merde et sang

Indicatif proposé pour la mise en scène

On peut à bon droit se poser la question : ce qu'a pu dire en fait le choeur, comment s'en faire une juste idée ?

Le messager est sur la scène antique et n'a qu'une certitude, c'est que le choeur l'attend, c'est que le choeur est là. Le choeur et lui sont pour lui dans un même espace et ses rapports avec le choeur vont de soi. Mais physiquement (sensoriellement mort, son corps n'est plus que "viande"), il est dans l'incapacité d'entrer en quelque rapport que ce soit avec le choeur : il ne peut, non sans anxieusement s'être interrogé, qu'opter pour sa présence, il ne peut, le temps lui étant compté, que postuler en toute logique et l'écoute et les interventions du choeur - et les pauses que de loin en loin il fera tiennent bien sûr à son progressif affaiblissement physique, elles proviennent aussi de la probabilité pour lui de ces interventions du choeur dont pour chacune il ne peut que conjecturer l'éventuel moment.

Le choeur, pour ce qui est de lui, est dans la salle de retransmission, sa certitude à lui, c'est qu'un spectacle l'attend sur l'écran. Les réactions du choeur ne peuvent donc être en rien un rapport au théâtre, en rien un texte écrit répondant à celui du messager : ce que dit le choeur ne peut être en rapport qu'avec ce qui pour lui est retransmis. D'où deux choses. Le choeur à chaque fois réagit "à chaud", ce qu'il exprime est à chaque fois improvisé : l'improvisation, première chose, est donc et doit rester pour le choeur le mode idéal de manifestation. Quant à ce jugement ainsi exprimé, deuxième chose, une unanimité, quelle qu'elle puisse être, ou négative ou positive, est non seulement invraisemblable, elle serait surtout sans nécessité et d'elle-même cesserait rapidement : l'improvisation, pour finir, ne peut être à chaque fois que controverse.

La question devient : ne serait-il pas possible alors de donner une idée au moins de ce que pourrait être, face à l'écran, cette controverse au sein du choeur ? Dire controverse, on le sait, c'est dire confrontation entre deux jugements, l'un qu'on dira positif, l'autre négatif, c'est dire aussi confrontation en réalité déséquilibrée, en raison de ce fait généralement que c'est le jugement négatif qui dans une controverse est non seulement le facteur initial, mais encore le plus dynamique et le plus massif, le jugement positif ne se déterminant qu'en fonction de ce négatif. Généralement, en somme, il n'y a pas de jugements formulés, dans une controverse, indépendamment l'un de l'autre, il n'y a en réalité que confrontation polémique, bref, en l'occurrence il n'y a pas, face à l'écran, désaccord ici, accord là, il n'y a en réalité, si on désigne par A tout jugement négatif et par B positif, il n'y a qu'un jeu purement polémique, au désaccord de A avec ce qui est retransmis répliquant le désaccord de B avec A. Tenter d'indiquer ce que serait à chaque fois cette controverse au sein du choeur, c'est donc à chaque fois imaginer une polémique entre A et B.

Voici proposé cet indicatif, fait dans son ensemble à partir d'emprunts. Ne pas oublier qu'il ne saurait servir qu'à susciter des interventions dont le principe, on le rappelle, est et doit rester l'improvisation, cet indicatif pouvant s'il le faut ne pas même être utilisé. Ceci encore : A et B, qui sont plusieurs, le contenu de leurs jugements est tout théorique et l'indicatif ne peut prendre en compte évidemment tout ce qui tient au travail de mise en scène, à la prestation de l'acteur, aux préoccupations du jour. Dernier point : les interventions du choeur, sur la base des moments de pause du messager, peuvent se distribuer selon telle ou telle opportunité.

 

Première intervention

Au spectacle ainsi retransmis le choeur n'a pas tardé à réagir : commence une controverse.

A - On le connaît, ce discours...
- J'ai vu, j'ai vu, j'ai vu...
- Ce chantage, on le connaît...
- Quand aura-t-il tout vu ?
- Je parle d'une chose importante, donc ce que je dis est important, si vous trouvez que non, c'est que vous n'êtes ou que des salauds ou que des imbéciles !

B - Ce discours aussi, on le connaît...

A - Mais c'est vrai, les camps, les fours et tout ça, c'est du chantage au thème, c'est nous obliger à tomber d'accord !

