Neuf
ans, Martial et moi, nous avons donc vécu neuf ans ensemble, et pendant
quatre ans vécu si heureux, c'est ainsi, nous étions pourtant
plus que différents, bien que tous les deux enfants de l'assistance,
comme on dit, lui orphelin et moi que ma mère avait abandonnée,
elle était d'origine danoise, et bien qu'aussi tous les deux de la
même profession, lui et moi, et dans la même spécialité,
nous étions on ne peut plus opposés en tout, lui le natif de
son Midi et moi du Nord, lui l'extraverti, comme on dit, je crois, en
psychologie, et moi tout le contraire, mais qu'importe, nous nous accordions
parfaitement, lui et moi, sans la moindre fausse note, et malgré
la différence d'âge, il avait quinze ans de plus que moi, oui,
c'est ainsi, nous nous aimions. Quatre ans et tout à coup, nous avions
juste envisagé d'avoir un enfant, mon état de santé s'est
détérioré, visites, examens, analyses, et diagnostic :
tuberculose. Une maladie à peu près disparue, ici tout au moins,
mais elle venait de connaître à cette époque-là, même
dans les pays les plus protégés, comme une recrudescence, relative,
certes, mais déconcertante, et que j'en aie été une victime
était pourtant une chose, hélas, qui pour moi n'avait rien d'étrange,
attendu que j'avais eu le même ennui dans mon enfance, une primo-infection
qui m'avait valu tout un grand hiver dans un sanatorium, la guérison
complète avait demandé presque deux ans, guérison tout
à coup, donc, remise en question, le bacille de Koch était de
nouveau là, dans mon poumon droit, le traitement aussitôt a
commencé. Et le plus difficile a été pour moi l'arrêt
du tabac, je fumais trop, c'est vrai, mais autrement, les premiers mois,
je ne me suis en rien alarmée, inquiète uniquement pour Martial
qui l'avait très mal pris, lui, ce qui m'arrivait, Martial que je
voyais devenir de plus en plus triste, et sombre, et même angoissé
comme jamais encore je ne l'avais connu. Au bout de six mois, contre toute
espérance, les médecins sont convenus qu'il y avait eu une certaine
aggravation, et qu'une hospitalisation était préférable,
et j'ai donc été hospitalisée, et c'est alors que le cauchemar
s'est installé, de plus en plus désespérant, c'est alors
que Martial s'est mis à boire. Et j'ai dû m'habituer très
vite à voir arriver dans ma chambre un Martial à chaque fois
de moins en moins lui-même, un Martial vraiment que je ne reconnaissais
plus, parfois il venait trois, quatre fois par jour, parfois j'étais
plusieurs jours sans visite, et tout à coup il surgissait, totalement
ivre, et des livres d'art plein les bras, ne sachant plus ce qu'il disait,
quand il se mettait du moins à parler, car le plus souvent il restait
là sans dire un mot, sa barbe noire au-dessus d'un livre ouvert,
les yeux arrêtés sur un Malevitch, sur un Mondrian, les livres
s'entassaient autour de moi, beaucoup en deux ou même trois exemplaires,
il oubliait qu'il me les avait déjà apportés, je ne savais
plus, moi, quoi lui dire, et tout à coup il repartait sans même
un regard. Les mois ont passé, à la fois trop lentement et trop
vite, entre ses longues absences pour moi si douloureuses et ses visites
qui l'étaient plus follement encore, et par ailleurs ma santé
ne s'améliorait pas, vers le milieu de la deuxième année
il y a eu une nouvelle aggravation, les médecins ont alors essayé
un nouveau traitement, tous avouaient leur perplexité, mais tous
m'assuraient qu'ils gardaient espoir, que rien n'était perdu, absolument
rien. Ce nouveau traitement m'a mise bientôt dans un état de
faiblesse extrême, je ne cessais pas de maigrir, cérébralement
j'étais devenue incapable de quelque effort un peu soutenu, je dormais
à peu près tout le temps, la troisième année a été
atroce. Une première intervention chirurgicale a eu lieu, inévitable,
m'a-t-on dit, mais sans qu'il y ait là une nouvelle raison d'inquiétude,
on m'a enlevé un bout de lobe du poumon infecté, j'ai vécu
la chose avec indifférence ou presque, et le travail avait d'ailleurs
été parfait, mes deux opérations ne me laisseront au total
que des cicatrices on ne peut plus discrètes, vous n'aviez vous-même
rien remarqué, rappelez-vous, comme quoi aussi d'avoir les seins
un peu trop lourds n'est pas toujours si désavantageux, mais à
ce moment-là le plus effroyable, pour moi, c'était en fait Martial,
c'était de le voir, lui qui de nature avait tant d'assurance et de
ressources, à quel degré il était parvenu d'avilissement,
lui si fier, de veulerie. Il entrait dans ma chambre, il ne tenait plus
debout, il tombait sur le lit, il s'affalait de tout son long sur moi,
souvent il s'endormait, il se réveillait et me regardait, il crachait,
vomissait, criait, puis soudain éclatait en sanglots, les larmes
lui trempaient la barbe, et toujours sans rien dire il repartait, plus
aucun rapport ne restait possible, entre lui et moi, je l'avais totalement
perdu, et je savais aussi qu'au lycée, il y allait de moins en moins,
sa conduite était à peu près la même, il terminait
ses nuits régulièrement au buffet de la gare, et régulièrement,
pour le ramasser, la police appelait l'ambulance, et pour moi quelle souffrance,
vous le comprendrez, de me dire à tout instant que ce qui l'avait
amené là, c'était ma maladie, en fait, qu'il n'avait pas
pu l'accepter, lui qui était tellement fragile, sous ses grands airs
toujours très sûrs, ses grands discours catégoriques, il
était tellement vulnérable, il avait complètement sombré
et je n'avais rien pu faire et je ne pouvais rien, je n'avais pas su et
je savais de moins en moins, je ne faisais plus que parler dans ma tête
avec lui, que lui dire, éveillée ou dans mon sommeil, je ne
distinguais plus bien entre les deux, que lui répéter tous ces
mots qu'il ne comprenait plus du tout, quand il était là, qu'il
n'entendait même plus. Son premier accident cardiaque a eu lieu juste
après ma deuxième intervention, mais on ne me l'a dit que plus
tard, j'avais eu beaucoup de mal à me relever du choc opératoire,
et ce que plus tard encore on m'a révélé, c'est qu'il avait
eu presque aussitôt un nouvel infarctus, grave celui-là, je
ne l'ai revu qu'après plus de quatre mois d'absence, et les derniers
mois de cette troisième année, on peut vraiment à leur
propos parler d'enfer. Martial venait, je crois qu'il ne me reconnaissait
même plus, j'avais aussi tellement maigri, j'étais sans forces,
et le pire a été quand il a commencé à m'injurier,
tout à coup il devenait fou de rage, et j'appelais l'infirmière,
il repartait en me hurlant les pires menaces, un jour il m'a effectivement
frappée et j'ai crié, avant de perdre connaissance, et quand
je suis revenue à moi, il n'était plus là, les médecins
alors lui ont interdit toute visite, et je ne sais plus comment j'ai pu
tenir encore, il y avait longtemps que je ne pouvais même plus pleurer,
même plus penser à quoi que ce soit. Pourquoi les choses en
étaient-elles arrivés là, pourquoi, c'est tout ce qui tournait
encore dans ma tête, et que restait-il à présent ? Je n'avais
plus vraiment qu'à souhaiter mourir. |