- Bonsoir, Solange.
- Clarelle...
- Monsieur Maxime ! Excusez-moi, monsieur Maxime, mais Solange aussi doit m'appeler, Solange, mon amie filtre, en fait ma dernière, avec Paule, je vous en ai parlé...
- Solange...
- Ce qu'elle veut, mais depuis toujours, c'est m'apprendre à mentir, cette Solange, elle me dit que les hommes, avec la voix que j'ai, je pourrais faire d'eux tout ce que je veux...
- Comme toutes les femmes, votre Solange... elles croient que les hommes les croient vraiment...
- Les histoires qu'elle peut inventer, ma Solange, mais je vais vous en raconter une, monsieur Maxime, une qui vous amusera, et puis vous devez aussi les aimer, vous, les poètes ?
- Les poètes... Clarelle... on ne comprend plus grand-chose à ce qu'ils disent, aujourd'hui... à croire qu'ils sont devenus si vieux, les poètes, qu'ils ne peuvent plus parler que dans leur barbe...
- Ils ne sont pas tous vieux, monsieur Maxime, et justement, Frédéric, le mari de Solange, son jeune frère écrit des poèmes, comme Denise, il en avait écrit déjà tout un livre, lui, mais il n'arrivait pas à le faire éditer, ce livre, il était malheureux, tellement malheureux qu'un soir, chez Solange, il s'était mis à pleurer, pleurer comme un gosse, il disait que le monde était mauvais, que tout ce qu'il voulait, lui, c'était dormir, c'était oublier, mais que l'oublier, ce monde, il ne pouvait pas, qu'il ne pouvait donc pas dormir. Vous savez alors ce qu'elle a fait, cette Solange ? Elle lui a donné un nouveau titre, à son livre, un non seulement nouveau, mais tellement drôle. Lequel ? LA MARMOTTE INSOMNIAQUE. Et non seulement le livre a été tout de suite édité, mais il a reçu je ne sais plus quel prix. Vous l'avez même peut-être lu, vous, monsieur Maxime, LA MARMOTTE INSOMNIAQUE ?
- Clarelle, ce soir... j'appelle un peu plus tôt...
- Monsieur Maxime, excusez-moi encore, j'aurais pu aussi m'en douter, que c'était vous, Solange d'habitude appelle bien plus tard...
- J'ai mon papier à faire... et pas le courage, cette fois, de me retrouver en retard... j'appelais avant de m'y mettre...
- Et moi je viens à peine de rentrer, j'avais tellement faim que j'ai pris une banane et je n'ai même pas eu le temps de la manger...
- Mais si vous voulez... pas à la demi-heure près, je vous rappelle tout à l'heure.
- Vous êtes chez vous, monsieur Maxime, alors c'est moi qui vous rappelle, après Solange, c'est d'accord ?
- Bye.
- Il en est à son combien de verre... Ce que tu es sotte, ma fille, mais sotte, le temps chez elle que les enfants, le mari, s'il est là, tout le monde dorme, elle n'est pas près d'appeler, ta Solange, c'est sûr, vous avez de quoi vous dire deux ou trois choses, en attendant, Maxime et toi... C'est même d'ailleurs peut-être mieux, d'avoir encore une soirée avec lui, et d'essayer encore à ma façon, avant d'en parler à Solange... Rappelle-le, ma fille, ton Maxime... Et puis c'est vrai, il y a son travail... Bonsoir, monsieur Maxime.
- Déjà ?
- Monsieur Maxime, hier soir, vous étiez dans tous vos souvenirs, tout à coup plus rien, et le téléphone toujours décroché, qu'est-ce qu'il fallait que je fasse, envoyer l'ambulance, où, je n'ai pas votre adresse, et j'aurais fini pourtant par le faire en donnant votre numéro, mais au milieu de la nuit, une fois de plus j'appelle et cette fois enfin, ça sonne, aussi vite j'ai coupé et je me suis endormie.
- Ce monsieur Maxime, ivre-mort, c'est ce que vous vous êtes dit, non ?... Rassurez-vous, Clarelle, ivre-mort, j'ai passé le stade il y a longtemps... Ivre-mort, hier, j'étais disons ivre de Glen, mort de fatigue, et d'un seul coup j'ai culbuté, c'est tout... Court-circuit, noir total... Mais corvée oblige, ce soir, je viens de dormir une petite heure, et je ne suis pas encore réveillé... ça va venir... I need...
- Vous terminez votre corvée et cette semaine, monsieur Maxime, on va ensemble au cinéma.
- Léonie part jeudi pour Londres, elle veut emmener Vivien... Entendre parler marché monétaire, intérêt bancaire, endettement international, je comprends que Vivien n'en ait guère envie... Et si Vivien reste, il faut que je sois là, avec lui.
- Monsieur Maxime, pourquoi avez-vous divorcé ?
- Vous raconter ça, Clarelle... et si je ne veux pas ?
- Alors on raccroche...
- Et c'est moi alors, moi qui vous rappelle, et vous qui racontez...
- C'est à ça aussi que j'ai pensé, cher monsieur Maxime. Si on jouait maintenant à racontez-moi, si on prenait ça comme règle du jeu ? L'un des deux appelle, il demande à l'autre une histoire et l'autre raconte, et si l'autre ne veut pas, on raccroche et c'est l'autre alors qui appelle et qui demande.
- Et si aucun des deux ne veut raconter ?
- Monsieur Maxime, tout de même, vous me connaissez encore aussi mal ? C'est moi qui viens d'appeler, c'est moi qui commence, prêt ? Mon cher monsieur, racontez-moi Léonie et Maxime... Monsieur Maxime ?
- Il y aura eu quelqu'un à qui j'aurai dit ce que je n'ai jamais dit à personne, à qui j'aurai dit... toute la vérité, non, peut-être pas, mais rien que la vérité... All right, Clarelle, je ne raccroche pas, mais vous, par contre, aucune hésitation... si vous avez quelque chose de plus drôle à raconter, vous raccrochez, d'accord ?
- Monsieur Maxime, je vous écoute.
