theatre et dualite


La vie de Galilée met en question l'origine historique de la dualité, La bonne âme de Sé-Tchouan son origine imaginaire. Le grand absent de La bonne âme, c'est le pouvoir. Un policier est là, mais à qui rend-il compte ? A la fin, quand surgit l'appareil judiciaire d'Etat, ce sont les dieux qui siègent au tribunal. Le procès de Chen-Té, en effet, c'est le procès d'une société de classes au nom de sa religion, de sa morale, à l'exclusion de toute autre loi, à l'exclusion de l'Etat. Le seul, le grand problème est ici le rapport entre morale et puissance économique, entre économie et idéologie. Aucune question proprement politique, aucune dualité du public et du privé. Si la dualité fondamentale du personnage et de la personne se double cependant d'une autre, celle-ci ne peut être que d'un autre ordre - lequel ?

Chen-Té, Choui-Ta, être les deux: le problème ne se pose qu'à partir d'une situation qui se définit par une pure puissance économique, par un commerce de tabac. Cette situation étant la même pour Chen-Té et Choui-Ta, le rapport entre eux dépend du rapport entre cette économie et chacune de leurs deux idéologies. Idéologies qui renvoient à cette question: qu'en est-il de l'idéologie morale de la puissance économique dans une société de classes ? Qu'en est-il de la bonté ? Dire que la bonté, en un premier temps, ne fait pas problème pour Chen-Té, c'est dire qu'il y a pour elle lien nécessaire entre économie et morale, entre production et bonté, lien tel qu'elle concoit bonté et production comme identiques (11). En un deuxième temps, il lui faut répondre: bonté envers qui ? Etre à la fois bonne envers autrui et bonne envers elle-même, elle n'a pas pu, déclarera-t-elle aux dieux du tribunal. Dans la société de classes, sur la base d'une situation productrice de profit, être bon envers soi est la morale positive, celle de l'exploiteur, l'idéologie juste qui fait qu'il y a position de classe; être bon envers autrui est la morale négative, celle de l'exploité. Cette morale, ce rêve de production altruiste, elle est le fait de la Chen-Té pauvre (la charité, dirait un Nietzsche, étant l'hallucination du pauvre et du faible, le miroir faux, le piège tendu au fort et au riche), elle est la morale de Chen-Té avant que soit créée la situation économique de profit. Dans sa situation nouvelle de "riche ", Chen-Té va conserver sa morale de "pauvre ", va se prendre au piège de sa propre idéologie. Telle est son erreur: nepas avoir l'idéclogie de sa puissance économique, ne pas avoir une position de classe et faire preuve ainsi de ce que Brecht appelle ailleurs inconséquence (12). Choui-Ta est le correcteur de cette inconséquence, il est celui qui rétablit le rapport juste, direct, entre économie et idéologie. Il reprend à son compte, ce faisant, tout ce qu'a produit la situation, tout, c'est-à-dire aussi la bonté de Chen-Té, au sens qu'elle lui donnait: ainsi le tabac mis en dépôt, ainsi le chèque du barbier, ainsi l'armée de main-d'&brkbar;uvre rassemblée autour d'elle, ainsi l'homme qu'elle aime, tout ce qui était bonté devient marchandise, ce qui est encore de Chen-Té, mais pour soi et non pour autrui, ce qui est de Choui-Ta. La fabrique de tabac elle-même est au fond le fait de Chen-Té, une manière pour elle de montrer ce dont elle est capable, mais ce ne sera pas, rectifie Choui-Ta, au profit des autres. Au profit de soi, c'est-à-dire de qui ? De Chen-Té devenue Choui-Ta et d'elle seule ? Deux fois Chen-Té devient Choui-Ta, mais la naissance de la dualité n'a lieu vraiment que la troisième fois: Chen-Té reste Choui-Ta, non pour elle, mais pour l'enfant qu'elle attend. La maternité fixe à la fois dualité et situation. Ce n'est pas seulement Chen-Té qui se fait définitivement Choui-Ta, c'est aussi la situation qui définitivement s'accomplit: l'ouverture de la fabrique de tabac parachève en effet la situation précédente dans la mesure où l'économie s'établit alors radicalement comme production. Ainsi la production, libre destin de la bonté selon Chen-Té, devient selon Choui-Ta fondement nécessaire du profit: l'accomplissement de la situation et l'accomplissement de la dualité ne sont qu'une seule et même réponse à la question nouvelle, à la question autre, posée par la maternité. Les deux premières fois, l'accomplissement n'avait pas lieu parce qu'il n'avait pas encore de sens, parce que son sens n'était pas encore révélé. Cette révélation est le fait du détournement maternel. Avant lui, rien ne pouvait décider, pas même l'amour, et le mariage échouait. Après lui, avec l'apparition de l'"enfant sans père", tout se stabilise et s'approfondit et s'éclaire. La nouvelle économie est production pleine, non pas pour les autres, non pas même pour Chen-Té-Choui-Ta, mais pour Chen-Té et l'enfant qui ne peut être qu'un fils. Sous la dualilé manifeste, une autre impose toute réponse, une autre seule est vérité: le couple de la mère et du fils. Couple, dans La bonne âme, imaginaire. Et l'appel final de La bonne âme, à l'intérieur de la fable - et de l'imaginaire brechtien - a pour vrai sens: que faut-il pour que mère et fils soient un couple heureux ?

