merde et sang


Au moment où MERDE ET SANG va commencer, les membres du choeur entrent peu à peu, par le fond, sur l'arrière-scène surélevée et sont accueillis par un personnel de service autour d'un buffet aménagé sur un côté. On les entend parler entre eux, tous attendent la retransmission.

Après un moment, quelque part, mais ailleurs que sur l'avant-scène elle-même, arrive le messager - et manifestement (inexplicablement) trop tôt : il restera tout un temps à parler sans que rien encore ne soit retransmis.

 

 

Vous pourrez, vous aussi, tout au long de la pièce, intervenir en tant que membre du choeur en remplissant et soumettant un formulaire. Vos réactions se reporteront dans le Livre du Choeur.

 

LE MESSAGER

et j'ai vu là-haut à la verticale une vague d'avions j'ai vu les bombes

tomber l'une à la suite de l'autre avec un sifflement de plus en plus interminable

tous étaient blottis au creux des fossés les chevaux sur la route attendaient le train montait le long de la colline

j'ai vu jaillir du train au ciel une fracassante une gigantesque rose noire au coeur rouge

et les chevaux ruaient se cabraient s'emballaient j'ai vu partir toutes seules les voitures trop chargées

un par un les wagons là-bas explosaient le ciel était tout rouge et noir tous couraient sous les arbres

tous appelaient tous criaient tous pleuraient sans pouvoir s'entendre et le monde

était comme d'un coup devenu autre

autre sans nul retour possible

autre

et pour plus jamais rien peut-être

et pourtant

ce départ en panique

pareil à des mille et des millions d'autres

ce départ n'était qu'un départ

j'ai vu

moi

messager

moi qui suis allé jusqu'au bout

jusqu'au coeur même de la bataille

moi qui arrive ici après avoir tout traversé et tout connu

j'ai vu

vous tous et toutes

j'ai vu ce que personne n'avait vu encore

personne jamais d'humaine mémoire

personne avant ce siècle

j'ai vu par mille et par millions hommes femmes enfants fuir ainsi droit sous les rafales

j'ai vu les blessés piétinés qui jusqu'à la fin tendaient la main sous la monumentale cohue

j'ai vu les avions une fois de plus revenir la route derrière eux d'un horizon à l'autre

n'était plus rien silencieusement qu'un long dégueulis sinueux de bric-à-brac et de cadavres

sur tous les horizons j'ai vu des décombres pendant des jours fumer comme des étrons tout noirs

et chaque nuit j'ai vu dans la nuit les villes disparaître et réapparaître au milieu des flammes

à la place partout de ces masses d'immeubles sans nombre au matin pour tous qu'allait-il rester

il n'allait rester des plus grandes cités que de démentiels dominos de ruines

il n'allait même d'une ville entière il n'allait incroyablement j'ai vu l'unique avion très haut

d'une ville entière avec ses rues

à la seconde même il n'allait rester sur le sol qu'une marelle immense et déserte

et des dizaines et dizaines de milliers vivant là il n'allait rester à la seconde même

que l'ombre par endroits d'un corps sur une pierre un corps à la seconde même devenu du vide

j'ai vu vous m'entendez j'ai vu la première destruction totale

j'ai vu

mais qui donc aurait pu ne pas voir

c'était par un grand jour d'été j'ai vu sur cette ville éclair et tonnerre éclater la bombe

j'ai vu monter j'ai vu au ciel pousser énorme un champignon de flamme et de fumée

pour la première fois sur cette terre

hommes

femmes

j'ai vu s'implanter pour la première fois la végétation du néant

 

Noir total. On entend le choeur manifester sa surprise et son mécontentement. L'écran s'allume sur l'arrière-scène et sur l'avant-scène tombe la lumière d'un projecteur : sur l'avant-scène il n'y a rien.

 

mais peut-être

ici

pour m'entendre

moi

peut-être n'y a-t-il personne

et peut-être aurais-je dû me taire encore

êtes-vous vraiment ici

vous tous

vous toutes

ou sinon me suis-je égaré

ramenez-moi

s'il y a quand même ici n'importe qui

ramenez-moi sur ma route

moi

messager lui-même perdu

ramenez-moi vers ceux qui m'attendent

ceux à qui j'ai à dire

quel a été le sort de la bataille

ceux pour qui j'aurai vu

tout ce que cette bataille a pu être

tout

de ses phases les plus terrifiantes

jusqu'à son centre et son secret

de ses plus hideuses démesures

jusqu'à sa vérité

 

Le projecteur s'éteint, l'écran aussi. La lumière revient. On entend le choeur exprimer sa satisfaction.