- Léonie... Elle est née Léonie du Ménil des Charmes, et son père, il est mort il y a six ans, son père se prénommait Déodat, vieille famille d'Ile de France, et diplomates de père en fils... Déodat du Ménil des Charmes a représenté son pays un peu partout de par le monde, il s'était marié tard, Léonie était fille unique, à défaut de la carrière, il l'avait orientée école de commerce, ensuite banque... La fortune et les biens des Du Ménil des Charmes, envolés depuis belle lurette, restait l'éducation, la grande éducation transmise intacte... Sa fille, il l'avait élevée seul, madame la mère et lui avaient rompu leurs liens, madame, une blonde on ne pouvait plus pulpeuse, avait quitté Son Excellence Déodat du Ménil des Charmes pour un ouvrier d'usine... Un émigré russe, un gaillard grandiose, il fondait en sanglots la tête entre les mains, l'instant d'après il riait à pleine gorge en vous écrasant dans ses bras... C'était un joueur d'échecs, devant l'échiquier l'homme était un autre, absolument imperturbable, un très bon joueur, classé et plusieurs fois titré, à l'entreprise il animait un club, et chaque semaine, ils s'en allaient tous jouer à droite à gauche... L'ex-épouse et son émigré, pour notre mariage, à Léonie et moi, Déodat du Ménil des Charmes leur avait tout juste envoyé un faire-part, mais quelques semaines après, eux nous invitaient, Léonie et moi, et si vous n'êtes pas russes, ne vous inquiétez pas, dès que vous êtes arrivés chez eux, vous le devenez... Il y en avait deux, à cette ripaille phénoménale, l'un un petit maigre à lorgnon et barbiche, un ancien Procureur, à Moscou, grand ami de Lénine, et l'autre un colosse, et tous les deux, à quatre-vingts ans largement passés, ils buvaient comme jamais je n'ai vu boire... A la fin du repas, il y a eu le péi da dna.. Péi da dna, en russe, boire d'un trait, faire cul sec... La maîtresse de maison apporte un grand verre, elle le remplit avec un peu de tous les fonds de boissons, thé, bière, jus de fruits, vin blanc, vin rouge, elle prend une cuiller et remue... Elle en avait même rajouté, ce soir-là, avec un tout petit peu des sauces, condiments, moutarde, elle avait mélangé tout ça, après quoi elle a commencé à faire très lentement le tour de la table, son verre de mixture à la main, celui ou celle à qui elle le remettrait devrait l'avaler et d'un trait... De temps à autre elle fait semblant d'avoir choisi, elle se penche au-dessus d'un convive, et tout le monde alors répète sans arrêt : péi da dna, péi da dna, péi da dna, et sans arrêt aussi quelqu'un chante, et c'était le colosse, une basse à vous flanquer tous les frissons, crescendo, puis decrescendo : a-a-a-a-A-a-a-a-a... Et ça continuait, tout le monde : péi da dna, péi da dna, le chanteur : a-a-a-a-A-a-a-a-a, et d'un coup, son foutu breuvage, elle le remet à qui, à la basse en personne, au chanteur, au colosse, et lui, dans un silence comme religieux, le voilà aussitôt qui élève très haut ce grand verre, au contenu épais et tout jaune verdâtre, et d'un trait, sans sourciller, le vide, et toute la tablée hurle... I need...
- Et mon café, à moi aussi il me manque quelque chose, avec tout ça je n'ai pas pu le préparer, mon café, mais je vais le faire en vous écoutant.
- I need, Clarelle... I must...
- Buvez, monsieur Maxime, buvez, racontez aussi un peu moins lentement. Vous venez à peine de vous marier, vous vous attardez aussi vite à boire avec des Russes.
- Oui, ça va déjà mieux...
- La fin, monsieur Maxime, excusez-moi, la fin.
- Du boulevard, la fin... Le mari, la femme et l'amant, du boulevard on ne peut plus classique... Léonie, un beau jour, devient la maîtresse de qui, et classique, ça aussi, d'un de mes amis d'alors, d'un de mes plus proches... Une belle gueule et tout le reste et grand chasseur de petites culottes, au demeurant le genre arsouille on ne peut plus sympathique, et de profession comédien, et comédien de boulevard, ça va de soi, et qui l'est resté, pseudocomédien pour pseudothéâtre... Et dès le début j'ai tout subi, tout enregistré sans rien savoir, sans rien comprendre à tout ce que j'éprouvais, sans me douter même de rien, l'année ensuite a continué, mai 68, et pour finir ç'a été cette période, avant la nuit du chien, où j'arpentais l'abîme, moi, déprimé, et de plus en plus fou, comme un enfant qui suit les chemins d'un labyrinthe et jamais un seul qui soit le bon, moi sexuellement alors, je le reconnais, c'était l'absence, ou l'impuissance... Quand je suis remonté à la surface, après ma cure, il y avait, je l'ai ressenti tout de suite, avec comme une sourde violence, il y avait quelque chose, entre Léonie et moi, quelque chose de définitif, je cherchais quoi et tout pourtant, j'en étais sûr, tout était faux de ce que je trouvais à me dire... Elle était plus que jamais silence, elle, en toute aménité, plus que jamais mépris et pitié, comme plus d'une femme comme elle en pareil cas, comme chaque femme mariée ayant ce qu'on appelle son premier amant, sans doute se croyait-elle une nouvelle héroine du sexe, ou même, pourquoi pas, une Messaline des temps modernes, bref, pas question pour elle, on est plus que jamais au boulevard, pas question de laisser échapper quoi que ce soit qui puisse donner prise, un mari, ça ne doit pas et ne peut pas comprendre... Un jour, c'était sur la plage, en été, j'avais nagé loin et longtemps, je venais de m'étendre sur le sable, et tout dans ma tête est d'un coup devenu lumineux, comme si tout, depuis le tout début, avait été pris en photo, sans que j'en aie eu conscience, et comme si tout maintenant venait d'être tiré en bloc, le négatif devenant toute l'histoire en images, et j'ai su alors, j'ai su que depuis près d'un an, Léonie, née Du Ménil des Charmes, avait l'honneur et le plaisir, quand il trouvait pour elle une heure, à midi, le soir, même le matin, de rencontrer dans un hôtel de passe un grand amateur de féminités, que Léonie, née Du Ménil des Charmes, acceptait de lui dévoiler, bien que pour lui elle n'ait été qu'une entre mille et trois autres, le noble trésor de sa longue et fine beauté rousse, bref, que lui enfin l'avait épinglée, elle comme toutes, à son tableau de chasse... Un choc atroce, en fait, quand j'ai su, je me suis vu de nouveau perdu, j'ai cru que tout allait recommencer, tout, la panique, tout, la folie... On m'a indiqué un vieil armurier, je suis reparti de chez lui mon browning en poche, et décidé à tuer...
- Monsieur Maxime, vous, pour une chose comme ça...