Chen-Té devient Roi du tabac pour son fils comme Pélagie Vlassova distribue des tracts pour Pavel, commela même Pélagie organise une école pour un autre Pavel (le chômeur Pavel Sigorski), comme la Mère Carrar prend un fusil pour Juan: le couple de la mère et du fils agit dans tout le théâtre de Brecht. Dire que la mère est chez Brecht la figure centrale est contestable dans la mesure où c'est fausser et masquer le rapport essentiel, celui de la mère et du fils, mais il reste qu'en ce rapport, c'est bien la figure de la mère qui fait problème et c'est bien d'elle que tout dépend. Comment évolue ce rapport en fonction de la mère et quel est le sens de cette évolution ? On a coutume de répéter que Brecht donne à "voir un aveuglement ", qu'il offre au spectateur la possibilité de changer par réflexion sur le destin d'un personnage qui ne change pas. Cet aveuglement, cette immuabilité, c'est le fait du théâtre de l'exil, peut-être même de la seule Mère Courage, Homme pour homme, La mère, Sainte Jeanne des abattoirs, autant d'exemples d'un théâtre qui, jusqu'en 1933, est au contraire une dramaturgie du changement, une mise en oeuvre de cette idéologie de la transformation pratique de l'homme et du monde que professe et déclare L'importance d'être d'accord. De même, après 1945, Antigone, Les jours de la Commune. S'il y a un théâtre du non-changement, il se place entre ces deux dates, et les problèmes essentiels qu'il soulève, à propos du rapport de la scène à la salle, peuvent se ramener à ce qu'on appellera le paradoxe du réalisme brechtien: si la scène qui montre un non-changement est réaliste, la salle ne l'est pas - si la salle qui change est réaliste, la scène ne l'est plus. La réponse toute trouvée dans la théorie du théâtre scientifique qui fait de la vérité artistique, sur le modèle de la science, une critique, une correction de l'erreur, en fait ne répond rien: elle donne la théorisation du fait, non son explication. Si on considère ce théâtre en son temps, c'est-à-dire en fonction des rapports, du mode de sa production, il apparaît simplement que la salle n'existe plus, que seule reste la scène et qu'elle est bien reproduction de la réalité: la société allemande à l'époque hitlérienne, société arrêtée, fixée, fermée à tout changement. Ce qui était unité possible entre scène et salle, cohérence réaliste, avant 1933, a totalement disparu: la théorie du théâtre épique voit sa pratique esthético-sociale s'évanouir et du coup elle se referme sur elle-même, elle aussi, elle devient seul imaginaire recours, absolue négation de la catastrophe absolue. On se fait souvent une image trop "souveraine" de Brecht: ce réalisme paradoxal de la maturité, de l'exil, est en fait une critique du désespoir. Ce monde que la scène reproduit est réel, le sens de la reproduction est "un seul mot: NON !". Non à la destruction, non au malheur, malheur de tous, malheur de la mère et du fils - et oui à la bonté. On l'a vu dans La bonne âme, on le voit plus clairement encore dans Le cercle de craie caucasien ("Elle est terrible, la tentation de la bonté" dit le récitant avant que Groucha n'emporte l'enfant), la bonté, en dernière instance, est chez Brecht l'amour maternel. La période où la dramaturgie brechtienne se clôt et se fixe et se fait totale exigence est donc celle aussi où le couple profond, du centre même de l'imaginaire, exige une solution totale, définitive. Cette solution, Le cercle de craie la fournit. La mère qui jusque là luttait pour son fils va connaître pour lui, avec lui, la victoire désirée: à la fin du Cercle, la mère et le fils sont enfin couple heureux. Dans La mère, Pélagie Vlassova lutte pour Pavel, avec lui, puis sans lui: la victoire finale de la Révolution apparaît comme celle, après l'échec, de la mère mythique, comme le triomphe posthume du couple disparu, disséminé. Dans Les fusils de la Mère Carrar, l'absence, la mort, est nécessaire aussi pour que la mère décide de lutter, de retrouver le fils en se retrouvant dans le même combat. La lutte pour une même cause est ce substitut au bonheur du couple qui d'une certaine manière le rétablit: La mère et Les fusils de la Mère Carrar sont tributaires toutes deux de l'idéologie de la "troisième chose" (13), médiation transcendant l'absence en présence, la séparation en communion, héritage religieux. Plus de "troisième chose" dans Mère Courage, plus de cause commune, plus de lutte, mais l'accomplissement lent, fatal, de l'échec, mais le malheur irrémédiable du couple mère-fils dans le monde. Et c'est cette terrible évidence de Mère Courage qui permet d'entendre en