 

j'ai vu

m'entendez-vous

si finalement vous êtes ici

vous que maintenant je ne suis même plus à même

de voir

d'entendre

même de toucher

si vraiment je suis parmi vous

moi et ce corps que vous voyez

ce corps qui n'a plus rien d'un corps

et si pas un de vous encore ne l'a fui

oui

un partage

vous tous et toutes

j'ai vu à l'intérieur de cette immense famille humaine indéfiniment une et même

j'ai vu

entre eux et tous les autres

j'ai vu certains établir un partage

entre eux les seuls vivants de plein droit sur cette terre et les autres les condamnés par mille et millions

 

Noir total de nouveau. De nouveau le choeur manifeste. L'écran de nouveau s'allume et la lumière d'un projecteur tombe de nouveau, se déplace cette fois sur toute l'avant-scène : il n'y a rien.

 

j'ai vu

qui donc aussi aurait pu ne pas voir

j'ai vu

mais pour le dire

j'ai vu les grilles et les clôtures les barbelés les baraquements la place d'appel

j'ai vu les miradors

comment on a pu vivre là il faudrait pour le dire

il faudrait

hommes

femmes

il faudrait parler comme on compte et comme on est compté

il faudrait parler comme on déshabille et comme on est déshabillé

il faudrait parler comme on rase un crâne et comme on est rasé

parler comme on immatricule et comme on est matriculé

comme on organise et surveille et comme on est organisé et surveillé

comme à toute heure et pour rien on rassemble et comme à toute heure on est rassemblé

comme été comme hiver on appelle et comme été hiver on est appelé

comme on insulte et frappe et comme on est insulté et frappé

comme d'une balle on achève et comme on est achevé

 

Le projecteur de nouveau s'éteint, l'écran aussi. La lumière revient. Le choeur exprime de nouveau sa satisfaction.

 

et la nuit les détenus et dans la journée ils essayaient souvent de se les rappeler les détenus la nuit sur leur lit glacial les détenus faisaient des rêves d'affamés des rêves en couleurs jamais même jamais encore de toute leur vie ils n'avaient fait de tels festins jamais mangé de couleurs aussi belles jamais de tomates aussi rouges jamais de poulet aussi doré de petits pois aussi verts de fromage aussi blanc les prunes jamais n'avaient été aussi bleues et charnues jamais ton sourire aussi lumineux mon amour jamais aussi chaude ta bouche

courez marchez chantez silence courez marchez courez chantez silence

oui

terreur et pitié

oui

j'ai vu celui qui hurlait comme celui qui courait chantait faisait silence

oui

j'ai vu l'un comme l'autre humainement impossibles

et pourtant l'un comme l'autre épouvantablement réels

 

Noir total encore. Le choeur manifeste. L'écran s'allume. et la lumière du projecteur cherche partout.

 

et les maîtres des camps les maîtres compétents conscients et consciencieux les maîtres tout-puissants n'ont finalement trouvé qu'une seule solution ils se l'ont transmise en langage codé l'extermination le reste était calcul tant de camps tant de fours tant par four et par tour et donc tant par journée au total tant les fours fonctionnant jour et nuit

 

Le projecteur a trouvé le messager, l'enregistrement va commencer, la retransmission aussi. Le personnel de service emporte le buffet, le choeur s'installe : apparaît sur l'écran le messager en scène.

 

j'ai vu les lots l'un après l'autre entassés tout nus dans la salle de douches

vers le gaz qui pleuvait j'ai vu les regards se lever j'ai vu pêle-mêle

avec des gestes à bout de force avec comme à peine une plainte ça et là comme un cri à peine

j'ai vu ces corps encore vivants cherchant encore à respirer de l'air encore

j'ai vu ces corps s'amasser tous se grimper dessus se hisser se hausser tout contre la porte

j'ai vu les plus forts en haut s'affaisser j'ai vu

la porte alors s'ouvrir j'ai vu ce tas de corps écroulés j'ai vu sur les rails

immobiles à l'entrée des fours j'ai vu les chariots j'ai vu sur eux les carcasses empilées

j'ai vu glisser chacun d'eux vers les flammes

oui

pour la dire

la double

l'extrême horreur

il faudrait

hommes

femmes

il faudrait parler comme on brûle

 

Au spectacle ainsi retransmis le choeur n'a pas tardé à réagir : commence une controverse.

