alouette

 

PREFACE

 

Kosztolányi avait une soeur qui était laide et qui n'a jamais pu se marier. Cette donnée est-elle suffisante ? A-t- elle même été nécessaire? Ce qu'on peut dire de toute façon, c'est qu'en 1923, sur le fond de cette existence provinciale qu'il a connue enfant, Kosztoldnyi va écrire Alouette, oeuvre que lui-même considérera comme son plus grand roman et qui de fait compte parmi les classiques les plus indiscutés de la littérature hongroise.

Avec sa fille, laide en effet, et qui vieillit sans trouver en effet de mari, un vieux couple, dans la ville provinciale de Sárszeg, mène une existence banale, étriquée et sans perspective. Existence dont le cours est rompu, un jour, par l'invitation que leur fait l'oncle Béla de venir séjourner quelque temps chez lui, sur ses terres, à Tarkö : les deux vieux accepteront non pour eux-mêmes, mais pour leur fille, Alouette, qui va donc, pour la première fois, quitter le foyer familial. Pendant toute cette semaine où leur fille est absente, ils vont faire, eux qui se retrouvent soudainement vacants, ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors, manger au restaurant, passer une soirée au théâtre, renouer d'anciennes relations, se rendre même, en ce qui concerne au moins le vieux, à l'hebdomadaire et fameux banquet des Guépards. La semaine de liberté prend fin, la fille revient et tout rentre dans l'ordre.

Il faudrait dire évidemment que ce roman doit d'abord sa complexité et sa richesse à la cohérence, à l'exactitude, à la rigueur avec laquelle il décrit un milieu social, celui d'une petite bourgeoisie en marge de tout, historiquement comme géographiquement. Il faudrait dire aussi comment Kosztolányi, qu'une grande amitié liait à Ferenczi et qui tenait Freud pour un penseur d'importance capitale, a su présenter, avec autant de clarté et de sobriété que de profondeur, le rituel à la fois ordinaire et secret réglant à tous niveaux les rapports entre ces divers personnages. Il faudrait dire du coup que, pour flaubertien qu'il puisse paraître, à la dénégation imperturbable, à la désespérante horizontalité qu'est sans faillir, chez le maître français, le " tapis roulant " narratif, le réalisme du maître hongrois ajoute à chaque instant une dimension toute verticale, un tremblement venu d'en dessous : Kosztolányi est non seulement soucieux du réseau objectif des comportements, mais attentif aussi, fidèlement attentif à l'intériorité particulière animant chaque parole et chaque geste, et chaque personnage a de ce fait cette paradoxale caractéristique, chez lui, d'être à la fois inintéressant au possible et pourtant intimement bouleversant. Il faudrait dire alors que si l'auteur d'Alouette est lui aussi un écrivain de la platitude et de la banalité, force est de constater que cette platitude n'est chez lui jamais sèche et qu'elle résonne intérieurement au contraire avec toujours un maximum d'intensité, que cette banalité n'est jamais vide et que du quotidien elle offre toujours au contraire un compte rendu inépuisable, il faudrait dire, en somme, du romancier d'Alouette, en qui jamais la cruauté n'est sans tendresse et la lucidité sans compassion, qu'il n'y a pas plus sensible peut-être et plus pénétrant, plus grand écrivain de la plénitude du banal.

L'essentiel à vrai dire est-il là? Est-il même dans la construction du roman, dans son impressionnante organisation structurelle? On ne peut qu'inviter le lecteur à regarder de près, successions, alternances, reprises, aussi bien les modes de progression que les constitutions de symétrie, échos de phrase à phrase et de situation à situation, renvois de chapitre à chapitre, autour du chapitre central, le septième sur les treize en tout: c'est dans ce chapitre, avec le personnage d'Ijas Miklós, que le roman tout à la fois trouve sa mise en abîme et sa " moralité " (" combien les enfants peuvent souffrir à cause de leurs parents, et les parents à cause de leurs enfants "). Ce qu'a d'absolument exemplaire une construction à la fois si simple et si savante, on ne peut qu'en toute connaissance l'attester, mais l'essentiel est cependant encore ailleurs : l'essentiel, ce qui fait du Kosztolányi d'Alouette le Kosztolányi le plus accompli, le plus singulier, le plus neuf, l'essentiel est en fait dans le statut même du roman.


