutais qu'il puisse, en pas même une année, avoir quelque effet le jour du prochain examen, les parents me remercieront pour ce langage aussi franc pour eux que nouveau, je voulais connaître assez vite et bien qui j'avais comme élève et peu de temps avant venait de paraître avec succès le premier roman de René Fallet, Banlieue sud-est, mais Pierre, entre lui et moi le vouvoiement était de rigueur, sera très loin de partager mon enthousiasme, il me rendra mon livre avec une silencieuse expression de dégoût, comportement qui sans autre allait me convaincre ainsi qu'était pour moi toute à découvrir cette petite famille, une jeune bonne à tout faire y vivait, son nom, mais cette fois je ne serais pas si sûr, je dirai que son nom était peut-être Agnès, sa chambre était juste à côté de la mienne, à l'étage en partie aménagé, s'y trouvait aussi un vaste grenier, plusieurs soirs de suite, au début, tout dormait, là-bas, dans le corps principal de cette grande maison, je suis allé, cette Agnès, frapper à sa porte, elle n'était pas fermée à clé, je lui disais alors mon nom, jusqu'au soir où j'ai tourné la clenche en vain, j'ai vérifié, le grenier était également fermé, sans doute avaient-ils craint pour la vertu de cette petite, elle n'avait rien malheureusement, cette pauvre Agnès, qui aurait pu éveiller, chez qui que ce soit, quelque désir, la beauté manifestement n'avait pas, à sa naissance, été sa bonne fée, elle avait en particulier des mains si calleuses, on aurait cru de l'écorce d'érable, en fait j'en avais par Agnès appris bien assez, tous les jours ce monsieur Penaud était debout très tôt, les autres dormaient, près de la cuisinière il y avait, juste avant la porte du garage, un fût de couleur brune en vieux chêne et de taille moyenne, avec un broc blanc il le remplissait de l'eau du robinet, penché ensuite au-dessus du fût plein, durant trois ou quatre minutes et d'une voix très basse, on ne pouvait rien comprendre, il lisait dans un livre tout mince apporté d'un tiroir, fermé avec une petite clé, du chevet de sa chambre, et cette eau-là, c'est elle, à raison d'un litre par patient, chacun d'eux venait avec sa bouteille à remplir, qu'à longueur de journée, avec à chaque fois sur la bouteille pleine un signe à lui de sa main droite, il vendait sans discontinuer, je verrai, c'était un dimanche, il consultait tout normalement du lundi au vendredi, je verrai en fin de matinée arriver une jeune femme en pleurs, sa bouteille à la main, son mari allait plus mal encore, elle demandera un nouveau litre d'eau, c'était impossible, il n'avait pas, sans de nécessaires conditions, le pouvoir de guérir ainsi n'importe qui, et puis aussi, madame Penaud étant sortie et plaidant en faveur de cette femme au visage inondé de larmes, il ne pouvait faire aucune exception, c'est tout, la femme est repartie en geignant comme une bête et chancelante, avec son autre main s'appuyant sur le mur, je venais là d'assister au spectacle aussi ahurissant que révoltant d'un charlatan de pleine bonne foi. Ce qu'il y avait eu à son origine, un ami de Pierre, étudiant en médecine à Fontenay-le-Comte, un jour, en aparté, me confiera ce qu'une fois, une seule, à la fin d'un repas de fête, il avait entendu ce monsieur rondouillard, son orgueil partagé entre mystère et confession, raconter qu'il était employé de bureau dans une usine, un soir un de ses amis viendra l'attendre à la sortie et le regardera arriver dans le couloir et sortir, cet ami lui prendra les mains, lui dira, d'une voix toute assourdie à force d'émotion, que lui, Penaud, avait l'aura, cette lumière invisible à l'ordinaire autour de la tête en un rien de temps se révélera visiblement d'une considérable efficacité, grande maison, voiture neuve, équipement pour la mer, transporté, dès les beaux jours, direction les Sables d'Olonne, où je verrai, sur l'immense plage au sable comme doré, se dérouler même une course de chevaux, direction également Saint-Gilles-Croix-de-Vie, un endroit que madame Penaud aimait entre tous, transporté dans une petite remorque, avec canot pneumatique à moteur, masque pour plongée, et par ailleurs caméra Super 8, bref, tout ce train de vie en tout domaine imposait à tous le plus grand respect. Du car qui s'arrêtait devant chez lui descendaient par dizaines les patients, le car souvent repartait vide, et ces patients allaient s'installer dans un buffet-buvette en face de chez lui, buffet que sur un terrain il avait acheté et comme il se devait aménagé, boutique avec comptoir, petites tables et chaises, et grande bâche en cas de pluie, une domestique à lui assurait le service, et les patients attendaient d'être appelés, venus chez lui à cause d'une certaine renommée, il y a toujours les succès du hasard, à cause en plus de sa propagande écrite, il m'avait au début donné, aux fins de correction, son texte à lire, il en renouvelait sans arrêt la forme, à défaut du contenu, j'ai ainsi pu apprendre, avec, j'avoue, une sorte de réflexe admiratif, ce qui constituait l'essentiel de son argumentation : vous êtes devant un feu qu'il faut éteindre, aussitôt vous jetez sur lui un seau d'eau, le feu ne s'éteint pas, ne dites pas alors que l'eau n'éteint pas le feu, mais dites seulement qu'un seau d'eau, deux seaux d'eau, que dix seaux d'eau n'ont pas réussi à l'éteindre, et que peut-être il ne suffira même pas de dix, de vingt seaux d'eau, de plus encore, et continuez à verser cette eau, continuez jusqu'à ce que le feu enfin s'éteigne, et cet étudiant en médecine, ami de Pierre, en aparté aussi, me précisera le nombre des patients Penaud qu'il voyait tous les jours, dans sa clinique à Fontenay-le-Comte, arriver dans un état trop dégradé pour espérer une guérison.

