merde et sang

Extraits de lettres
de Maurice à Aurélien Recoing

Lettre I

.................... Sombre dépôt de conclusions, bilan qui n'est que solde, et somme que reste, oui, ce que j'ai voulu dire, effectivement c'est ça, c'est "ce qui nous reste", comme disait quelqu'un qui nous était précieux à tous, ce qui nous reste du siècle après le siècle, et du théâtre après le théâtre (et pour le dire, il m'a été évident qu'il fallait reprendre, paradoxalement, le schème théâtral le plus originel, le plus élémentaire)...............................................................................

 

 

Lettre II

.......................... Première chose, bien sûr, la contradiction entre "la tête et les jambes", entre plénitude de conscience et faiblesse physique, entre continu et discontinu. Tout, d'un côté, est dans sa tête et comme on dit, il y a pensé, à tout ça, et tellement, il sait entièrement ce qu'il a à dire, il ira jusqu'au bout, et par grandes unités d'images, et selon la logique profondément la plus rigoureuse. Et de l'autre côté, son corps n'en peut absolument plus. Vivre donc, de l'intérieur, cette tension, vigueur de pensée-épuisement du corps, exigence-urgence. Deuxième chose, en ce qui concerne proprement la diction, le conflit aussi, de ce fait, entre le long et le court, entre le verset et le vers. Le verset est ce qui est dans sa tête en quelque sorte prêt, le vers est plus ou moins, en quelque sorte, improvisé. Pour le verset, il sait d'avance, en somme, il peut prendre à chaque fois la respiration qu'il lui faut, le vers est plus spontanément, plus librement produit. Ce qui entraîne ceci, quant au rythme : le verset peut sembler être plus lent, prenant plus de temps que le vers, mais en vérité c'est le contraire, le vers est proportionnellement le moins rapide, il assure son pied, il tātonne, il se débat avec le silence. Et puis, vous le savez, rien en rien qui puisse être mécanique. Une parole qui se veut substantielle et complexe et dense (et je ne pense ici, bien sûr, qu'à son principe), elle se doit en même temps d'être comme en train tout juste de naître, il faut qu'elle ait cette chose sans quoi rien ne va vivre et que j'appelle ingénuité..................................................................................................................................

 

Lettre III

.............................En un sens (vous savez tout cela, je ne voudrais que le reprendre autrement), le tragique, "nouveau" en ceci que le destin commun est ici du fait des hommes, non plus des dieux, le tragique est aussi selon le mode "ancien", sans que soit, comme on dit, fait du théâtre, en somme selon le seul récit. Dans un autre sens, le récit "ancien" est dit non plus pour le choeur, le véritable choeur, conscience du destin commun, mais pour ce choeur "nouveau", ce choeur qui n'est plus que conscience individuellement d'un spectacle fait du destin commun. Or, c'est là, dans cet autre sens, dans ce rapport entre les deux espaces, théâtral du messager et médiatique du choeur, que l'enjeu pleinement se situe. Et cet enjeu est celui-ci (l'indication scénique finale est de ce fait suspens) : si le "choeur" finit par rejoindre le messager, s'il sort d'un espace afin de retrouver l'autre, alors est renoué le fil avec le "vrai" théâtre, en sa forme ici la plus élémentaire, originellement la plus pure, avec le théâtre fondamental du destin commun - si le "choeur" à la fin est sorti sans même avoir songé au messager, le théâtre alors peut continuer à vivre encore et longtemps et bien, mais fondamentalement il est perdu. Deux solutions, quelles que soient les variantes, au metteur en scène de choisir, de décider ce qui est selon lui, à tel moment, à tel endroit, le mieux à dire. Voilà, une fois encore en principe, ou, peut-on dire aussi, en ambition, voilà, et sur le mode absolument nécessité par ce qui seul était à dire (MERDE ET SANG n'a rien à voir avec quelque forme "réaliste" que ce soit), voilà, l'un purement par le texte, autrement dit par l'entendu, l'autre purement par l'espace scénique, autrement dit par le vu, mais indissolublement liés, voilà les deux destins, rien de moins, auxquels ici on vous invite à réfléchir, chères spectatrices, chers spectateurs : celui du monde et celui du théâtre...................................................

 

Lettre IV

........................ "Deux solutions, quelles que soient les variantes..." (une phrase, dans ma lettre, ajoutée au dernier instant, chose pourtant qu'on ne devrait jamais), veuillez considérer ce ou bien-ou bien comme plus que nul et non avenu : ce serait aller jusqu'à sottement souscrire à ce que j'appellerai l'art barométrique (il ne fait pas beau-je prends mon manteau, le vent au sud-adieu étude), ce qui m'est en fait totalement étranger. Comme toujours, pour moi du moins, ce trop théorique, ce trop objectif dissimulait au fond un désarroi. Du temps où le choeur était condamné, où son espace et celui du messager restaient jusqu'au bout séparés, tout était simple et cohérent : le récit du désespoir d'une part, de l'autre l'espace du désespoir. Depuis que Fabienne, exploit incalculable, a libéré le choeur, depuis qu'elle m'a convaincu d'essayer les inusables grandes bottes de l'espoir, rien ne va plus droit, tout va on ne sait trop où, on ne sait comment. Que c'est difficile, marcher en espoir ! Mais voilà, c'est fait, vous voyez en moi un converti, l'autre démarche en effet était peut-être un peu trop simple, un peu trop cohérente, et ce flou maintenant qu'il y a, cet invincible flou, ce n'est rien d'autre après tout, sur le miroir, sur tout, que le souffle même, c'est vrai, de la vie. Alors oui, que la pièce à la fin reste ouverte, et qu'elle soit, disons, comme un enfant nouveau peut-être, au milieu des ruines, près d'ouvrir les yeux.................................................

 

Lettre V

......................... Voici la version de MERDE ET SANG définitivement définitive. Avec entre autres sa dernière didascalie, avec aussi quelques modifications de texte, peu. Au terme d'une période, tout compte fait, un peu beaucoup fébrile, à me faire même écrire des sottises, vous l'avez vu, fébrile d'abord, je crois, de ce fait que nous n'étions pas là-bas et que nous aurions tant aimé y être, et fébrile aussi à cause de ce remaniement de la pièce, après la "libération" du choeur, qui n'avait pas encore été mené jusqu'au bout. C'est chose faite. En vérité, la fin était une idée à Fabienne et longtemps nous avons pensé que cette fin appartenait à la seule mise en scène, avant que ce soit pour nous une évidence : elle appartient à la pièce même. Et le fait maintenant qu'un membre du choeur rejoigne au dernier instant le messager (bien que j'aie encore un regret, je l'avoue, de ce temps où le choeur était "condamné", regret du rien final, messager mort, choeur reparti sans l'avoir vu, cadavre au coeur de l'espace vide), c'est donc le lien renoué, mais en toute pleine ambivalence : il y a là constat que tout effectivement est sans espoir, que tout est mort, monde et théâtre, il y a là aussi révolte, aussi exigence, et même certitude sans raison que tout, monde et théâtre, tout va renaître. Et le cri final, devant le pauvre corps, l'horrible corps, le cri est vraiment déchirement, angoisse en deux, cri tout à la fois du plus rien et du tout à nouveau possible (enfant en effet naissant dans les ruines), cri du oui sur non, cri du si en somme - au fond finalement tout ce que j'ai voulu, c'est ça, avec cette pièce, crier, rien d'autre, un cri en si sur le théâtre et sur le monde.....................................................................

 

© maurice regnaut



http://www.maurice-regnaut.com