B - Gardez-le pour vous, tout ce que vous pouvez en penser ! Oui, c'est vous, ici, les maîtres chanteurs.

 

Intervention suivante

Controverse plus vive.

A - Mais de qui maintenant parle-t-il ?

B - Excusez-moi, ce qui compte maintenant, ce n'est pas de qui il parle, c'est à qui.

A - Tout ça commence à devenir vraiment un peu trop abstrait...

B - Abstrait, parce que c'est à nous maintenant qu'il pose des questions ?

A - Abstrait, c'est peu dire, irréel, totalement irréel !

B - Ce qui veut dire quoi, que c'est des questions d'ordinaire qu'on ne se pose jamais ?

 

Intervention suivante

La voix du messager commence à faiblir, de plus en plus vive est la controverse : on monte alors le son.

A - En tout cas ce qui ne manque pas, dans ce machin, c'est les bonnes intentions...
- Qu'est-ce qu'il y a au menu, après la famine ?

B - Ce qui manque à certains, c'est peut-être un peu de générosité..

. A - Généreux, ceux qui le sont réellement, généreux, c'est ceux qui envoient leurs chèques...
- Et c'est ce que je fais, moi, pour ma part, un chèque tous les trimestres...
- C'est ceux-là, ceux qui luttent réellement contre la faim dans le monde !

B - Mais faites-le, votre chèque, faites-le tous, tout ce qui est dit là, vous en conviendrez, n'aura pas alors été inutile.

 

Intervention suivante

La voix du messager faiblit encore et la controverse est encore plus vive : on monte encore le son.

A - La merde et le sang, la vérité, enfin !

A - D'un côté le scatologique, de l'autre le morbide !

A - Ce truc devient vraiment de plus en plus simpliste !
- Le sang, la merde, ces mots-là, on n'entend plus qu'eux, de nos jours...
- Littérature, littérature...

B - Votre littérature, vous la connaissez trop, c'est tout, oubliez-la...

A - Tout ça n'est que de la surenchère !
- Le morbide et le scatologique, une obsession, et si j'ai compris, depuis son enfance !

B - L'enfance, et si c'était elle, par contre, que vous avez tous oubliée ?

 

Intervention suivante

La voix du messager faiblit de plus en plus, la controverse est de plus en plus vive : on monte encore le son.

A - Assez comme ça !
- Assez ruisselé !
- Assez dégouliné !
- Complaisance !
- Obsession !
- Délire !
- Assez !

B - Assez vous-mêmes, vous n'êtes pas seuls !

A - La merde, le sang, si vous aimez, bon appétit tant que vous voulez, mais pas pour moi !
- Question de goût, mon cher, question de goût !

B - Arrêtez vous-mêmes de dégouliner !

 

Intervention suivante

La voix du messager, nonobstant quelques toutes relatives reprises, va devenir d'une faiblesse extrême : on va monter le son au maximum.

A - De quoi parle-t-il ?
- Il y a longtemps que je n'y comprends plus rien !
- Peut-être aussi qu'on manque d'imagination...

B - Trop raisonnables, effectivement, comme tous les fous, vous ne comprenez pas votre propre folie !

A - Je me sens de plus en plus loin de tout ça...

B - C'est vos jumelles, mon cher monsieur, c'est vos jumelles, c'est tout, vous les tenez à l'envers !

 

Intervention suivante

Certains membres du choeur, sur des jugements qui se donnent comme définitifs, se sont mis à quitter leurs sièges.
A - Mais pour qui se prend-il ?
- Parler comme il parle, en quel nom, enfin, de quel droit ?
- Il parle tout seul !

B - On aimerait que ce soit faux, ce qu'il dit, mais suffit de vous entendre...

A - Mégalomanie !
- Me concerne pas !

 

Intervention suivante

Toujours controversant, les membres du choeur commencent à sortir.
A - Tout ça, on a compris, de toutes les créatures, y a pas plus abjecte que l'homme...
- Rien de très nouveau !
- Vieux comme le monde !
- Le messager et les messages, à la poubelle !

B - Rien de nouveau, ça oui, hélas, mais de plus en plus vrai !

 

Intervention suivante

Peu à peu, par le fond, les membres du choeur seront sortis de l'arrière-scène.

A - Quel sermon !
- Et tout ça pour jouer à se faire peur !
- Attention humain !
- Pessimisme à la louche !

© maurice regnaut



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