sa profondeur, en son urgence, le cri de La bonne âme. Chen-Té lutte et luttera pour son fils, mais comment briser cette loi qui veut que la mère luttant pour le fils peut vaincre peut-être, mais dans ce cas sans lui, et ne peut en tout cas, avec lui, connaître que l'échec ? Est-il possible que la mère accède avec le fils à la victoire, que le couple réalise ensemble son désir de bonheur ? Trouver une solution, "il le faut": en ce sens, Le cercle de craie est la réponse à la question de La bonne âme. Et cette réponse a de quoi surprendre: la mère heureuse avec le fils est la mère qui n'est pas la mère. Changer de mère, voilà ce qu'il faut. Plus exactement ce changement est double: la mère est autre que la mère et elle est en même temps d'une autre classe sociale. Il y a passage de la mère selon le droit à la mère selon le travail et de la mère appartenant à la classe exploiteuse à la mère appartenant à la classe exploitée, de la mère riche à la mère pauvre. Or, ce second passage avait déjà lieu avant Le cercle de craie. Dès Tambours dans la nuit, le refus du père est refus d'une certaine aisance matérielle, d'un certain profit, et par la suite, Pélagie Vlassova, la Mère Carrar, Mère Courage, Chen-Té, chaque mère est seule avec son fils sans père et chaque mère travaille (14). Et chaque fois le bonheur est absent. Le fait que, même exploitée, la mère reste la mère apparaît comme une sorte de malédiction. Cette malédiction, c'est le rapport qui se maintient toujours avec l'autre classe, celle des exploiteurs, que ce rapport soit d'hostilité dans le cas de Pélagie Vlassova et de la Mère Carrar ou de complicité dans le cas de Mère Courage et de Chen-Té. Cette dernière, en devenant Choui-Ta, va même jusqu'à être à la fois "ange des faubourgs" et industriel, à la fois mère et père. Il y a lien originel entre maternité et société de classes et dire non au père demeure vain, car l'attachement à la mère signifie, malgré tout, rattachement à une classe et retour fatal de la puissance paternelle à travers la tendresse maternelle elle-même. Cette tentative de retrouver la mère dans le même combat, pour la même cause, de la prendre en une autre classe que la classe d'origine, ce désir en somme d être uni à la même mère dans un milieu autre ne peut être heureux, ne peut aboutir. Changer la mère de classe sociale ne suffit pas, il faut changer de mère. Dans Le cercle de craie, la mère riche est déboutée, elle qui est la riche, elle aussi et surtout qui est la mère, et le lien enfin est ainsi rompu avec la classe d'origine. Parce qu'elle n'est pas la mère, la nouvelle mère a partie liée non plus avec la société de classes, mais avec la societé sans classes, ceci autant par sa situation économique indépendante que par le droit nouveau que pour elle Azdack, à sa manière, déclare et que le Récitant, à l'épilogue, annonce - économie et droit qui sont tous deux le fait de la société kolkhozienne du prologue. Parce qu'elle n'est pas la mère, la nouvelle mère, Groucha, peut enfin s'unir à son fils Michel, danser avec lui (15). Surprenante, la réponse du Cercle de craie (où par l'épique est rationalisé le mythe de la Vierge à l'enfant, Vierge-Mère, rationalisation lui-même du désir) ne l'est nullement: changer de mère permet seul de tourner l'interdit, de réaliser l'union incestueuse. Ainsi parler de la mère brechtienne, c'est parler de l'inceste entre mère et fils et de son destin. On peut reprendre, en effet, et conclure en donnant son plein sens à la conception de la société comme nouvelle nature. On dira que chaque tentative de la mère et du fils pour être ensemble sans le père est malheur et mort, du fait qu'iln'y a pas de mère possible sans le père, sans la société qui est sienne, sans sa puissance de mort et de malheur: être deux, on le sait, c'est être trois, et la malédiction, c'est l'interdit. Pour lever l'interdit, il ne suffit donc pas de fuir le père ailleurs avec la mère, il faut fuir la mère elle-même (ou plus exactement, en toute innocence, être abandonné par elle) afin de la retrouver autre en un autre monde: plus rien ne s'oppose alors au bonheur du couple mère-fils. La force profonde de la dramaturgie brechtienne vient peut-être de cette union interne, totale, violente, en cette figure centrale de mère et donc en toutes, entre manifeste et latent, entre désir et politique, entre la critique révolutionnaire d'une société de classes patriarcale et le rêve de l'inceste heureux du fils avec la mère. Et cette dualité du rêvé et du fait, ce partage sexuel, est la troisième composante essentielle de toute dramaturgie.