- Mon vieux browning, mon tout noir, de tout ce que j'ai fait dans ma vie, oui, tout, de ce que j'ai fait vraiment, fait de moi-même, et même, de ce que j'ai fait, tout ce que les autres aussi ont jugé important, rien ne l'a été pour moi, important, rien, et rien n'aurait pu l'être, absolument rien, à part tuer, c'est la seule chose en fait qui aurait jamais pu avoir un sens, pour moi, tuer, la seule... Et tuer, même après, même sans plus éprouver pour elle quoi que ce soit, tuer, c'était pour moi la tuer, elle, et je ne l'ai pas fait, je ne le pouvais plus, ma mutation s'était déjà produite... Et puis un matin je me suis réveillé, la blessure d'amour-propre était toujours là, tout à fait supportable d'ailleurs, mais je me suis rendu compte avec étonnement que jalousie, haine, esprit de vengeance, il n'y avait en moi plus rien de tout ça, il n'y avait que joie au contraire, joie enfin de comprendre et d'être délivré, j'allais faire enfin ce que j'aurais dû faire aussitôt, dès nos premiers temps, dès notre arrivée à son Los Angeles, j'allais me séparer d'elle et pourquoi, parce que tout simplement jamais je n'aurais dû l'épouser... C'était l'enfant, c'était Vivien, la seule chose difficile, et pour lui, rien que pour lui, tantôt je me disais que je devais rester, tantôt partir. Léonie, elle ne voyait plus son pseudo, je lui ai on ne peut plus clairement présenté l'affaire : ou bien c'était le divorce, ou bien, une aussi belle histoire d'amour, je ne pouvais que la raconter in extenso à monsieur Déodat du Ménil des Charmes. On a donc divorcé, ce qui était encore toute une bouffonnerie, à l'époque, il fallait constituer des preuves, s'adresser des lettres d'insultes, et tout était faux, tout comme était fausse la version que Léonie a fournie à son père. Elle venait d'obtenir, à trente ans, un poste déjà haut placé dans une grande banque, elle a représenté à Son Excellence de papa, lequel m'a prié de venir dès le lendemain pour me demander si je confirmais, que ma situation par rapport à elle était pour moi si humiliante, si douloureuse, et depuis si longtemps, que le ressentiment avait fini par me rendre incapable en tout point d'avoir avec elle un commerce normal, que son dernier succès professionnel avait été pour moi comme le coup de grâce, et que nous étions convenus d'un commun accord de reprendre, elle et moi, notre liberté. Léonie avait d'autant plus convaincu qu'au fond, pour l'essentiel, elle était convaincue elle-même, et quant à Déodat, sa seule surprise a été, après que j'ai eu tout confirmé, de découvrir en moi malgré tout, m'a-t-il dit, autant de probité, autant de caractère, et pour la première fois monsieur Déodat du Ménil des Charmes ne s'est pas défendu d'éprouver une certaine estime à mon égard qui n'était pas de pure civilité, m'a-t-il semblé, mais en même temps, je ne voyais plus en face de moi que son menton très haut, son long cou maigre, avec ses tendons gris qui montaient d'un col d'une blancheur impeccable, et d'un coup l'envie est revenue, aussi folle, aussi terrible en moi qu'avant, et ç'a d'ailleurs été la dernière fois, d'empoigner, de serrer, d'étrangler, je me suis sauvé sans dire un mot. Dans toute cette comédie, il y avait pourtant une vérité, et c'était qu'à l'époque, effectivement je n'étais qu'un pseudo, moi aussi, un socialement rien ou presque, oui, j'étais déjà au journal, mais je n'étais pas encore une signature, il s'en fallait, j'ai fait longtemps du rewriting pour pouvoir payer la pension de Vivien.
- Vous dites que vous n'auriez jamais dû l'épouser...
- Clarelle, à vous maintenant, j'ai besoin de vous entendre, moi, on a dit qu'on jouait, non ? Je raccroche et je rappelle.
- ... Tu n'es peut-être qu'une petite personne, ma fille, mais ta vie est aussi plus simple... Qu'est-ce qu'il va me demander ?... Jérôme ?... Oui... Monsieur Maxime, écoutez, mon café, c'est parti, d'ailleurs il était temps, c'est tellement triste, un nez qui reste sans arôme, le soir, c'est un peu comme un lampadaire sans ampoule, seulement voilà, c'est encore aujourd'hui mon café à moi, le vôtre...
- Clarelle...
- Monsieur Maxime, mon acacia, si vous ne passez pas le voir dans les huit jours...
- Dans les huit jours, Clarelle, ce qui peut se produire, dans les huit jours qui viennent... Sorry, lady, sorry.
- Au moins n'oubliez pas, vous devez travailler, ce soir, ne buvez pas trop.
- Never too much, lady. Racontez-moi l'avant Jérôme, Clarelle, racontez-moi vos deux motards.
- Mes trois, monsieur Maxime, et c'est même le troisième, le plus terrible. Tout a commencé, c'était l'année après mon retour, j'étais encore à la radio, et c'était tellement difficile, ce jour-là, j'ai décidé de m'évanouir, mais même mon évanouissement, je l'ai raté, je me suis évanouie avant de regarder où j'allais tomber...
- Vous avez décidé de vous évanouir, mais vous faites ça à volonté ?
- Bien sûr, monsieur Maxime, je ne vous l'avais pas dit ? Quand j'étais chez monsieur Zébédée, au cercle, plusieurs fois ça m'était arrivé, de m'évanouir, sans que je le veuille évidemment, mais tout ce qui se passe en une seconde, au moment de l'évanouissement, je l'avais tellement senti, dans mon corps, je l'avais tellement suivi que j'ai eu tout à coup l'idée, un autre dimanche où je n'en pouvais plus, de refaire en moi ce qui s'était passé, et je me suis écroulée à la seconde même. Et j'ai même pu le refaire une deuxième fois, pas plus, j'avais trouvé trop tard, le mois suivant je quittais la Grand-Voile, et je l'ai regretté, ils étaient tous tellement gentils, quand je rouvrais les yeux, même monsieur Zébédée, il est venu me caresser, la deuxième fois, presque avec tendresse. En tout cas c'est mon seul moyen, quand j'en ai assez, quand je ne m'en sors plus, c'est simple, cher monsieur Maxime, je m'évanouis. Même dans un de mes supermarchés, il y a longtemps, un de mes premiers, le chef un jour s'était mis à me faire toute une scène, et devant tout le monde, et même à m'injurier, la bave tombait sur sa cravate, alors je me suis levée et j'ai reculé jusque tout près des cartons vides, et c'est là que je suis revenue à moi, au milieu des cartons et dans un tumulte, oh ce pauvre chef, ce qu'il a pu entendre, lui et sa belle blouse blanche, tout le monde se battait pour lui dire son fait, et beaucoup en ont profité pour sortir sans payer. Si vous l'aviez vu, ce chef, le lendemain, dès que j'avais un petit moment libre, il venait me faire ses excuses, à la fin de la journée il m'avait tout raconté, tout son malheur d'avoir épousé une femme comme la sienne.
