theatre et dualite


Aucun détournement pour Mère Courage, elle ne se voit pas autrement. Mais Galilée ? Il y a pour lui cet instant, non reproduit, où il abjure, où s'opère le passage d'une situation à l'autre, d'un Galilée à l'autre. Avant: le savant "idéologique", avec sa méthode et son rire, son expérimentation et sa foi (l'esprit humain ne peut pas résister à la séduction d'une preuve, la vérité triomphe toute seule, croire en la raison, etc.), avec sa nouvelle parole vérifiée étrangère à la parole ancienne et fausse, avec son aveugle lucidité. Après: l'homme d'une dualité qu'on dira moderne et qui sait que "la vérité est concrète", que l'ère nouvelle est effectivement commencée, mais que la question de savoir si on peut atteindre la vérité est une question pratique, une affaire quotidienne, et qu'il ne s'agit pas de confronter le vrai au faux, mais plus banalement de passer une frontière avec la vérité sous son manteau. Entre avant et après: l'instant où Galilée se sépare de ce qu'il était et le voit (il ne fera plus tard que comprendre le sens de cette vision, que tirer de cette chute du savant idéologique une critique de l'idéologie scientifique), l'instant où il va s'établir dans la situation nouvelle et devenir l'homme de deux paroles - l'une qui était, qui est toujours la sienne, l'autre qui ne l'était pas, qui ne peut pas l'être et que pourtant il s'entend prononcer -, l'instant où se produit, évidence en lui du pouvoir, cette défaillance du corps qui fait qu'il se détourne. L'abjuration de Galilée est en effet le péché originel de la science et ce péché, c'est pour la science d'être née idéologie: au premier choc avec le réel, c'est-à-dire avec le pouvoir, cette idéologie a volé en éclats et la conséquence de l'échec est on ne peut plus actuelle. Et pourtant, si on pose la question du pouvoir et non plus de la science, alors seulement le sens de l'abjuration se découvre en sa pleine actualité et la science, avec sa certitude objective, ne rend que plus clair (que plus scandaleux au regard idéologique) ce que chacun vit en trop quotidienne permanence pour avoir chance de le "réaliser": le pouvoir signifie non pas uniquement, en dernière instance, duel de classes, mais aussi dualité interne, en chacun, de ce qu'on appellera public et privé. Ce pouvoir, qui n'apparaît en toute lumière qu'à l'instant de ce détournement qu'il détermine, est le pouvoir d'Etat et l'abjuration de Galilée, cas exemplaire, est dans cette lumière origine de la nouvelle interne dualité, du péché moderne. Non que la dualité elle-même date de l'abjuration: l'Etat, on le sait, a toujours existé et son pouvoir a toujours signifié deux hommes en un même, mais tant que les communautés humaines n'étaient pas totalement socialisées, tant que l'Etat ne pouvait pas se constituer en Sujet absolu, la dualité n'était que duplicité, affaire morale. On le sait aussi, la bourgeoisie a été la première à assurer la socialisation totale et elle n'a eu, pour fonder son Etat, qu'à parfaire celui que l'ordre féodal avait renforcé par nécessité défensive. Et l'abjuration de Galilée est contemporaine de cette totale socialisation, de cette étatisation absolue: on peut parler d'origine de la dualité en ce sens que celle-ci aussi devient absolue et totale, non plus affaire morale, mais affaire politique et fondamentalement. "Malheur au pays qui a besoin de héros", malheur en effet, car c'est alors déjà trop tard: la machine étatique est en place qui soumet tout, qui ordonne tout, et quand même le héros serait possible, il ne pourrait que choisir ou le néant ou le poste de commande. En fait, le cri de Galilée résonne sur tout destin moderne: l'héroïsme n'est rien qu'une nostalgie, une survivance de la société morale dans la société politique - et l'antihéroïsme, hérité lui aussi de la société morale, est dans la société politique la conséquence de la dualité public-privé. Le pouvoir étatique, en effet, crée à la fois, simultanément, public et privé et les crée opposés l'un à l'autre: à l'intérieur d'une même situation, l'un dit oui à la reconnaissance et l'autre non.