(11) "Sans doute les gens aiment-ils montrer ce dont ils sont capables, et comment le montrer mieux qu'en étant bons ? La méchanceté n'est qu'une sorte de maladresse. Chanter une chanson, construire une machine ou planter du riz, c'est ça, au fond, être bon." Bertolt BRECHT: La bonne âme de Sé Tchouan - Théâtre complet V - L'Arche - p.44. - retour

(12) Dans l'histoire de Monsieur Keuner ci-après:

Monsieur K. et la conséquence

Un jour, Monsieur K. posa à l'un de ses amis la question suivante: "Je fréquente depuis peu un homme qui habite en face de chez moi. En ce moment je n'ai pas envie de le voir; mais il me manque aussi bien une raison de rompre qu'une raison de le fréquenter. Or j'ai découvert que dernièrement, quand il a acheté la petite maison dont il n'était auparavant que locataire, il a fait abattre aussitôt un prunier qui était devant sa fenêtre et lui prenait la lumière, bien que les prunes ne fussent qu'à moitié mûres. Faut-il prendre ceci au moins comme prÉtexte, ou comme raison profonde, au moins, de rompre avec lui ?"
Quelques jours plus tard, Monsieur K. dit À son ami: "J'ai maintenant rompu avec le gaillard. Figurez-vous que depuis des mois il avait exigé de l'ancien propriétaire que l'arbre qui lui prenait la lumière fût abattu. Mais le propriétaire n'en faisait rien, car il voulait avoir les fruits. Et maintenant que la maison est entre les mains de mon personnage, il fait abattre l'arbre encore chargé de fruits verts ! J'ai rompu avec lui à cause de ce comportement inconséquent. " Bertolt BRECHT: Histoires d'almanach - L'Arche - p.148-149. - retour

(13) Bertolt BRECHT: La mère - Théâtre complet lll - L'Arche - p. 196. - retour

(14) Mère Courage est et reste mère, on l'a vu du seul Eilif son "préféré". - retour

(15) Bertolt BRECHT: Le cercle de craie caucasien -Théâtre complet I - L'Arche - p.107. - retour

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