theatre et dualite


Il est admis qu'essentiellement le théâtre brechtien est socialité et l'individu, pour lui et par lui, déterminé comme produit-producteur de rapports sociaux. Mais, ordinaire exemple, est-ce vraiment tout un de dire Anna Fierling et Mère Courage ? Une femme énergique, intelligente, courageuse, cantinière avisée ayant eu, pendant la Guerre de Trente Ans, des hauts, des bas, mille aventures et trois enfants et pour finir se retrouvant seule, ruinée, épuisée: Anna Fierling. Mère Courage ? Une femme animée d'une double exigence et qui, voulant sauver, dans la guerre, à la fois son commerce et ses enfants, finit par tout perdre. Il y a d'une part constat, compte rendu, opaque réalité, tandis que d'autre part s'opère une orientation, le champ s'aimante, s'éclaire, et des lignes de force organisent le vécu. Anna Fierling est Mère Courage et ne l'est pas encore et Mère Courage est plus qu'Anna Fierling. Ce rapport entre l'une et l'autre est rapport entre la personne - mode d'existence individuel de rapports sociaux - et le personnage - mode de fonction individuel des mêmes rapports sociaux (1). La construction du personnage est un travail sur la personne, l'établissement de la fonction résulte d'une critique de l'existence et ce travail critique est impossible sans "idées":

"La fable n'est pas simplement constituée par une histoire tirée de la vie en commun des hommes, telle qu'elle aurait pu se dérouler dans la réalité; elle est faite de processus agencés de manière à exprimer la conception que le fabulateur a de la société. Ainsi les personnages ne reproduisent pas purement et simplement des personnes vivantes, ils sont construits en fonction d'idées" (2).


La guerre est une situation qui, pour tous ceux qui veulent "déjeuner avec le diable" et n'ont pas pour ce faire "une grande cuiller", crée une contradiction insurmontable: telle est l'idée, on le sait, et la conséquence théâtrale en est la transformation d'Anna Fierling en Mère Courage. Il est clair, en effet, que la personne Anna Fierling, mère et commerçante, est en tant que telle pure et simple existence et que c'est la situation, conçue selon l'idée, qui, en créant la contradiction entre mère et commerçante, crée le personnage contradictoire de Mère Courage dont la fonction est à la fois de dire et de maintenir cette situation. Mais la contradiction n'est qu'un mode et ce qui importe ici, c'est le rapport nécessaire entre situation et personnage. La conception du fabulateur peut, en droit, ou n'affecter que la fable et chacune des situations, sans incidence sur le personnage qui tend alors vers la personne, ou s'appliquer, par le travail critique, à chaque personne et tendre alors à la résorber entièrement dans le personnage: on parle ordinairement d'existence sans fonction dans un cas, dans l'autre cas de fonction sans existence. Il n'y a, en fait, ni existence pure et ni pure fonction, ni personnage sanspersonne et ni personne sans personnage, il n'y a pas de théâtre sans "idées" et toute situation théâtrale est une réalité critique. On peut dire que le théâtre (ce que Brecht appelle la "reproduction de la vie en commun des hommes" pour des hommes vivant en commun) est cet ensemble situationnel qui crée une double identité, identité de la personne, identité du personnage, et la crée en tant qu'unité essentiellement problématique: il est toujours possible, à partir d'une situation, de construire une autre double identité de personne et de personnage, d'opérer une autre attribution de fonction à l'existence. Une telle unité duelle est au principe de toute dramaturgie et tout personnage, ici le personnage brechtien, peut être défini comme une existence fonctionnelle.




(1) Le personnage est plus que la personne, étant sur elle un point de vue, mais il est moins qu'elle, n'étant qu'un point de vue (toujours récusable) - retour

(2) Bertolt BRECHT: Petit organon pour le théâtre suivi de Additifs au petit organon - Travaux 4 - L'Arche - p.109 - retour


suite




© maurice regnaut



http://www.maurice-regnaut.com