De quoi s'agit-il en effet dans Alouette? Il s'agit d'une semaine " pas comme les autres ", il s'agit d'une semaine où ce qui couramment " ne se fait pas " va se faire et se faisant va montrer ce qu'il en est des choses qui couramment " se font " : cette semaine-là, ce temps étrange soudain qui s'intercale et dont l'étrangeté même a pour effet
de mettre au jour le sens du temps ordinaire et banal, ce laps de temps est quelque chose, au fond, qu'on peut considérer comme analogue en tout point au lapsus. Dans le cours de l'existence normale de lafamille Vajkay, cette semaine-là va effectivement fonctionner comme fonctionne une série imprévisible, involontaire, d'actes commis à la place d'autres, à la place de ceux qui sont normalement habituels, cette semaine-là va fonctionner comme un ensemble en somme d'actes manqués, comme un immense lapsus dont le romancier va minutieusement suivre le parcours, la narration des faits devenant alors analyse en même temps d'une vérité.

Comme tout lapsus, cet accidentel phénomène est une brèche dans l'ordre ordinaire des choses, brèche par laquelle les choses vont par en dessous s'éclairer de leur sens véritable, et comme tout lapsus, ce n'est qu'un phénomène accidentel et qui finit comme il a commencé, de façon nette et radicale et sans rapport aucun avec le reste: avant que le lapsus ait lieu, le sens était enfoui et ne faisait qu'un avec l'ordre ordinaire des choses, il en sera de même après le lapsus, rien n'aura changé, tout aura simplement été révélé, tout jusqu'au plus enfoui jusqu'au plus profond, jusqu'au plus intimement secret. C'est durant cette semaine en effet que les deux vieux, de leur côté, vont avoir, à propos de leur fille, la " grande explication " qu'ils avaient toujours en eux éludée et qu'ils n'auraient entre eux peut-être jamais eue, explication au cours de laquelle, et clairement, violemment, va s'exprimer l'ambiguïté de leur rapport à leur fille Alouette, attachement et ressentiment, amour et haine, et c'est durant cette semaine également que de son côté, là-bas à Tarkö, Alouette va écrire cette longue lettre unique ou sera passé sous silence, où sera absent le personnage de cet homme, là-bas, Szabó Jóska, qui aurait pu être " le bon ", absent ici comme il le sera aussi sur la photo qu'Alouette rapportera, cette absence renvoyant à cette chose, à l'intérieur d'elle-même, qu'Alouette appellera sa " transformation ". Mais quand cette semaine prendra fin, rien ne restera de cette explication, de cette révélation pour les deux vieux de leur amour-haine, et rien non plus ne restera de l'homme absent, rien pour Alouette que cette " transformation " justement, qui est prise de conscience en fait, et définitive, de ce qu'Alouette est en elle- même: une femme que sa laideur a condamnée à vivre seule. Il faut lire l'admirable chapitre final pour voir de quelle façon, comme le parfait lapsus, comme la brèche qu'elle est, cette semaine-là se referme et s'évanouit sans que s'en suive rien: ce qui fait que le vieux, dans ce chapitre du refermement, supprime le billet de théâtre qui, aux yeux de leur fille, pourrait les trahir, c'est en lui cette disposition qui fait que pour finir il est " tout heureux " de retrouver Alouette, heureux ainsi, au fond, après la brèche et ses douloureuses convulsions, de retrouver la quotidienne anesthésie, et ce qui fait qu'Alouette a ce sentiment de transformation, c'est de se rendre à l'évidence enfin de ce qu'est son destin, c'est le fait que pour elle ce destin s'est en somme fixé. Il n'y a pas eu, en quoi que ce soit, pour qui que ce soit, changement du sens, il n'y a eu que coagulation. Cette coagulation du sens, cet acte intempestif n'aura eu lieu qu'une fois, mais le sens qu'il aura, à sa manière étrange et somme toute trop claire, accidentellement révélé, ce sens ne cessera pas, lui, de quotidiennement se produire: ainsi a le roman prend fin, mais ne s'achève pas ", le lapsus meurt comme il est né et tout, après lui comme avant, tout ce qu'il a pu un bref instant manifester continue à courir, présent pleinement, mais pleinement invisible, incorporé, latent, " notre petit oiseau nous est revenu ". Alouette: le roman comme lapsus.

Comment ne pas conclure avec ce personnage d'Alouette? Alouette est le surnom que lui ont donné ses parents, vêtement d'enfant pour lequel elle est devenue " trop grande " et qu'elle gardera pourtant jusqu'au bout : celui seul qui l'aurait aimée aurait pu l'appeler autrement,
aurait pu lui donner son vrai nom. Quelle justesse et quelle profondeur, et quelle simplicité encore, dans le fait ici que ce vrai nom ne sera jamais dit et qu'il restera inconnu ! Que dit-elle, cette absence du nom, sinon que jusqu'au bout un mot sera prononcé à la place d'un autre
et que tout le sens est là, dans cette substitution? Il faut lire et relire cette brève scène, au chapitre douzième, quand Alouette, sur le quai de la gare, arrive en pleine nuit: " Alouette " s'écrie la mère, " Alouette " reprend le père, " Alouette " fait écho bientôt un chenapan, de loin, dans le noir, histoire de contrefaire l'appel des vieux, mais cet appel lui-même, au fond, qu'est-il d'autre aussi
qu'une contrefaçon? Alouette, oui, Alouette ou le plus total, le plus tragiquement banal des lapsus, Alouette ou la vie manquée.