- Vous faites comment, pour vous évanouir, on peut savoir ?
- C'est vrai que je pourrais dire des choses, et d'autres d'ailleurs dont je n'ai encore jamais parlé, mais cet arôme, on devrait le humer en silence, monsieur Maxime, on devrait, je crois en fait que ça aussi, pouvoir m'évanouir, c'est dans ma nature, et mon corps le sait bien mieux que moi, comment il faut faire, moi, tout ce que je peux vous assurer, c'est que vous n'avez qu'un mot à dire et quand vous voudrez, je me ferai sans attendre un plaisir, cher monsieur Maxime, de m'évanouir sous vos yeux.
- Clarelle, et ce jour-là, à la radio ?
- C'était plein d'appareils, dans ce studio, je le savais pourtant, du sol au plafond, tous plus dangereux les uns que les autres, et je n'ai même plus pensé à regarder, je suis tombée et ma tête a cogné sur un ampli, juste sur l'angle, et j'ai eu le front ouvert, la cicatrice est longue de quatre centimètres, au-dessus de l'oeil gauche, aujourd'hui on ne la voit presque plus. Mais je saignais, j'avais très mal, je pouvais à peine tenir debout, c'est un jeune technicien du studio alors qui m'a emmenée à l'hôpital, sur sa moto, d'un bras je le serrais le plus fort que je pouvais, de l'autre main je ne lâchais pas le pansement qu'ils m'avaient fait avec des vieux chiffons tout sales, à l'hôpital on a nettoyé la plaie et recollé, c'était tout nouveau à l'époque, un procédé américain, un sparadrap spécial, et le soir, sur sa moto, le jeune homme est revenu me chercher, c'était un grand blond aux yeux bleu pervenche et je l'avais remarqué dès mon premier jour, au studio, il avait un air tellement triste, un air tellement de ne rêver à rien qu'à son étoile natale, on est rentrés chez lui. La vie était facile, avec lui, jamais il ne m'aurait refusé un service, et moi, j'étais la seule à pouvoir l'amuser, mais il y avait la moto, et la moto, c'était sacré. Ils étaient toute une bande, le Club du Bol, c'était le nom mascotte qu'ils s'étaient donné, tous des comme lui, des fous de moto, le Bol, mais ça n'existe sans doute plus, c'était en fait une course de motos, le Bol d'Or, une course pour tout le monde, ils ne parlaient que de ça, le Bol d'Or avait lieu une fois par an à Montlhéry, et tous les motards, toute l'année, allaient là-bas pour s'entraîner, sur le circuit. Alors vous auriez vu, quand il partait, le Club, et tôt le matin, le Club du Bol au grand complet, une bonne quinzaine, en blousons et bottes et gants de cuir, casques et lunettes, et dans le dos des inscriptions de toutes les couleurs, nous les quatre ou cinq filles, pas plus, assises derrrière eux, sur des motos astiquées toutes à fond, ce que c'était beau, c'est vrai, ce noir et rouge, on tenait toute la route, et ce vacarme, et ce vent, cette vitesse, direction Montlhéry. Et je te tourne et je te tourne, là-bas, des heures durant, et nous, les filles, on leur faisait de temps en temps signe au passage, on grignotait, on papotait, on attendait, sur les bords de la piste en ciment toute large et longue, il n'y avait dessus tout à coup plus personne, à perte de vue, et l'instant d'après de nouveau le boucan, à l'autre bout, tous revenaient, tous repassaient, isolés ou par petits groupes, tous redisparaissaient, tous jusqu'au soir, et quand enfin ils arrêtaient, nous, les filles, on courait en criant regrimper derrière eux sur la selle. Et puis un jour, on était là depuis même pas une demi-heure, ils s'arrêtent, tous, sauf un, et je suis revenue à la maison sur la selle d'un autre.
- Votre grand triste aux yeux pervenche, il lui était arrivé quoi ?
- La chute, en pleine vitesse, et sans raison, l'engin l'a traîné sur plus de trois cents mètres, paraît-il, il n'a pas repris connaissance, et le deuxième matin, à l'hôpital, quand j'y suis retournée, il venait de mourir, ses parents étaient là, je n'ai pas osé entrer. Mon premier motard, cher monsieur Maxime. L'autre, celui qui m'avait ramenée, un petit et trapu, lui, qui venait du Midi, toute sa famille était là-bas, mais d'un autre Midi que celui de la Côte, et son accent lui donnait même un côté presque distingué, il faisait les préparations dans une pharmacie, avec tout le monde il était calme, il était doux, mais sur sa moto il n'était plus le même, un possédé, un enragé, il voulait toujours les dépasser tous, ceux du Club, l'as des as, c'était lui, il n'y avait que lui qui savait piloter, moi, sur la selle, à force de serrer, les cuisses me faisaient mal, moi, derrière lui, j'avais tellement peur qu'à chaque instant je me retenais d'éclater de rire. Et puis l'hiver suivant, il a fait un froid, le plus grand froid que j'aie jamais vu, mais vous aussi, monsieur Maxime, vous devez vous en souvenir, de l'hiver 62.
- C'était en 63, Clarelle, en hiver 63, je me souviens en effet. J'étais encore en Algérie, en hiver 62, il y avait sans doute de la neige, tout là-haut, sur les flancs du djebel, mais de la neige alors, comme chaque hiver, qui devait resplendir sous un soleil à crever de soif.