En l'absence de l'issue réelle qui serait changement situationnel, destruction de l'Etat, le privé est instance résistante, indéfiniment à délimiter, sinon à soumettre, puisque indéfiniment renouvelée, et son destin est clandestin. "Efface tes traces" dit Brecht à l'habitant des villes du XXème siècle: l'antihéros refuse de tomber dans le piège du pouvoir, refuse d'être jugé. Absolue, la dualité est aussi totale. Elle affecte tous les individus socialisés, qu'ils soient des classes dominées ou de la classe dominante: on ne voit pas l'abjuration de Galilée, mais est montrée celle de Barberini - comment l'Inquisiteur, comment le pouvoir crée la dualité du mathématicien et du Pape. Lié au profit pour la classe dominante, au détriment pour les classes dominées, le "malheur de la conscience" est le même en l'une comme en l'autre, au même service du même pouvoir. Que se passe-t-il dans ce tableau fameux de l'habillage du Pape ? La création d'une double dualité. A partir du personnage antérieur Barberini, réduit ici à la personne qu'il impliquait, personne elle-même prise au "degré zéro ", se construit rituellement, sous la direction du maître de cérémonie, le nouveau personnage d'Urbain VIII. Simultanément, sous la direction de l'Inquisiteur, s'accomplit le partage entre l'homme public qu'est le Pape et l'homme privé, le mathématicien. Ces deux dualités ne sont ni identiques, ni analogues, ni parallèles: d'ordres différents, elles sont ici une seule et même opération, un seul et méme fait bidimensionnel. De même pour Galilée. Avant l'abjuration, il est un personnage qui tend vers la personne, vers une pure existence sans fonction (en dehors de celle que lui confère la fable), sans contradiction, sans dualité (c'est pourquoi il vend la lunette, c'est pourquoi il va à Florence), une "nature" de savant vivant et proclamant son idéologie scientifique, nature gourmande et de corps et d'esprit, voluptueuse en tout, curiosité heureuse. Après: il est un personnage qui tend à ne plus être une personne, il est une fonction presque sans existence (on ne le voit plus faire son travail de savant), sorte de fonction pure qui se dit par l'acte même de l'autocritique et de l'exégèse pieuse, acte double du tableau 14. Si le personnage est un point de vue sur la personne, Galilée est enfin personnage, c'est-à-dire fonction critique, après que l'abjuration a créé à la fois le sujet et l'objet de la réflexion, le premier Galilée dont le deuxième s'est détourné et le deuxième Galilée qui reprend et repense le premier, se construit à partir de lui. Mais en même temps l'abjuration a instauré une autre dualité. Avant: la non-division, la non-connaissance du pouvoir, ce qu'on peut appeler l'innocence politique de Galilée - innocence qui fait dire à Barberini: "Reprenons notre masque. Pauvre Galilée, qui n'en a point " (8), innocence qui rend Galilée aveugle à l'ennemi autant qu'à l'ami, innocence, ne soupçonnant en rien le oui et non, qui ne sait que le oui ou non et qui, donc, durant huit ans se tait pour soudainement crier victoire à l'élection du mathématicien Barberini. Après: l'homme du oui et non, à la fois le commentateur diurne des Ecritures et le copiste nocturne des Discorsi, l'exégète du repentir et l'autocritique idéologique. Et c'est cette double dualité qui régit la grande déclaration finale de Galilée: l'autocritique, on l'a vu, est le fait du personnage et la critique en elle est le fait de l'homme divisé, au point que la nouvelle idéologie de la "trahison", de la "coupure" entre les savants et l'humanité, de la déontologie impossible, exprime en fait la dualité du public et du privé créée par le pouvoir. Cette dualité-ci, c'est donc elle qui est péché originel du savant en tant qu'homme, homme de l'Etat moderne absolu et total, c'est donc elle qui fait de ce péché une "chute". Avant elle, il y avait cette innocence, cet état de nature curieuse, ce paradis idéologique d'où l'homme Galilée a été expulsé. Avec elle et par elle, il y a pour l'homme Galilée, en un premier sens, dans une même réflexion, due au pouvoir, sur le pouvoir, l'accession au savoir de soi-même et au savoir politique à travers une autocritique qui est constat, perte de paradis, et rationalisation d'un désir et d'un désespoir de retour, qui est, au plus profond comme au plus explicite,élégie de la connaissance. En un autre sens, en dehors de la réflexion idéologique, il y a pour l'homme Galilée l'expérience nouvelle de la dualité, la pratique du privé comme possibilité face au public, la quotidienneté du vrai - le conseil qu'Andrea suivra en faisant passer la frontière aux Discorsi. On peut dire que l'autocritique de Galilée est la dernière manifestation, la dernière présence de l'ancien Galilée dans le Galilée nouveau, autrement dit le retour contradictoire, par l'utopie critique, au paradis idéologique, alors que sa pratique de copiste nocturne et son conseil à Andrea sont les premiers actes du Galilée nouveau à partir de l'ancien. Andrea le sait, qui se demande au fond que faire du grand discours de Galilée:

"Pour votre appréciation de l'auteur dont nous parlions, je ne sais quoi vous répondre. Mais je ne puis imaginer que votre analyse accablante soit le dernier mot" (9).


La leçon qu'Andrea retient, c'est celle du combat privé, et continuant les premiers pas du nouveau Galilée, il devient personnage d'un autre théâtre (10). Galilée, lui, reste inclus dans la problématique originelle: théâtralement, par un détournement forcé qui est chute, par une confrontation brutale avec le pouvoir et sa question, il est naissance d'une double dualité, en tant que personnage critique de soi-même, en tant également qu'homme privé destiné par la politique à la politique, à la maîtrise concrète.



(8) Bertolt BRECHT: La vie de Galilée - Théâtre complet III - L'Arche - p.65.
Barberini a dit à Galilée: "Vous aussi, mon cher, pour paraître ici, vous auriez dû prendre le déguisement d'un inoffensif exégète des vérités établies. C'est mon masque qui m'autorise aujourd'hui à quelque liberté."
La situation de Galilée au tableau 14 fait cruellement écho. - retour

(9) Bertolt BRECHT: o. c., p.111. - retour

(10) La "ruse" de Galilée: "idéologie appliquée", opportunisme d'une méconnaissance, expédient d'une naïveté. La ruse au sens brechtien est celle d'Andrea - celle de Pélagie Vlassova. Pas d'élégie de la connaissance, pas d'utopique retour, dans La mère, mais l'action quotidienne réfléchie, le développement de la lutte concrète, le seul problème du pouvoir. - retour


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© maurice regnaut



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