cinema muet



Le signal d'alarme
de Dezsö Kosztolányi

Quand j'étais petit, j'avais un désir irrésistible: tirer dans le train le signal d'alarme.

Non pas à cet instant où l'exigerait la menace d'un danger. Cela n'avait pour moi aucun intérêt. Sans motif, pour l'acte lui-même, j'aurais voulu tirer le signal d'alarme afin qu'obéissant à la volonté du mioche que j'étais la locomotive, ainsi que le serpent de fer qui la suivait à toute vitesse, s'arrête en rase campagne, afin qu'alors les voyageurs, tout pâles, se mettent tous aux fenêtres et que les cheminots, courant de wagon en wagon et cherchant à savoir ce qui s'était passé, finissent par découvrir que toute cette frayeur avait pour cause le caprice despotique d'un petit garçon.

Mes parents m'expliquaient que ce serait là une action des plus inhumaines, que j'agirais ainsi contre l'ordre public et donc aussi contre moi-même, et que pour ça, en outre, il nous faudrait payer une amende qui serait plus élevée que ne l'était le traitement mensuel de mon pauvre père. La chose à mes yeux n'en était que plus excitante. Et je n'y ai donc pas renoncé. Secrètement, j'ai mis de côté le moindre fillér qu'on me donnait. Mon projet était, fillér par fillér, de ramasser cette somme qu'il me fallait absolument pour pouvoir tirer sans motif le signal d'alarme. J'ai économisé pendant des années. Sans même parvenir à en rassembler la centième partie. J'ai décidé alors qu'un jour, quand je serais enfin "un adulte", enfin "un homme très riche", je le tirerais tout de même, ce signal d alarme, pour mon propre plaisir.

L'autre jour, j'ai pris le train et je me suis retrouvé assis en face de lui Je l'avais sous les yeux, le souvenir m'est revenu du désir ancien. Me voici enfin "un adulte", ai-je pensé, et même si je ne suis pas "un homme très riche", trouver cette somme ne serait pas tellement pour moi un casse-tête. Je saurais également présenter ma défense, attendu que je ne manque pas totalement d'ingéniosité et que je connais les hommes. Mais voilà, je n'étais plus attiré par cette chose pour laquelle j'aurais pu, autrefois, faire tous les sacrifices. Je pensais, moi aussi, comme pensaient jadis mes parents.

A quoi bon le nier, j'étais un peu triste. J'ai regardé de près mon ancien désir. Il était tout pâle, sans couleur, déjà presque sans vie. Je me suis demandé s'il ne serait pas plus raisonnable de réaliser chacun de nos désirs, sage ou fou, au moment où il est encore d'un rouge incandescent. Car ce qui me faisait mal, ce qui continuait de me faire mal, c'était que je mourrai sans avoir tiré une seule fois, sans raison, le signal d'alarme.

 

Extrait de "Cinéma muet avec battements de coeur"
Texte français de Maurice Regnaut
en collaboration avec Péter Adám
Ed. Souffles, Paris 1988, 118 p.




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