theatre et dualite


Entre la dualité fondamentale et toute autre intérieure au personnage lui-même, y a-t-il un rapport et lequel ? Ce qui fait le personnage de Mère Courage, ce n'est pas la contradiction entre mère et commerçante, c'est l'immuabilité de cette contradiction. Mère Courage n'est Mère Courage que parce qu'elle ne change pas, parce qu'elle est à la fin ce qu'elle est au début: à la fois, impossiblement, commerçante et mère. Cette permanence repose entièrement sur la relation, répétition et différence, entre Mère Courage et la mort de chacun de ses enfants. Mère Courage est sur scène quand meurt hors scène Petitsuisse; elle est hors scène quand sur scène marche à la mort Eilif; hors scène encore quand sur scène Catherine meurt. Simultanéité ou succession font, dans les premier et troisième cas, que l'absence n'est pas ignorance: elle ne l'est que dans le cas d'Eilif. Mère Courage repart donc, à la fin, mère encore: Eilif, pourelle, est vivant. Et pour le public ? La certitude contraire n'existe pas: le public n'est pas sûr qu'Eilif soit mort. Pour Petitsuisse il y a la détonation, pour Catherine aussi, et la vue des corps - pour Eilif, rien. Les témoins ? L'aumônier disparaît, le cuisinier suivra son conseil et ne parlera pas. Mieux même: aussitôt le passage d'Eilif, condamné par la paix, la guerre recommence. Il n'y a donc, pour le public, qu'une probabilité. Probablement la roulotte finira vide d'enfants comme vide de marchandises, mais une incertaine et cependant très forte connivence unit le public et Mère Courage, à la fin, connivence qui fait du changement l'impossible. Une seule fois, au cours de la pièce, la permanence est menacée, quand au tableau 9 le cuisinier propose à Mère Courage de s'installer sans Catherine dans l'auberge qu'il vient d'hériter à Utrecht. La dualité du personnage est alors battue en brèche: une troisième instance surgit face aux deux autres (et Catherine ne s'y trompera pas), la sexualité. Le cuisinier, c'est le dernier homme, et la mère a contre elle l'alliance de la commerçante et de la femme, mais l'amour maternel, Mère Courage n'en est pas quitte. Est ce la mère qui l'emporte et sur qui ? Mère Courage reste à cause de la roulotte, dit-elle et répète-t-elle. C'est vrai aussi, mais elle sait que d'une part jamais Catherine n'accepterait le sacrifice et d'autre part le sacrifice signifierait l'aveu qu'il n'y a plus d'espoir, que Catherine ne se mariera pas, n'aura pas d'enfants, comme Mère Courage le promettait, et Mère Courage lui ment pour pouvoir continuer à mentir. Si la mère, en fait, l'a emporté, ce n'est pas contre la commerçante, c'est contre la femme: ainsi la dualité se retrouve intacte et le personnage identique à soi. Qu'est-ce donc, cette seule fois, qui, pour le personnage, a été menace ? Qu'est-ce donc que proposait le cuisinier ? Ce que le plus communément du monde on appelle un changement de situation. La permanence du personnage est-elle donc liée à la permanence de la situation ? Oui, et la pièce de Brecht est variation sur une situation unique.

Mère Courage, à sa place, est en guerre. Il en va de la guerre comme de toute entreprise: la faire ou ne pas la faire ne dépend pas du jugement qu'on porte sur elle. "Maudite soit la guerre !" dit Mère Courage au tableau 6 et le tableau 7 la montre entonnant l'éloge de la guerre. Contradiction ? La situation (ou "le rapport réel de l'individu aux rapports de production" (3): ici la place de la mère et commerçante dans la production de profit "par d'autres moyens" qu'est la guerre) découpe un site idéologique où l'individu se retrouve sujet (d'un "rapport imaginaire aux rapports de production"), site qui détermine une reconnaissance et une méconnaissance, un aveuglement et une clairvoyance. D'un total aveuglement à la situation, Mère Courage,à l'intérieur du site, est d'une lucidité totale. Lucidité imaginaire et non réelle: toute l'idéologie de Mère Courage est une idéologie "petite-bourgeoise" et ses "valeurs" sont immuables, immuables étant personnage, site et situation. Dénégation et justification, oui et non, ne sont que les deux manières opposées, positive et négative, d expérimenter les mêmes valeurs, d'être le sujet d'une même idéologie - "balancement du pour au contre ", selon les circonstances, sans prise sur le rapport réel. Qu'on aime ou qu'on déteste ce qu'on fait, qu'importe; on le fait (4). Ce site est-il indépassable ? Est-il possible, à l'intérieur d'une idéologie et par les seuls moyens idéologiques, de dissoudre l'imaginaire et d'atteindre la réalité ? Le vouloir, ne serait-ce pas réduire la lutte idéologique à une critique sémantique - et pleurer ou rire, pour finir, de ce que tout un chacun, et pas uniquement Mère Courage, continue à ne pas vivre selon ce qu'il pense ? En fait, le sens n'est jamais sémantique et toute "prise de conscience" s'insère entre deux actes: l'acte qui l'a provoquée et l'acte qui la projettera dans une prise de conscience nouvelle. Agenouillez-vous et vous croirez; ensevelissez le cadavre condamné et, sommée de vous justifier, vous déploierez le plein sens de votre acte. Quel est donc l'événement qui fait qu'au sujet du site idéologique succède l'individu face à sa situation (5) ? Est-ce le changement de situation lui-même ? Il est toujours possible (et "convenable") de passer d'une idéologie à une autre, semblable ou différente, et la reconnaissance nouvelle signifiera nouvelle méconnaissance de la réalité, même aveuglement encore et toujours fonction de la même lucidité. Qu'il y ait ou non changement de situation, l'événement par lequel, en fait, s'opère le passage de l'imaginaire au réel, c'est cet acte pur, cet acte sans acte, et violent, qui fait qu'en réponse à la violence l'individu se sépare du sujet qu'il est, se reporte en ce même mouvement du site vers la situation - c'est, d'une dualité à l'autre, ce qu'on appellera le détournement.