- Ici, il gelait. Dans ma rue, il y avait une canalisation qui tombait tout droit le long d'une façade, en haut toute l'eau de l'appartement s'écoulait toujours, mais ce n'était plus à l'intérieur qu'elle descendait, c'était chaque fois à l'extérieur, le long du tuyau, ce qui fait qu'elle gelait au fur et à mesure, et le tuyau était devenu une énorme colonne de glace et qui n'arrêtait pas de grossir, de loin on le voyait qui prenait la moitié du trottoir. Et le trottoir comme la chaussée, ils avaient beau sabler plusieurs fois par jour, les vieilles gens ne sortaient plus, tellement c'était glissant, tout le monde marchait à tout petits pas, comme des jouets mécaniques, il n'y avait qu'une seule personne, de tout le quartier, qui avançait droit sur les plaques de glace et les traversait d'un pas conquérant, tête haute et cigare aux lèvres, c'était le marchand de mazout. Sortir sa moto par un temps pareil, pas question, bien sûr, mais dès que le froid a diminué, dès que la glace a commencé à fondre, évidemment quelqu'un au Club a déclaré que c'était le moment ou jamais d'organiser une équipée, une grande épreuve de vérité, évidemment ce forcené, c'était mon doux préparateur, les autres, eux, voulaient encore attendre, il allait alors leur faire voir, à tous, le champion qu'il était, j'ai tout essayé, il faisait hurler son moteur, je lui ai crié que je ne serais plus là, à son retour, mais il était déjà parti, sur une roue, au démarrage il avait fait se cabrer sa moto. Pour cette première sortie, il y avait eu de nouveau un froid presque record, pour la deuxième, il avait de nouveau dégelé, pour la troisième, il faisait encore un vent glacial, mais je n'ai pas pu refuser, pour la troisième, il voulait un témoin, j'ai enfourché sa nouvelle selle toute neuve, une selle américaine, aucun autre n'avait la même. Après une bonne centaine de kilomètres, on revenait, dans un froid, dans un bruit, ce n'était plus une tête que j'avais, c'était une espèce de perceuse en train de creuser dans une banquise, on est entrés dans un virage à folle allure, un poids lourd arrivait en face, et d'un seul coup sur le verglas l'engin qui se couche, et quand je suis revenue à moi, j'étais dans l'ambulance au bord de la route, il y avait aussi la police, et toute une foule, et je n'avais rien, moi, un miracle, rien, mais lui, sa moto sans lui avait filé droit dans les champs, son casque avait sauté, lui, le poids lourd lui était passé dessus, ils avaient mis son corps sur le bas-côté, sous une couverture, ils n'ont pas voulu me le montrer. Mon deuxième motard, cher monsieur Maxime. Et le Club du Bol, terminé, tout au moins pour moi, ils me connaissaient pourtant tous, ils savaient tous où j'habitais, je n'en ai plus revu un seul. Deux ou trois ans après, devant un cinéma, j'en ai aperçu un qui faisait la queue, il m'a dit que le Club portait un autre nom, je ne sais plus lequel, je lui ai demandé pourquoi plus un seul n'était revenu me voir, ce qu'il m'a répondu, vous l'avez deviné, c'est que jamais deux sans trois, personne ne tenait à devenir mon troisième. Ils sont comme ça, ces jeunes, on aimerait tellement que ce qu'ils veulent, ce soit le plaisir, rien d'autre, eux-mêmes peut-être aimeraient aussi, mais leur plaisir, plus ils le prennent et plus ils restent insatisfaits, c'est autre chose, en fait, ce qu'ils veulent vraiment, ce qu'ils cherchent, autre chose, et les jeunes au fond sont tous des motards, tous comme ceux que j'ai connus, ça ne sait pas distinguer encore entre vie et mort, ça se protège alors comme ça peut, sous une mascotte, sous un adage ou sous un casque, et ça fonce tout droit, et c'est vers la mort que ça fonce, et c'est pour ça, monsieur Maxime, que j'aime tout compte fait les hommes plus âgés.
- C'est vers quoi, c'est vers la mort aussi qu'ils vont, vos plus âgés, et qu'ils y vont tout aussi droit.
- Oui, mais moins vite, tout de même. On continue à jouer, monsieur Maxime ? Je raccroche et je rappelle... Et moi aussi, à ma façon, quand j'étais toute jeune, sur la plage, moi aussi je fonçais, je posais simplement la question, aujourd'hui... Toi, ma fille, toi, ce que tu veux vraiment, ce que tu cherches, toi, est-ce qu'au moins tu en es absolument sûre ?... Mais tes premières gorgées, oui, déguste-les, il n'en est quand même pas à la minute près, ton Maxime... Vivien... Huit jours et sa mère sera rentrée... Attendre une semaine ?... Ma fille... Monsieur Maxime, j'en ferais le pari, vous et moi on vient de boire en même temps.
- Clarelle, vous buvez trop.
- Racontez-moi, monsieur Maxime, Léonie et vous, comment vous êtes-vous rencontrés ?
- En dansant un slow, au bal de l'Ecole où j'étudiais le commerce, moi aussi, toutes les grandes écoles chaque année organisent leur bal, Léonie et moi, tout a commencé par où toujours tout ça commence, et pourtant déjà, qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de commun entre cette fille toute élégance, toute distinction, toute mondanité, et le grand gros ours que j'étais, pas léché du tout ? Ce qu'il y a eu aussi, c'est que j'en avais marre, moi, par ailleurs, j'en avais marre de ma jeunesse, et depuis un temps, marre d'une fille par jour, marre du gros plan final, marre au point qu'en rouvrant les yeux, sur le drap, je n'avais qu'une envie, et de plus en plus forte, et c'était de tuer, je revenais d'Algérie et tout, tout plutôt que de reprendre alors comme avant. Léonie, elle, de toute façon, il n'y avait pour elle de liaison qu'en vue du mariage, elle avait même été deux fois déjà plus ou moins fiancée, à chaque fois l'échec, la cause, je n'en ai jamais rien su, ces deux-là étaient peut-être tout bêtement plus clairvoyants que moi, et pourquoi, cette digne descendante d'une noble et vieille lignée, et pourquoi c'est sur moi finalement qu'elle a mis sa fine et blanche main, de même que pourquoi, trois ans plus tard, elle ira se foutre à poil pour son joyeux collectionneur, c'est une question à laquelle on pourrait, certes, répondre longuement, mais c'est une question qui ne m'intéresse plus. La bénédiction paternelle, elle l'a obtenue en effet sans difficulté, et pourtant Déodat du Ménil des Charmes n'a jamais eu pour moi d'excessive considération, mais, premier point, Son Excellence jamais n'aurait dit non, Son Excellence avançait toujours son point de vue avec circonspection, ce qui n'empêchait aucunement la clarté, mais l'imposer à qui que ce soit, loin de lui pareille idée, et deuxième point, un même avenir alors nous attendait, sa fille et moi, un avenir de fidèles officiants dans les hauts lieux sacrés de la Déesse Economie. A vrai dire, moi, la tête m'a simplement tourné, moi, le fils d'un bûcheron...
- D'un bûcheron, vous, monsieur Maxime ?
- Une petite personne, moi aussi, et qui allait épouser qui, une fille d'ambassadeur, c'était bien plus, infiniment, que tout ce que j'aurais pu rêver, c'était du coup, c'était enfin ce qui me donnait raison de ne pas être allé, jadis, à ce rendez-vous, Clarisse, oui, sa voix, je me demande au fond s'il y a eu un jour, depuis, un seul jour, dans ma vie, où je ne l'avais pas en moi entendue, elle ne m'avait pas quitté, cette voix, et même après, elle ne me quittera pas, c'est aujourd'hui seulement que j'ai cessé de l'entendre, aujourd'hui, depuis en fait que je vous connais, Clarelle... Clarelle...