Maurice Regnaut
Paris, novembre 1990

 

 

   
   

EXTRAIT

 

CHAPITRE PREMIER

(dans lequel le lecteur fait connaissance avec deux vieilles personnes, puis avec une troisième, leur fille, que les deux premières idolâtrent, et dans lequel également il assiste à de laborieux préparatifs de départ pour un séjour à la campagne)

Sur le canapé de la salle à manger gisaient des chutes de ruban aux couleurs nationales, des bouts de ficelle et de papier, et un numéro déchiré du journal local en tête duquel on pouvait lire, écrit en gros caractères: La Voix de Sárszey, 1899.
Au mur, en pleine lumière, près du miroir, le calendrier indiquait le jour et le mois: Vendredi 1er septembre.
Et dans sa boîte vitrée au bois richement sculpté, son balancier en cuivre hachant menu cette journée qui semblait ne jamais devoir finir, l'horloge donnait l'heure: midi et demi.
Dans cette salle à manger, le père et la mère préparaient une valise.Une valise marron toute râpée avec laquelle ils se battaient. Après avoir glissé le peigne fin dans la poche intérieure en toile, ils ont fermé, serré les courroies et posé la valise à terre.
Pleine à craquer de toutes sortes de choses, et les flancs rebondis comme le ventre d'une chatte qui serait sur le point de mettre bas huit ou neuf petits, elle était là, enfin prête à partir.
Il ne leur restait plus à mettre, dans la mallette en osier posée sur la table, que deux ou trois affaires, celles que leur fille avait pris soin de préparer elle-même: une culotte à dentelles, un corsage, une paire de pantoufles, un tire-bouton.
- Et la brosse à dents, a dit le père.
-La brosse à dents, mais c'est vrai, a fait la mère, un peu plus, la brosse à dents restait à la maison.
Et par le couloir, en hochant la tête, elle est allée en toute hâte jusqu'à la chambre de leur fille où sur le lavabo en tôle émaillée elle a pris la brosse.
Le père, pour finir, d'une main caressante, a tapoté doucement les affaires afin de bien les tasser.
Son beau-frère, Bozsó Béla, le frère de sa femme, les avait invités plusieurs fois à venir pendant l'été se reposer sur leurs terres, à Tarkö.
Au milieu d'une modeste propriété, d'environ cent arpents, se dressait un " château " de trois pièces, entouré de bâtiments de ferme tout délabrés, et flanqué, sur un côté, d'une salle plus spacieuse, la chambre d'amis, avec ces fusils de chasse et ces trophées, sur les murs blanchis à la chaux, dont ils avaient nettement souvenir.
Il y avait de longues années qu'ils n'y étaient pas allés, mais la mère parlait souvent du " domaine ", et de la petite rivière aussi, au pied de la colline, tantôt visible et tantôt pas, et pleine de joncs et de roseaux, sur laquelle autrefois, dans son enfance, elle faisait flotter des bateaux en papier.
Ce séjour à Tarkö, ils l'avaient remis sans cesse à plus tard.
Mais cette année, ils n'avaient pas reçu une seule lettre de là-bas qui ne se soit terminée par une invite à venir enfin, à venir le plus tôt possible.
Au mois de mai, ils avaient fini par se décider, ils iraient les voir. Et puis l'été s'était passé, comme d'habitude, à faire les achats pour l'hiver, à cuire et mettre en pots les confitures et les compotes de bigarreaux et de griottes. A la fin août, ils avaient fait savoir qu'une fois de plus ils ne bougeraient pas, qu'ils avaient trop de mal à sortir de chez eux, et puis qu'ils prenaient de l'âge, et qu'à leur place ils envoyaient leur fille, en revanche, pour une semaine. Elle avait d'ailleurs beaucoup travaillé, un peu de repos lui ferait du bien.
Là-bas, la famille avait reçu la nouvelle avec plaisir.
Tous les jours, depuis, il y avait eu du courrier. Oncle Béla, et sa femme, tante Etelka, avaient écrit à la fille, la fille avait répondu, la mère avait écrit à sa belle-soeur, le père à son beau-frère enfin pour lui demander de venir lui-même, en personne, avec sa voiture, attendre à la gare, attendu que jusqu'à la ferme il y avait trois quarts d'heure de marche. Ils s'étaient mis d'accord sur tout.
Qui plus est, dans les derniers jours, de part et d'autre on avait envoyé télégramme sur télégramme afin de tout fixer dans le plus petit détail. Annuler le voyage n'était plus possible.
