erreur humaine

 

 



- Maxime, enfin, c'est vous !

- Seul, Clarelle, je suis revenu seul...

- Cette voix que vous avez, Maxime, toute rauque, toute cassée...

- Ils sont morts, Clarelle, ils sont morts tous les deux...

- Tous les deux...

- Vivien et Chao...

- Maxime...

- Chao, sa mort était déjà dans l'édition du soir, vendredi, ma démission aussi, d'ailleurs, mais c'est le jour, ce vendredi-là, où je n'ai pas lu un seul journal... samedi, à peine là-bas, je trouve quoi, à la une de tous les journaux, je trouve la même photo d'identité, celle de Chao... elle aussi était belle, elle sa douce, elle sa claire, son enfin, son unique à jamais...

- Et qu'est-ce qu'il y avait d'écrit, dans les journaux ?

- Le corps d'une étudiante chinoise, Chao Yüeh, a été découvert à la Cité Universitaire, à Paris, vendredi dans la matinée, au fond du parc...

- Et c'était...

- Oui, ce que j'aurais dû faire il y a longtemps, moi, avec l'autre, il l'a fait, lui, et cette nuit de jeudi à vendredi, cette nuit de leur fête, Chao... sa gorge, il l'a serrée et n'a pas lâché prise...

- C'est horrible, et lui, dans les journaux, on ne parlait pas de lui...

- Personne ne savait rien, personne, que lui et moi, j'ai foncé aussi vite, et partout, mais je l'ai faite, l'erreur... Vivien avait ses coins à lui, depuis deux trois ans, il grimpait tout seul, il aimait, c'est là que j'ai cherché... je cherchais trop loin, en fait, trop loin de vingt à trente kilomètres, il était allé droit à la muraille du commencement, il y a cinq ans, celle de sa première grande escalade... à sept heures, samedi, il était suivi depuis un moment, de tout en bas, à la lunette, il montait encore, il montait tout seul, sans aucune sûreté, il montait toujours, à sept heures six exactement, la chute... il aurait fallu quoi, qu'un miracle alors ait eu lieu pour lui, que d'un coup changé en oiseau, en grand aigle blanc aux ailes de lumière, il ait ainsi continué à monter et monter, jusqu'à disparaître au fond du ciel bleu, délivré enfin de ce maudit monde... il avait sa photo à la une, lui, dans le régional du dimanche, on voyait derrière lui les parois des Drus, la face ouest, et malgré sa plaie à la tête, au-dessus de la tempe droite, il était resté aussi beau, mon grand gosse à moi...

- Pauvre enfant, faire une chose pareille...

- Les rapports étaient tous formels, pas la moindre trace d'insuline, il était monté jusqu'au grand vertige... jusqu'au coma...


- Vivien, oui, Chao et Vivien...

- Personne ne l'avait fait, le rapprochement, personne encore... ils enquêtent, ils trouveront tout seuls, je n'ai rien à leur dire...


- C'est vrai que tout ça, on a tellement de mal à l'admettre, en même temps ça n'a rien d'incompréhensible...

- Pardonner, mais à qui, et de quoi ?

- Votre nature, et vos façons, à tous, tout me revient, tout ne pouvait au fond que finir comme ça...

- Si ç'avait été moi, si Léonie, à cette époque où j'aurais pu, si je l'avais tuée... où je serais aujourd'hui, je n'en sais rien, je ne sais qu'une seule chose, c'est que Vivien vivrait, Vivien et Chao, si j'avais étranglé la mère...

- Léonie est revenue ?

- Je l'ai appelée hier, à Londres, il y a eu un râle, au bout du fil, un râle avec un bruit de dégringolade, ensuite plus rien... ils l'ont gardée à l'hôpital, là-bas, toute une grande journée, elle rentre ce soir, son avion doit être arrivé...

- Et le corps de Vivien ?

- Demain, le corps, je ne serai plus là, le chien sera venu.

- Quel chien ?

- Le chien à face humaine, il ne va plus tarder, Clarelle... je n'ai pas pu le sauver, je n'ai pas su, mon fils, mon Vivien.

- Maxime, vous avez vidé bouteille sur bouteille ?

- Nothing's more true, je n'en avais laissé que deux, ici, la dernière est devant moi, il faudra qu'elle aussi soit vide.

- Vous n'avez pas non plus mangé ?

- Je vomis tout.

- Et pas dormi ?

- La nuque, la poitrine, dormir, j'ai trop mal, des frissons, des suées.

- Maxime, écoutez, je vous donne mon adresse et vous venez chez moi...