Loin de Paris, je ne pouvais que rester, vont aussi me retenir dans cette maison des choses nouvelles, ainsi le simple fait d'avoir été filmé en plein mouvement, la première fois que sur l'écran blanc déroulé au-dessus de son trépied je me verrai, ce sera pour moi une chose on ne peut plus étonnante, à mon insu, la première fois, monsieur Penaud m'avait filmé de dos, je me verrai une carrure imposante, épaules larges et taille assez étroite, un V, mon veston me faisait un V sportivement idéal, mon veston beige en velours à côtes acheté aussitôt que je l'ai pu, le professeur à Pierre était aussi dignement rémunéré, en plus d'être évidemment logé et nourri, j'étais arrivé de Paris très amaigri, madame Penaud va me gâter, voire me gaver, j'avais découvert ces moules frites, chez eux, que je vais follement aimer, madame Penaud nous en servait souvent, les tout premiers jours elle m'avait demandé comment je voulais mon bifteck, j'ai répondu épais et saignant, quelques semaines plus tard je me retrouverai devant ces biftecks que je ne pouvais plus manger que les yeux fermés, je lui expliquerai que la viande saignante en fait n'était plus, n'avait jamais été vraiment ce que je préférais, bien à point, donc, voilà comme ensuite elle me la servira, de toute façon mon visage en peu de temps s'était nettement rempli, madame Penaud se faisait de temps à autre un plaisir de le remarquer, bref, j'étais matériellement plus que satisfait, mais la bibliothèque, à Sainte-Hermine, était d'une ahurissante indigence, on ne savait aussi que rarement ce que c'était, la littérature, on lisait peu, en Vendée, on buvait beaucoup, dans les biberons même on mettait, m'a-t-on dit, du calva, de loin en loin sur une route blanche on pouvait voir un homme, impossible aussi de lui donner un âge, avancer très lentement tout cassé, chacune de ses jambes était comme en forme d'équerre, et pas une seule fois, sinon au dessert des grands repas les refrains paillards les plus rabâchés, pas une fois je n'entendrai quelqu'un chanter. Le jour de l'examen est arrivé, les résultats seront, certes, désastreux, mais un peu moins que je ne l'avais prévu, monsieur Penaud me demandera alors de revenir début août, pour préparer Pierre à la session de septembre, et je suis parti en vacances à Rochefort-sur-la-Côte, en Haute-Marne, où ma mère en était à son quatrième logement, mon père, en 45, étant redevenu bûcheron, on logera d'abord tous les trois dans une chambre à four, juste en dehors du village, et mon père et moi, le soir vers 11 heures, on sortait écouter les forteresses volantes, très haut, qui fonçaient vers l'Allemagne, ensuite on s'installera dans la grange en face, ensuite enfin dans une maison qu'on n'habitera pas, ce sera en effet à ce moment-là que mon père ira travailler très loin dans les bois de Rochefort-sur-la-Côte, on avait placé presque tout notre mobilier dans un garde-meubles, puis pour finir dans une maison assez vaste, une cour devant, derrière un jardin, c'est là que le professeur à Pierre ira, en 48, passer ses vacances.