- Maxime...
- Mariage en 65, j'avais trente ans, elle cinq de moins, voyage de noces italien, Venise, le must, Florence et Rome, et l'Amérique, à la rentrée, un cadeau surprise de Son Excellence Déodat, stage tous les deux dans une grande banque, à Los Angeles, on était partis pour six mois, mais le temps de presser toute l'orange, on restera deux ans. Ce que j'aurai appris, quant à moi, en Californie, appris une fois pour toutes, c'est deux choses, et qui m'ont amplement suffi, la beauté du monde et l'erreur humaine. Et que Léonie ait vraiment aimé Los Angeles, jamais pour autant Los Angeles ne sera belle, jamais, Los Angeles l'énorme, avec ses quinze millions ou presque d'habitants, sur ses cent kilomètres ou plus le long de la mer, mais d'une mer si loin aussi longtemps qu'on ne l'a pas sous les yeux, Los Angeles l'informe, Los Angeles, la ville qui n'existe pas. La beauté, Clarelle, c'est San Francisco. Une fois par mois au moins, Léonie avait toujours trop de travail, ces week-ends-là, je prenais l'avion, la route au bord du Pacifique est en elle-même déjà très longue, elle est qui plus est d'un sublime à s'arrêter à tout instant, puis quand l'ombre commence, à rester n'importe où pour voir sur l'Océan le coucher complet du soleil, mais avec l'avion, moins d'une heure après j'arrivais là-bas et c'était à chaque fois comme à la première, et plus tard aussi, une fois seul, quand j'y retournerai à peu près chaque année, à chaque fois ce sera le même bonheur, jamais pourtant je n'ai pu encore emmener Vivien, l'été où j'ai pensé pouvoir enfin, le père de Léonie est mort, juste la veille, et Léonie a toujours fait en sorte, par la suite, que mon fils n'aille pas à San Francisco, elle la hait, cette ville, ou c'est moi qui l'aime trop peut-être, elle que j'ai vue ainsi grandir et de quelle façon, d'année en année, et devenir de plus en plus belle. Un rêve de ville, au loin, San Francisco sur ses collines, en bois peint jusqu'aux hanches, et le dessus en béton, mais un béton comme enchanté, une merveille de grâce en gris blanc qui danse, au bord de l'eau, entre l'Océan et la Baie, et face aux montagnes, et le ciel pouvait être bleu, le ciel toujours avec du vent, bleu d'une lumière éblouissante et pourtant douce, il pouvait aussi, ce ciel, être soudain brume, un nuage courait après l'autre et d'une vitesse folle, en un instant, du Golden Gate, un pont miracle, il n'y avait plus, en moins d'un instant, que des grands piliers sans le haut, puis qu'un pont sans piliers, puis plus rien, une épaisse grisaille et rien d'autre, et puis de nouveau le rouge des piliers, de nouveau le pont, de nouveau la mer, cette mer où la ville, un jour, quand viendra le tremblement de terre attendu, le dernier pour elle, où toute la ville s'engloutira, elle aussi, mais qui sait, peut-être y aura-t-il encore quelque chose, au fond des eaux, qu'on pourra voir, et qui dansera encore...
- Et Léonie ?
- Et Léonie, il y avait surtout le Grand Canyon, pour elle, et tous les points panoramiques, cent et quelques, sur les deux rives, et la descente organisée, et pour la fin le circuit en avion, deux fois on est allés là-bas, deux fois il a fallu tout faire, et pourtant les autres canyons, de prodige en prodige et toujours plus rouge, à travers un espace à n'en plus finir, mais quoi, tout ça et le reste, Amérique, Amérique, tout est dit déjà dans le moindre guide touristique, et beau, c'est vrai, comment le dire autrement, beau, Clarelle, le monde peut l'être n'importe où, il l'est peut-être là, dans l'Ouest américain, plus que partout ailleurs.
- Monsieur Maxime, excusez-moi, mais vous avez parlé d'une deuxième chose...
- Oui, ce que j'ai découvert aussi, ce qui m'a même en fait stupéfié, à peine là-bas, à peine en couple à vivre la vie ordinaire, Léonie et moi, et chaque jour pour moi c'était plus évident, c'est à quel point je m'étais trompé. Cette femme, elle était destinée à qui, je n'en savais rien, mais pas à moi. Que dire ? Elle m'écoutait, l'air on ne pouvait plus attentive, elle me disait : ce que tu dis là est d'un grand intérêt, mon chéri, et se replongeait dans ses fiches, elle n'avait en fait rien suivi, rien de rien. De toute éternité, mieux, de naissance, il était déjà pour elle entendu, en effet, que c'était elle, la vérité, que les autres, tous les autres, elle n'avait d'eux rien à recevoir, mais qu'elle avait tout à leur apporter. Ceux qui doutent et qui cherchent, elle pouvait tout leur expliquer de ce qu'ils cherchaient, de ce qu'ils étaient, elle pouvait leur tenir sur eux le discours le plus magistral, mais les entendre réellement, mais se mettre à leur place, entrer en eux, ç'aurait pour elle été pure indécence. En somme comprendre était une chose qu'elle savait faire, et mieux que personne effectivement, mais de ce qui était vraiment à comprendre, à comprendre en ce que l'autre d'abord pouvait lui-même en dire, elle ne savait rien, mieux, elle ne voulait rien savoir. Bref, elle ne soupçonnait même pas que puisse auprès d'elle exister non pas le Maxime tel qu'elle le voyait, tel qu'elle s'en faisait sa propre version, mais un Maxime à part entière, un Maxime au même titre qu'elle, il y avait pour finir un couple, un de plus, qui n'en était pas un, d'un côté Léonie avec son Maxime et Maxime de l'autre avec sa Léonie, et qui des deux au fond était le plus seul, côte à côte et jour après jour, jamais vraiment ensemble, et d'égal à égal, jamais, même au lit, même, il y avait Léonie, il y avait Maxime. Et pourtant, Clarelle, et pourtant pas un seul instant je n'ai même songé alors à divorcer, plus tard j'en ai longtemps eu honte, en brute pure et dure, en aveugle encore que j'étais, j'ai foncé alors, moi aussi, j'ai balancé aux orties mon froc d'économiste et je me suis tourné vers deux nouveaux dieux, l'art romanesque et le whisky, Faulkner et le Glen. Faulkner, si je pouvais, je vous forcerais presque à vous remettre à la lecture, Clarelle, rien que pour lire un seul livre, un seul, ABSALON ABSALON.