On peut en voir un saisissant exemple à la fin du film de Chaplin: Le dictateur. Cette fin est connue. Avant l'invasion de l'"Autruche", l'armée rassemblée attend le discours de son chef Hynkel; ce n'est pas Hynkel qui monte à la tribune où est inscrit LIBERTE, mais son sosie, le petit barbier juif, qui longuement va exhorterles hommes à combattre pour la liberté et le bonheur; son discours terminé, éclate une immense salve d'applaudissements; le petit barbier appelle alors, par delà la distance, la femme qu'il aime, Hannah, et lui adresse le même message et Hannah, là-bas, entend à la radio la voix qui lui dit: "Regarde, Hannah... l'âme humaine monte, vers l'arc-en-ciel, vers l'avenir glorieux... qui t'appartient, qui m'appartient... qui appartient à chacun de nous... à tous... regarde le ciel, Hannah... as-tu entendu... écoute... " Que s'est-il passé ? La rupture est produite par l'applaudissement de l'armée. Métamorphosée, convertie ? L'histoire interdit cette touchante illusion: l'armée applaudit, puis elle envahira l'Autruche. "Humanisme" et "fascisme" sont-ils donc endroit et envers d'une même idéologie ? En fait, c'est la situation qu'il faut considérer, situation brutale, ici, domination ouverte, aboutie, acceptée, et l'idéologie est devenue mystique entièrement établie et dispensée par le discours du chef, par la parole du Sujet aux sujets. Qu'importe absolument ce qu'Il peut dire, c'est Lui qui parle, Il est l'éternel Reconnu. Quand, après l'instant vide, sur l'écran, pendant lequel retentit, évidence du pouvoir, l'applaudissement, le petit barbier juif brusquement s'adresse à Hannah, le dialogue succède au discours du chef, le rapport entre dictateur et masse dominée fait place au simple rapport d'un couple. L'idéologie semble être la même, elle a changé du tout au tout: de mystique de la puissance, elle est devenue aide amicale, envers et contre tout, partage d'espérance. Inoubliable image où la femme aimée regarde le ciel, le ciel lourd, nuageux, ciel de la Deuxième Guerre Mondiale, où la voix de l'homme aimé dit et redit l'espoir, la certitude - inoubliable cri. Et folle idée, amour et humour fous, que d'employer l'énorme machine de diffusion du discours officiel pour parler à Hannah ! Autre détournement, en somme, et "secondaire" et redoublé: de la radio d'Etat par le petit barbier et, plus profondément, du cinéma par l'homme Chaplin (6). Peut-on dire du détournement qu'il est accession enfin au réel ? Il resitue, on l'a vu, l'idéologie et du même coup en fait la critique en acte et radicale, et pourtant, on l'a vu aussi, il ouvre une nouvelle idéologie. Il est, en fait, a-idéologique, et non pas réel, parce qu'il est a-situationnel. Passage par zéro, il est cette pure rupture, illuminante et vide, par laquelle on voit "quelque chose" en s'en séparant, évidence et non compréhension, vision et rejet étant simultanés (7). C'est le mouvement d'Antigone qui, face au décret de Kréon, se détourne brusquement de sa situation d'orpheline résignée: le "quelque chose" qu'elle voit et rejette, elle le comprendra plus tard en le dénonçant, comme elle comprendra son acte en le justifiant. Le détournement n'est rien que ce mouvement déterminé - par quoi ? - qui libère d'une situation pour une situation nouvelle et c'est par cette libération que se trouve révélé le fait que les dualités idéologiques se ramènent toutes à une seule - laquelle ?



(3) Louis ALTHUSSER: Idéologie et appareils idéologiques d'Etat in La pensée - n.151 - p.24 et sq. - retour

(4) Le caractère positif ou négatif de l'idéologie fait qu'il y a ou non position de classe. - retour

(5) "... la catégorie de sujet n'est constitutive de toute idéologie qu'en tant que toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de "constituer" des individus concrets en sujets." Louis ALTHUSSER: o.c. p.29. - retour

(6) Faut-il rappeler que la mère de Chaplin se prénommait Hannah, qu'elle était juive et que sa santé mentale, après quelques dépressions nerveuses, avait été irrémédiablement ébranlée par les bombardements, à Londres, et par les sirènes, quand les zeppelins allemands surgissaient dans le ciel de la Première Guerre Mondiale ? - retour

(7) Un parallèle entre Le dictateur et Grand-peur et misère Troisième Reich. Les deux oeuvres se terminent sur l'annexion de l'Autriche. Dans les deux scènes finales, même évidence écrasante du pouvoir, même vision et même rejet, mais chez Chaplin: recours au couple et "remplissage" idéologique - chez Brecht: restauration du groupe et quasi maintien du vide du rejet: "Le mieux est de mettre un seul mot: NON !" - retour


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© maurice regnaut



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