- Ma voiture, elle est morte, elle aussi, Clarelle, aujourd'hui, sur la route du retour, pour avoir moins sommeil, j'avais pris une départementale et je roulais le pied au plancher, je n'étais plus qu'à combien de Paris, à cinquante soixante kilomètres... un orage, une mitraille de grêle, d'un seul coup, je n'ai même pas eu le temps, heureusement, de relever les vitres, il y a eu ce virage au même instant, la voiture a quitté la route...

- Maxime...

- Elle a fait tonneau sur tonneau, s'est immobilisée heureusement sur ses roues, heureusement aussi, en fait, que je ne mets jamais la ceinture... et je me suis glissé, une épaule après l'autre, à moitié groggy, par ce qui restait de l'ouverture de la vitre... et rien, je n'avais rien, pas une éraflure, un miracle... arrivé tard, c'est tout, plus tard que je ne pensais, mais pour vous, je sais, jamais trop tard... j'ai appelé aussitôt, le 7, c'est vraiment votre chiffre... un, votre numéro se termine par 7... deux, c'est au septième appel que je vous ai eue...


- Mais vous avez mal, Maxime, vous vous arrêtez, en parlant, on vous entend à chaque fois comme gémir...

- C'est par ondes, Clarelle, dans ma tête... comme si j'avais le cerveau, à chaque fois, qui se contractait.

- Prenez un taxi et venez, Maxime, venez, je vous attends.

- C'est Vivien, Clarelle, qui m'attend... j'ai quarante-neuf ans aujourd'hui, on sera ensemble, il le voulait, pour mon anniversaire.


- Vous serez ensemble ?

- Clarelle, ce soir, c'est notre adieu, à vous et moi... le chien va venir, il va aboyer et bondir sur moi, c'est à ce moment-là que je tirerai.


- Le tout noir...

- Il est là, Clarelle, il est là qui me regarde, avec son oeil rond, j'ai les mains qui tremblent, et qui poissent... il était pour moi, en fait, mon tout noir... Clarelle...

- Maxime... excusez-moi... j'ai tellement de peine... à me retenir de rire...

- Votre terrible rire... et cette nuque, moi, un vrai supplice...

- Maxime, écoutez... votre adresse à vous... vous me donnez votre adresse et le temps d'arriver je suis là ...

- C'est au téléphone, avec vous, Clarelle, oui, c'est comme ça que je veux mourir... jamais je ne l'ai ressenti encore, jamais aussi fort, c'est au téléphone, au fond, qu'on est les plus proches, le plus intimement l'un à l'autre, isolés de tout et de tous... c'est en se parlant au téléphone, oui, c'est comme ça, pas autrement, qu'on est vraiment tout seuls au monde.

- C'est vrai que vous avez tout perdu, c'est vrai qu'aujourd'hui vous n'avez plus rien, mais demain, Maxime, il y aura d'autres choses, demain, d'autres personnes, pour vous...

- Demain, Clarelle, demain, c'était Vivien... demain n'existe plus.

- Qu'est-ce que je peux bien vous dire de plus, mais ce n'est pas possible, à quarante-neuf ans, il y a tout l'avenir encore...

- Ce sera l'ère de l'abominable, l'avenir, s'il y en a un... tout disparaîtra, tout et tous, de ce monde qui est le nôtre... et tous pourront dire en mourant : je suis une légende.

- Ne plus vivre, c'est tellement terrible, Maxime, et votre voix pourtant est toute d'un calme...

- Vivien, mon grand fils, mon bonhomme... il montait, torse nu, collé à la muraille, avec ses mains énormes, ses mains qui avaient étranglé, elles... il montait, il savait vers quoi, et c'est à ça que je ne cesse de penser, à ce qu'il a éprouvé alors, plus il montait... le monde qu'on lui a fait ne pouvait lui valoir d'autre destin, mais rien, au regard de ce destin-là, rien n'aurait plus été que dérision, pour lui...

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Rien, excusez-moi, c'est mon tout noir qui vient de tomber sur le parquet, j'ai les doigts savonneux, tellement ils suent... et le long de sa paroi, de plus en plus haut, de plus en plus près, ce qu'il était en fait, c'est quoi... une volonté, une toute-puissance, une certitude insensible à rien, une joie en fin de compte, il n'était qu'une joie... à monter ainsi vers la mort.

- Mais ne mourez pas, Maxime, oh ne mourez pas...

- Moi, je tirerai où, en pleine bouche, au milieu du front, je ne sais pas encore... je tirerai et vous entendrez.

- Vous êtes le même toujours, le même homme tout à fait sensé, en même temps ce que vous dites ne l'est plus du tout, je ne sais plus, vraiment plus, dire que l'autre soir, je ne sais plus où j'en suis, monsieur Maxime...

- Mademoiselle Clarelle...

- Ce n'est pas vrai que vous allez mourir, ce n'est pas vrai que vous ne serez plus là, ce n'est pas vrai que je ferai votre numéro et que ça n'arrêtera plus jamais de sonner...