- Ce que vous pourriez, monsieur Maxime, si vous le vouliez, ce serait un soir me le lire vous-même.
- A la banque, je ne venais plus que pour être payé, je lisais et lisais, j'ai lu ce que personne alors n'avait lu encore, ici tout au moins, je lisais et notais, et j'ai écrit un grand papier sur le roman américain de cette époque-là, il a paru dans une revue, à notre retour je suis entré à ce journal où je suis toujours. Léonie ? Elle en était assez désemparée, il y avait de quoi l'être et je le reconnais, mais jamais elle n'en a touché mot, si ce n'est sans doute, à sa façon, à monsieur son papa, rien n'était plus le même, en un sens, le couple promis au même glorieux avenir bancaire était tout simplement mort-né, le divorce en un sens avait eu lieu, mais dans un autre sens rien n'avait changé, ce divorce-là était un faux divorce, et notre couple en fait n'en était et ne restait encore que plus faux, rien ne changera vraiment avant quoi, avant la délivrance enfin, avant le vrai divorce... Clarelle, je voudrais travailler un peu, ce soir, et tout ça m'a mis presque en forme, on joue encore une fois, une seule, ça suffira, non ? Je rappelle.
- ... Et mon café, que j'ai oublié... Ma pauvre fille, qu'est-ce qui t'arrive ?... Un peu de bon sens, ma fille, après tout ce n'est jamais que le fils d'un bûcheron, ce Maxime, et peut-être... Il rappelle... Monsieur Maxime, vous voulez mon troisième motard ?
- Vous en étiez restée, il n'en venait plus un seul, de motards, il est sorti d'où, ce troisième ?
- Avant lui, il y a eu Denise, une année, et Flore, une autre année, et tout un temps ensuite il y a eu des jeunes, et j'ai pu de mieux en mieux les connaître, ces jeunes, à chaque fois c'était toi et moi à ne plus pouvoir entendre un réveil, le matin, mais au bout de trois semaines, à chaque fois, je me retrouvais toute seule. Ou bien me taire ou bien mentir, c'est ce que j'aurais dû faire, et je ne savais ni l'un ni l'autre, et ce que je leur racontais, tout ça pour commencer les faisait rire, et pour finir les faisait fuir. Sérieuse, ils l'ont sans doute appris, depuis, ce que ça veut dire, une femme sérieuse, mais moi, un homme à qui je plais et qui me plaît, avec qui je m'entends bien et qui s'entend bien avec moi, qu'est-ce que j'irais demander de plus ? Que pour lui ce soit toujours moi et pour moi alors ce sera toujours lui. Ce qu'il peut y avoir dans la tête des gens, et des jeunes aussi, ces complications, d'où ça leur vient-il, cher monsieur Maxime ?
- La fin, Clarelle, excusez-moi.
- C'était mon premier jour dans un nouveau supermarché, il y avait comme chef au rayon jardinage un long jeune homme brun, svelte, souple, et d'une chaleur, d'une gentillesse, il est venu à ma caisse avec un client pour la garantie d'une tondeuse, on a parlé un peu, on finissait à la même heure, on est rentrés chez moi, n'empêche qu'un long moment, cette première fois, je ne savais pas encore et je me suis demandé à quel nouveau doux détraqué j'avais affaire. On finit de faire l'amour et sa première parole, en me regardant droit dans les yeux, c'est pour me dire : eh bien oui, mademoiselle, je suis juif, et sur un ton, comme si j'avais sûrement remarqué quelque chose et que je voulais le garder pour moi, mais en fait je n'avais rien senti, absolument rien, alors il m'a montré ce qu'on lui avait enlevé, mais par rapport à ce qu'on avait laissé, ce n'était rien du tout, je lui ai dit que pour ma part je l'aurais pris plutôt pour un Espagnol, comme un fou alors il m'a embrassée, il jubilait comme un enfant, sa mère en effet était espagnole, il avait pour elle une adoration. Sa mère, il lui ressemblait beaucoup, mais en moins sauvage, apparemment du moins, dans sa chambre, il avait sur les murs des photos d'elle, une splendeur, cette femme, elle avait des yeux d'un éclat, pour dix fois moins que ça on mettrait en dessous : DANGER HAUTE TENSION, sur quelques photos elle était avec son mari, qui était français, le fils avait de lui son long nez, pas plus, sur la plupart des autres elle était seule, et son regard avec l'âge était de plus en plus triste. Et c'est pour ça aussi que je m'accordais si bien avec lui, son père et sa mère étaient partis d'Espagne, en je ne sais plus quelle année, avant guerre, ils s'étaient réfugiés en France et son père, lui, était juif, on l'avait envoyé dans un camp, comme maman, lui, c'était dans un camp français, il en était revenu complètement brisé, comme maman, il était même mort plus vite que maman, lui, au bout de seulement sept ou huit ans, le fils avait voulu rester en France, et dès qu'il avait pu travailler, sa mère était retournée à Barcelone, seule, et ce nom aussi est tellement beau, Barcelone. Il y avait également des tableaux, sur ses murs, des tableaux qu'il peignait lui-même, et qui représentaient tous des motos. S'en acheter une, il n'en avait pas les moyens, alors il n'arrêtait pas d'en peindre, et c'était des drôles de motos, à se demander comment elles auraient pu rouler, avec la roue avant qui allait dans une direction, la roue arrière, elle, dans une autre, une troisième roue et même une quatrième parfois dans d'autres directions encore, et des longues selles de cuir un peu partout, dans tous les sens, mais de guidon, il n'y en avait toujours qu'un seul, toujours pareil, toujours, qui ressemblaient aux cornes du taureau, c'est grâce à lui aussi que j'ai pu savoir ce que c'est, une corrida, mais toutes ces motos-là, toutes inroulables qu'elles étaient, aucun doute, c'était des motos, c'était les couleurs, le noir et le rouge avec du blanc, c'était très beau. On est restés ensemble un an, pas loin, tantôt chez lui, tantôt chez moi, rien que pour qu'il puisse un peu, quand il était chez moi, arrêter de peindre, il ne rêvait que motos, le jour comme la nuit, chaque mois il se mettait quelques sous de côté, de temps à autre on allait dans les magasins, il regardait, il questionnait, il en enfourchait une, et moi je pensais aux autres, à mes anciens motards du Club, et je