Retrouver mon ami Trébillon, c’était pour moi une joie, on s’était donné rendez-vous à Fay-Billot, dans le sud haut-marnais, lui habitait Champlitte, on s’était, dans ce petit hotel, mis tout de suite à jouer aux échecs, j’ai tout à coup eu besoin d’aller aux toilettes, et les WC étaient dehors, juste au bout d’une cour carrée en contrebas, toute luisante et grasse de fientes de volailles, on y descendait par un escalier métallique, arrivé en bas j’ai voulu enjamber une flaque un peu plus importante et ma jambe a glissé, j’ai entendu claquer, j’appelais, ma jambe était cassée, à cloche-pied je suis allé aux chiottes, et c’est à cloche-pied, personne à l’intérieur, là-haut, n’entendant rien, que j’ai remonté l’escalier, complètement épuisé, j’ai frappé à la vitre et Trébillon m’a ouvert, l’ambulance arrivera aussitôt, tibia et péroné, double fracture à la jambe gauche, au-dessus de la cheville, on m’installera un lit dans une sale entièrement déjà occupée, à Chaumont, j’ai d’abord eu droit à la morphine, une infirmière un peu plus tard s’avisera que ma bande était trop serrée, autour de moi ça gémissait, ça ne cessait pas de réclamer, de loin en loin un vieux malade hurlera toute la nuit, je ne sortirai de l’hôpital qu’au bout d’un bon mois, le cal à la jambe une fois à même enfin de résister à toute épreuve, et c’est mes béquilles sous les bras que je regagnerai Rochefort-sur-la-Côte, et mon Beulou viendra m’y voir, par une journée ensoleillée, on s’était allongés sur l’herbe du plateau de la petite falaise en surplomb. Chaumont visible à l’horizon, quel regard il avait de stupéfaction, d’incrédulité presque, il me répétait de temps à autre à quel point jamais on n’aurait même imaginé que je puisse être ainsi sans mouvement propre, à quel point béquiller n’était pas pour moi, mais voilà, que faire à présent, monsieur Penaud le guérisseur me renverra dans un carton toutes mes affaires, et dans notre maison j’attendrai en écoutant gémir ma mère, au fond de l’alcôve à rideaux dans la cuisine, en proie à sa migraine et jour et nuit de retour d’âge, et moi, dans le couloir vers le jardin, j’avais mon grand lit-cage à gauche et ma table à droite, et j’écrirai tout en guettant la petite souris grise à la queue effilée et sur le bois du rayon posée en forme de S, qui venait boire au toujours même pot de fleurs, le museau dans l’eau de la soucoupe, et j’avais beau absolument alors ne plus bouger, l’ombre d’un geste et disparue, et puis mon cal suffisamment consolidé, je me remettrai à sortir, nos voisins s’appelaient Némard, l’un des deux garcons, d’un même âge à peu près que moi, se prénommait Jean, ce que très vite on ne remarquait même plus, c’est avec eux que je reprendrai le chemin des guinguettes, entre autres celle au lac Reynel, où le fils du maire de Rochefort-sur-la-Côte, un joyeux drille amateur de jupons, d’avoir trop mangé et trop bu se noiera un dimanche, où surviendra un autre dimanche une chose pour moi plus que décisive, on dansait quand soudain, sans crier gare, un danseur tout jeune, au poil noir, lâchera sa cavalière et me balancera son poing en pleine gueule, un cercle aussitôt s’était formé pour assister au pugilat, je contiendrai plus qu’aisément mon agresseur, mais j’irai dehors, la nuit était noire, assis assez loin tout seul, voilà, je venais d’avoir face à moi quelqu’un que je connaissais trop, moi-même en ma rage, aux accès plus d’une fois redoutés, voilà que d’un seul coup je comprenais que cette violence au plus profond n’était pas mienne, et que ma nature au plus profond n’était en rien celle-là, que tout au contraire elle était en fait étrangère à toute violence, au plus profond,

cet épisode sera définitif, décisif











FIN



tant et tant pour rien

meurt, mais qui ?

m1

2

3

4

5


M


j'aurais aimé, moi aussi, 

ne jamais mourir,

mais je mourrai en lumière


elle sera en moi, son corps sera l'herbe et l'arbre, elle sera l'eau


elle est amour, en moi, pour moi, elle est amour, elle sera tout, je mourrai, oui, en pleine lumière.