 

et moi

moi qui arrive ici du coeur de la bataille

tout sanglant

tout puant

le souffle parfois même me manque

j'aimerais m'entendez-vous j'aimerais vous dire que l'horreur est l'horreur

que les camps sont les camps

j'aimerais vous raconter qu'il était une fois un théâtre

et la pièce qu'on y jouait

oui

il n'y a effectivement qu'un nom à lui donner

un seul

PLUS JAMAIS CA

et j'aimerais tellement croire

mais j'ai vu

moi

j'ai vu

vous tous et toutes

j'ai vu et je vous dis

le théâtre n'est pas et ne saurait être le monde

mais sans un pareil monde y aurait-il eu jamais pareil théâtre

y aurait-il eu une fois

l'horreur même

sans cette horreur ailleurs

sans cette horreur partout

y aurait-il eu pareil partage

pareil insoutenable

sans un autre ailleurs

un autre partout

un autre à force imperceptible

vous-mêmes

votre cause pour vous est-elle entendue

avant d'être ici

étiez-vous

tous

toutes

avant d'être ensemble ici pour m'entendre

étiez-vous de ceux avant qui n'ont même pas à commander ou bien de ceux qui obéissent

de ceux qui ne s'imaginent même pas pouvoir faire acte de violence ou bien de ceux et de celles qui subissent

de ceux qui ne souhaitent le malheur de personne ou bien de tous ceux et toutes celles qui souffrent

de ceux étiez-vous qui n'ont jamais l'ombre même d'une haine ou bien de ceux et celles qui toujours tremblent

de ceux qui sont sans le moindre mépris ou bien de tous ceux et toutes celles qui ont si profondément honte

étiez-vous

avant d'être ici

étiez-vous de ceux qui à rien que ce soit ne trouvent à redire ou bien de tous ceux et toutes celles qui se taisent

y aurait-il eu en somme

vous tous

vous toutes

y aurait-il eu jamais horreur

sans ce partage

ce partage ordinaire

entre ceux qui ne cherchent même pas et tous ceux et toutes celles qui ne connaissent au fond que le manque

le manque

jour après jour

le manque

de si peu de chose

le manque

dérisoirement

d'égard

d'estime

d'amour

le manque de tout

 

Controverse plus vive.

 

au-delà des limites de ce monde au-delà de tout ce qu'on peut voir j'ai vu errer le peuple des famines

j'ai vu ces mille et ces millions ces peaux ces os j'ai vu ces yeux tout grands tout vides

j'ai vu qui vont de désert en désert qui vont silencieusement qui vont couleur de sable

j'ai vu ces hommes et ces femmes desséchés portant les enfants sur leurs bras comme des petits fagots de brindilles

et de temps à autre au fond du soleil surgissent devant eux les vitrines du monde

vitrines flambant de victuailles vitrines de tout sur l'horizon ils vont vers elles

le pas un peu moins sec le bras plus ferme ils vont le regard fixe et puis soudain

ce n'était qu'un mirage et les yeux à nouveau sur rien les yeux encore plus grands encore plus vides

ils continuent sans but sans trêve innombrablement laissant derrière eux des monticules de sable osseux

j'ai vu le peuple du désert j'ai vu ces mille et ces millions de tibias décharnés qui vont et vont

et qui se perdent

loin

infiniment loin de ce monde

où nous sommes nés

vous

moi

 

La voix du messager commence à faiblir, de plus en plus vive est la controverse : on monte alors le son.

 

vert

tout était si vert

si verts les arbres

si verts les prés

et si paisible la vallée

où j'ai un jour ouvert les yeux

c'était à cet endroit de cette vallée où tout à coup elle cède et s'arrondit comme un théâtre

avec pour gradins ces collines

avec au centre sur la scène

ce village

et toute cette enfance

à courir champs forêt rivière à courir fou vers les grands bras ouverts du paysage

à courir libre

toute cette enfance à voir aussi

comme vous-mêmes

souvenez-vous

comme vous-mêmes avez vu toute votre enfance

à voir combien il est normal

de haïr en souriant d'être haï par un sourire

combien il est banal

de réprouver et secourir d'être secouru par qui vous réprouve

combien il est

combien

de prendre la voix qui blessera le mieux d'être blessé par une voix tendre

combien même il est machinal

de soins de souhaits et de conseils d'être comblé par qui ne vous veut rien que du mal

toute cette enfance à voir

comme vous-mêmes

souvenez-vous

comme vous-mêmes avez vu toute votre enfance

à voir combien en ce monde

il est simple

il est sûr

il est sage

de n'offrir d'avenir que déjà reconnu d'être ainsi condamné par qui vous sauve

à voir autrement dit comme vous-mêmes

souvenez-vous

comme vous-mêmes avez vu

ce premier partage

brut

élémentaire

entre les uns qui puent et les autres qui saignent

et longtemps

comme aussi peut-être en vous-mêmes

longtemps en moi l'enfant a cru

que tout naturellement de chaque regard de chaque parole et de chaque geste

ce qui coulait

avait toujours été

ce qui coulait et qui coulait

et serait toujours

noir chez les uns et chez les autres rouge

en moi longtemps

comme peut-être encore en vous-mêmes

en moi longtemps l'enfant a cru que tout en ce monde était théâtre

où les uns ne sont que merde et les autres que sang

 

La voix du messager faiblit encore et la controverse est encore plus vive : on monte encore le son.