- Rien ne peut plus rien, les morts sont morts, la seule chose, peut-être, qui m'aurait retenu... qui m'aurait amené, pourquoi pas, à voir autrement, peut-être même à croire, ou du moins essayer... la seule chose, Clarelle, la seule, avec ce besoin de vous plus que jamais, ç'aurait été que vous soyez libre... ç'aurait été, excusez-moi, qu'il n'y ait pas Jérôme...


- Maxime...

- Je sais, oui, je sais, il y a Jérôme et Mousse, et quant à l'amitié, pas d'illusion plus dérisoire...

- Maxime, écoutez-moi, il ne reviendra pas, Jérôme, il est là-bas, je ne sais pas où, en Amérique, et je n'ai reçu aucune nouvelle de lui, aucune, écoutez-moi, Maxime, écoutez-moi et croyez-moi, il n'y a pas de Jérôme et Mousse...

- Vous, Clarelle, et pour moi, vous pouvez faire ça...

- Il n'y a pas de Jérôme, il n'y a pas, Maxime...

- Vous qui êtes la vérité même, et dire que pour moi vous pouvez mentir... pour tenter de me sauver, vous venez de faire, et sans hésiter, votre premier mensonge...

- Mon message, Maxime, vous n'avez pas eu mon message ?

- Votre voix, ce que ç'a été pour moi, à mon retour, d'entendre à nouveau votre voix... votre message, Clarelle, je l'ai remis je ne sais combien de fois...

- Combien de fois, j'ai parlé peut-être un quart d'heure...

- Trente secondes, trente, hélas, j'ai toujours limité le temps de message à trente secondes... il y a un deuxième signal, vous n'avez pas fait attention, ce qu'on peut dire après n'est pas enregistré...

- Non... non...

- Clarelle...

- Excusez-moi... ce n'est rien... Maxime... j'ai cru que j'allais... éclater de rire...

- Rassurez-vous, Clarelle... ce mensonge-là, je ne vous en ai qu'une gratitude... infinie, et rien d'autre... et je sais aussi, c'est le premier de toute votre vie...

- C'est avant, Maxime, que je vous ai menti, et Jérôme, et la carte, et tout, tout était faux, je suis toute seule, Maxime, toute seule...

- Ce que j'aimerais, Clarelle, c'est qu'il soit en fait le premier et dernier... bref, qu'il reste l'unique, ce mensonge pour moi, ce mensonge si beau, l'unique à jamais... vous me le promettez ?

- Et je vais le rester, toute seule, et pour toujours...

- The Glen, lady, is dead.

- Je ne vous demande plus rien, Maxime, rien qu'une chose, pas plus...

- Et c'est quoi ?

- De vivre, vous, de vivre...

- No more, lady, no more, le chien va être là, il aboiera, il bondira et je tirerai, tout sera fini, fini enfin...

- Je vous déteste, oh oui, je vous déteste, et pour tout, tout depuis votre erreur, tout ce que soir après soir vous m'avez fait dire, et croire, et faire...

- On sonne à la porte...


- Et tout ça pour venir mourir...

- On sonne...

- Mais je vous hais, vous m'entendez, je vous hais, ça aussi, haïr, c'est la première fois, je vous hais, vous hais...

- La porte, ça me revient, je l'avais laissée ouverte...


- Mourir comme ça, au téléphone, il faut être fou, mais ils le sont tous, fous, aujourd'hui, plus un seul qui sache comment faire pour vivre...

- Le chien, c'est lui, le chien est là, cette sueur, j'ai tué mon fils...

- Et c'est avec qui, et c'est avec moi que vous voulez mourir, avec moi, mais pourquoi...

- Il m'a vu, il va...

- Dites-le, pourquoi, avant de mourir, mais dites-le au moins, pourquoi moi...

- Je sais, cette voix, je sais... je me suis attaché tout de suite et si fort... je n'ai jamais à ce point tenu à personne... il va bondir, je vous aimais... vous, moi, quoi, je vous aime... oui, mais oui, je vous... il...

- Il a tiré, un bruit terrible, et tellement sec, ça n'a pas résonné, il parlait, il a même hurlé, pour finir, de sa voix toute rauque, il a hurlé, il a tiré, et je n'ai pas ri, et je ne ris pas, pleurer, je vais peut-être pleurer, pleurer enfin, moi, comme maman... Maxime... écoutez, ce n'est pas vrai, ce que je vous ai dit, je ne vous hais pas, Maxime, vous m'entendez... vous n'êtes pas Maxime... il est... mon Maxime est mort... non... je vais ri... rire... oh non... non... Max... ime...



Extrait ERREUR HUMAINE © Maurice Regnaut


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