La mère est revenue avec la brosse à dents. Le père l'a enveloppée avec soin dans du papier de soie.
Un dernier regard sur la pièce, il ne restait plus rien à mettre dans la mallette, ils ont alors avec effort refermé le couvercle.
Mais la clé ne fonctionnait pas, la plaque de fermeture à chaque fois rebondissait, ils ont dû passer une ficelle autour de la mallette, le père a pesé sur elle de tout le poids de son torse maigre, les veines de son front toutes gonflées.
Ils s'étaient tous les trois réveillés de bonne heure, ce jour-là, ils avaient aussitôt commencé les bagages et n'avaient pas cessé de courir dans tous les sens, en proie à la plus fiévreuse agitation. Ils n'avaient même pas pu déjeuner normalement, ils pensaient sans arrêt à telle chose ou telle autre.
Maintenant tout était prêt.
La mallette, ils l'ont aussi posée à terre, près de la valise. Un bruit dehors, celui d'une brouette cahotant sur le chemin de brique, à travers la cour, qui menait de la rue Petöfi jusqu'à la véranda.
Un grand flandrin d'adolescent est entré, avec indifférence il a mis la mallette et la valise sur la brouette, puis il a pris la direction de la gare.
Le costume du père était gris souris comme ses cheveux, sa moustache était poivre et sel, sa peau fripée, usée, parcheminée, il avait sous les yeux de petites poches.
La mère, comme toujours, portait sa robe noire. Ses cheveux à elle, qu'elle se plaquait à l'huile de noix, n'étaient pas encore blancs partout, elle n'avait pas non plus le visage très ridé, seuls deux plis un peu plus profonds traversaient son front.
A quel point pourtant ils se ressemblaient. Dans leurs yeux tremblait la même lueur anxieuse, leur nez très mince avait la même façon de pointer, et même leurs oreilles avaient la même rougeur.
Ils ont levé les yeux vers l'horloge. Le père a regardé en plus sa montre de gousset qui était plus exacte. Ils sont sortis sous la véranda. Puis ils ont crié en même temps vers le jardin :
- Alouette.
Sous le châtaignier, devant le parterre de fleurs, était assise sur le banc une jeune fille. Avec du coton jaune, elle faisait un napperon au crochet.
On ne pouvait voir que ses cheveux noirs qui, tout comme le feuillage sur le sol, projetaient sur son visage une ombre et le cachaient ainsi aux trois quarts.
Elle n'avait pas bougé. Peut-être n'avait-elle rien entendu.
Et puis elle aimait rester là, comme ça, la tête penchée, fixée sur son travail, rester là longtemps, même si elle était fatiguée, elle qui savait, de toute son expérience accumulée au long des ans, que c'était cette position-là qui lui était la plus avantageuse.
Il arrivait même qu'elle entende un bruit sans qu'elle lève les yeux pour autant. Elle se dominait avec une autodiscipline aussi grande que celle d'un malade.
Ils ont alors crié plus fort:
- Alouette.
Plus fort encore:
- Alouette.
La jeune fille a tourné les yeux vers la véranda où se tenaient en haut de l'escalier le père et la mère. C'était eux, il y a longtemps, qui lui avaient donné ce nom d'Alouette, il y a très longtemps, quand elle chantait encore. Ce nom ne s'était plus, depuis, détaché d'elle, elle le portait comme un vêtement d'enfant pour lequel elle était devenue trop grande.
Alouette a poussé un soupir profond, soupir profond devenu chez elle une habitude, elle a rembobiné le coton, l'a remis dans sa corbeille de travail, puis elle s'est dirigée vers la charmille de vigne vierge. C'était l'heure d'y aller, pensait-elle, le train allait bientôt partir, ce soir elle dormirait sous le toit de son oncle, à la campagne, à Tarkö. Elle s'approchait, d'une démarche un peu dandinante.
Un sourire câlin sur leurs lèvres, ses vieux parents la regardaient venir.
Et puis, entre les branches, est apparu tout à coup son visage et leur sourire s'est estompé.
-Nous pouvons y aller, ma douce, a dit le père en baissant les yeux.

 

   
   

 

 

alouette

 

Commander l'ouvrage
sur le site d'Alapage.com

Prix éditeur : 8,99 euros / 59,00 FRF
Prix alapage.com : 8,54 euros / 56,05 FRF


alapage