 

mais là-bas d'où j'arrive avec ce corps

tout sanglant

tout puant

mais là-bas

au coeur enfin de cette bataille

au plus vif de sa plus secrète vérité

j'ai vu là-bas

au fort de cette bataille où ce qui se joue au dire de tous c'est à chaque assaut le sort de ce monde

j'ai vu

hommes

femmes

j'ai vu enfin

au fort de cette bataille où ce qui est en jeu c'est à chaque assaut en fait ce qu'est l'homme

j'ai vu les uns

j'ai vu les autres

et tous et toutes

là-bas

au plein de cette bataille où nulle réserve n'est possible et possible non plus nulle limite

où chaque geste où chaque parole où chaque regard

où tout est décisif

oui

tous et toutes

là-bas

j'ai vu qu'ils étaient aussi en eux-mêmes

ce qu'entre eux ils étaient

j'ai vu que partagés entre eux

ils étaient en eux-mêmes aussi partagés

oui

sang et merde eux-mêmes

oui

eux-mêmes merde et sang

j'ai vu

oui

vous ici

vous qui me voyez et qui m'entendez

moi avec cette voix

qui peut-être s'attarde trop

cette voix peut-être elle aussi près de se rompre

j'ai vu

tout comme vous-mêmes auriez pu voir

au coeur là-bas de cette bataille à chaque assaut plus cruellement plus savamment sauvage

du corps des uns

du corps des autres

du corps de tous et toutes

j'ai vu

de toutes ces poitrines déchirées

de tous ces dos ces flancs ces ventres déchiquetés

de tous ces membres lacérés

dépecés

broyés

j'ai vu ruisseler

ruisseler sans cesse

ruisseler sans trêve

tout comme vous-mêmes auriez pu voir

ruisseler le sang

le sang fumant

et des bouches de tous et de toutes

j'ai vu aussi

sans trêve

sans cesse

j'ai vu

tout comme vous-mêmes auriez pu voir

de ces hurlements innombrables

de ces plaintes

de ces râles

j'ai vu de toutes ces bouches ouvertes

de toutes

j'ai vu

fumante

j'ai vu dégouliner la merde

et ce flot ce ruisselant ce dégoulinant de corps écorchés qui débordent

ce flot fumant ce flot épais et tout luisant ce flot tout noir veiné de rouge

comme une nappe de marbre liquide une nappe encore chaude au loin je l'ai vu se répandre

de tous côtés on y tombait on s'y relevait monstres poisseux se débattant puis replongant une fois pour toutes

j'ai vu à l'infini cette grande marée à chaque instant plus haute et plus sanglante et plus puante

j'ai vu cette pleine mer de merde et de sang monter continûment sur l'horizon du monde

 

La voix du messager faiblit de plus en plus, la controverse est de plus en plus vive : on monte encore le son.

 

j'ai marché

vers ceux qui m'attendaient

moi

messager

vers vous tous

vers vous toutes

j'ai quitté la bataille et j'ai marché

mer à mi-cuisses

pas après pas

j'étais à peine en route

le ciel devenait partout de plus en plus lourd de plus en plus bas et plus sombre

une tempête soudain éclairs et tonnerre une tempête énorme alors s'est levée

sur toute la mer s'est déchaîné en tous les sens un vent criard ivre de rage

et les vagues de longue pourpre noire en tous les sens tout droit s'élevaient toutes miroitantes

l'espace entier n'était plus rien qu'un noir fracas sans répit strié par la foudre

et moi

les vagues me roulaient me soulevaient me projetaient les vagues gluantes les vagues glacées

et sous mes pieds de tourbillon en tourbillon de vertige en vertige et chute en chute

le bord approchait la profondeur du flot diminuait le vent hurlant redoublait de furie

c'était enfin la terre et le vent encore à tue-tête écrasait sur moi de lourds paquets puants et fades