souffrais pour lui. Maman m'avait laissé deux ou trois petites propriétés, qu'elle tenait elle-même de sa mère, des champs et quelques bois que personne n'avait jamais vus, un héritage qui m'est revenu à ma majorité, le temps de tout vendre et de faire tous les papiers, j'ai reçu enfin l'argent, on était en mai 68. Deux mois avant, sa mère si belle, sa mère soudainement était morte, là-bas, à Barcelone, il est rentré, il est resté plus d'une semaine à ne plus pouvoir aller travailler, la reprise a été tellement difficile, et longue, et j'avais tellement de peine, et ce qu'il avait pu économiser, tout ça aussi n'existait plus, tout ça avait servi pour le voyage et l'enterrement, ce qui fait que le jour même où j'ai eu l'argent, j'ai réussi à ne rien dire, on est allé Champs-Elysées, il y avait une moto américaine, avec des cornes en forme d'immenses tiges redressées, et j'ai demandé le prix, mais une moto comme ça, on n'en voyait qu'au cinéma, mon orphelin était en selle, il voulait redescendre, il n'y arrivait pas, je lui ai dit alors qu'il pouvait rester, qu'elle était à lui. Vous devinez l'état dans lequel il était, mais il y avait cette chose à laquelle je n'avais pas pensé, et personne d'ailleurs, qui donc aussi aurait pu prévoir ça, monsieur Maxime, il y avait cette folie, en mai 68, tout ce que les jeunes en moins de rien s'étaient mis dans la tête, ils voulaient tout et le voulaient tout de suite, et résultat, comme l'avoir tout de suite, ils ne le pouvaient pas, alors tout, ils démolissaient tout ce que les autres avaient, ils ne pouvaient pas avoir de voitures, ils incendiaient toutes celles des autres, et tout était comme ça, oui, tout tout de suite, et dire qu'ils y croyaient, tous, et lui aussi, sur son américaine, si vous l'aviez vu, il n'avait plus rien, vraiment rien du chef du rayon jardinage, sa machine, il faut dire, n'avait vraiment rien d'une tondeuse à gazon, il avait tout du torero qui fait le tour de l'arène, on a roulé lentement, doucement, jusque chez moi, et là, soudain il me dit qu'il repart, tout seul, faire une virée, et sa voix soudain était dure, et ses yeux, j'ai vu, c'était ceux de sa mère, et j'ai crié qu'il était fou, qu'il n'avait pas de permis, qu'il savait même à peine conduire, il a enlevé son casque, il l'a envoyé valser au milieu de la rue, avec colère et même haine il m'a hurlé : interdit d'interdire, et pleins gaz, le moteur vrombissait, je l'ai vu disparaître, accroché aux cornes, un bolide.
- Il s'est tué ?
- Si seulement. Dans quel hôpital il est, je ne sais plus, je ne sais même pas s'il vit encore, il s'est retrouvé paralysé, à peu près complètement, paralysé à vie, et quand enfin j'ai pu le voir, mais des semaines après, dans une chambre commune, il était là, mon torero, mon gentil Juif, assis pieds nus tout en blanc dans sa chaise, il me fixait, d'un regard déjà insoutenable, il y avait tout, dans son regard, tout, et sa bouche était entrouverte, il en sortait comme des grognements, mais le pire, il en sortait aussi, sur le coin gauche, un bout de sa langue, un bout qui bougeait sans arrêt, et puis son gros orteil, à son pied gauche aussi, son orteil au bas du pyjama blanc, son orteil lui aussi n'arrêtait pas de bouger dans tous les sens, j'ai reculé, pas à pas, je ne voyais plus que ce bout de langue et cet orteil, je me suis sauvée en éclatant d'un rire, mais d'un rire, impossible une heure et même plus de me calmer, je n'avais jamais autant ri depuis la mort de maman, pendant tout le trajet en métro, je revoyais sans arrêt ce gros orteil qui remuait et remuait, sans arrêt ce bout de langue, et le même rire me reprenait, les gens s'écartaient de moi, avec des regards épouvantés, mais ça y est , je le vois, son orteil, je le vois, je vais ri... non... non...
- Clarelle...
- ...monsieur... monsieur Maxime...
- Votre rire, je comprends les gens, je n'ai jamais entendu un rire pareil, Clarelle, aussi fort, aussi clair, c'est plus que fou, ce rire, c'est presque démoniaque.
- Excusez-moi, ça m'arrive encore quelquefois, de voir son gros orteil qui bouge et de rire alors, mais d'habitude, c'est quand je suis seule. Cher monsieur Maxime, mon troisième motard. Le revoir, je n'aurais jamais pu, mais à chaque fois que j'y repense, à mon gentil Juif, à ce qu'il a pu croire, lui, quand je me suis sauvée en éclatant de rire...
- Clarelle, I have to...
- Vivien, vous m'en avez parlé si peu, ce n'est pas un fou de moto, votre fils, j'espère ?
- De moto, non, mais d'alpinisme, un fou de varappe, mon fils, il escalade, en haute montagne, il passerait toute sa vie à flanc de rocher. Clarelle, excusez-moi, je vous ai dit que pour mon papier, je ne voulais pas cette fois me retrouver en retard, je voudrais même en fait prendre un peu d'avance, et demain aussi je vous appellerai tôt, mais ce n'est pas plus mal, non ? Bonne nuit, Clarelle.
- Bon travail, cher monsieur Maxime... Ma fille... Un moment j'ai cru, mais non, rien ne s'est passé, rien ne se passera jamais, peut-être... Et comment le savoir, ce qu'il en est pour lui, mais comment ?... Continuer à jouer, comme ça, raconter, avant-hier Lucile, Agathe, hier Paule, aujourd'hui Maxime, un ami filtre, c'est vrai, mais regarde, ma fille, même ton café est resté dans sa tasse... Qui peut me dire pourquoi je me suis attachée à cet homme, et de cette façon, par téléphone, et tellement vite, est-ce à cause de l'âge, et du sien comme du mien ?... Qu'est-ce que tu es pour lui, une voix, ma fille, il ne lui faut rien de plus, son whisky et ta voix, ton Maxime, et tous les soirs, ta voix, pas plus... Démoniaque ou pas, je n'y peux rien, je ris, c'est dans ma nature, et dans la mienne seulement, d'ailleurs, maman pleurait, elle, j'aimerais tellement pouvoir pleurer... Que faire, demain, que faire ?... Il rappelle ?... Solange, et moi qui l'avais oubliée, il y a elle, mais oui, si seulement il y avait un moyen... Bonsoir, Solange...
Extrait
ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut
http://www.maurice-regnaut.com