quand d'un coup tout s'est tu

tout

j'ai couru

vent mer ciel terre

tout avait d'un coup disparu

j'ai couru j'ai couru

à travers la grande nuit soudaine

à travers plus rien

sans plus rien vouloir

follement

j'ai couru

vous qui êtes ici

je le sais

j'ai couru droit vers vous

et voir

tous

toutes

vous pouvez voir

vous

vous pouvez entendre

vous pouvez humer

vous pouvez goûter

vous pouvez toucher

moi

voir entendre humer goûter toucher

je ne le peux plus

moi

dans mon corps

d'un coup

tout a lâché

et des cinq sens

en moi

plus un n'existe

oui

mes yeux sont maintenant comme une grande arche noire ouverte sur la nuit

mes oreilles on peut bien hurler on peut bien gémir mes oreilles maintenant sont des puits à sec

et ma bouche on peut la remplir de poivre ou de miel ma bouche est une assiettée de plâtre

ma peau on peut ma peau la détacher de moi toute entière et me l'enlever comme une housse

oui

ce corps qui n'est plus maintenant que de la viande

ce corps maintenant tout sanglant pour vous seuls et pour vous seuls puant

je ne suis plus que ce corps témoin

ici

et que cette voix

moi

messager

cette voix qui n'a plus un instant à perdre

vous tous

vous toutes

cette voix que vous allez maudire



La voix du messager, nonobstant quelques toutes relatives reprises, va devenir d'une faiblesse extrême : on va monter le son au maximum.


perdue

vous m'entendez

perdue

la bataille est perdue

tout

là-bas d'où j'arrive

là-bas où je voyais

où j'ai vu

tout

là-bas

absolument tout

n'est plus que merde

n'est plus que sang

votre bataille

hommes et femmes de ce siècle

votre bataille totale

pour un homme enfin humain avec l'homme

votre bataille est totalement perdue

 

Certains membres du choeur, sur des jugements qui se donnent comme définitifs, se sont mis à quitter leurs sièges.

 

mais peut-être vous demandez-vous ce que peut bien vouloir dire en réalité une telle parole en quelle mesure au fond elle vous importe et même en quoi au bout du compte elle vous concerne après tout n'êtes-vous pas ici et ce qui est passé en outre est passé n'êtes-vous pas encore après tout vivants

 

Toujours controversant, les membres du choeur commencent à sortir.


votre siècle vous m'entendez votre siècle a perdu sa bataille

sa grande

suprême

définitive

sa bataille est perdue inexorablement

et que maintenant il n'y ait plus

j'ai vu vous m'entendez j'ai vu comme vous-mêmes me

voyez

sanglant

puant

qu'il n'y ait plus maintenant que merde et sang

oui

sans doute aimeriez-vous pouvoir

vous aussi

n'en rien savoir

rien croire

mais c'est un fait

et ce qu'il signifie est encore à venir

et tout

vous tous et vous toutes qui vivez encore

vous encore ici vous demain partout

oui

que vous dire de plus

c'est vous demain c'est vous qui connaîtrez tout par

vous-mêmes

c'est vous-mêmes demain qui allez tout vivre

et si je pouvais plaindre encore

si je pouvais encore pleurer

c'est sur vous-mêmes

ici

partout

vous qui connaîtrez

l'inimaginable

c'est sur vous seuls que je pleurerais

vous qui allez vivre

l'abomination

 

Peu à peu, par le fond, les membres du choeur seront sortis de l'arrière-scène.

 

en pleine tempête encore il y avait j'ai vu tout au bord de la mer

il y avait couché dans la merde et le sang un corps immense un corps superbe

une femme géante une femme toute jeune était là qui gisait j'ai vu ceux qui l'aimaient

l'un après l'autre se pencher tenter l'un après l'autre

en vain

l'un après l'autre en vain

en vain éperdument

ce jeune corps impossible à réanimer cette beauté géante inerte à jamais j'ai crié

qui est-elle

qui

celle qui n'est plus

son nom aussi doit-il mourir

j'ai vu ceux qui l'aimaient se relever l'un après l'autre épuisés titubants

un dernier pas et j'ai vu l'un rester ici l'autre là un autre plus loin un autre encore

comme les diamants d'un grand collier brisé qui se dispersent et qui s'immobilisent

des diamants éteints épars dans le sang épars dans la merde

 

Le choeur est sorti, seule une toute jeune fille est restée, elle a découvert sur l'avant-scène, en contrebas, le messager.

 

perdue

la bataille de ce siècle

est perdue

et tout va s'accomplir

oui

je vous plains

vous qui vivez

je vous plains

et je pleure

moi

j'ai vu

et

celui qui a vu

est heureux

de

trouver

refuge

dans

la

mort.

 

Il meurt.
La jeune fille a rejoint le messager sur l'avant-scène, elle s'agenouille et se penche sur lui.



© maurice regnaut



http://www.maurice-regnaut.com